11 – Pascal et le Christ.

retrouvez ICI un extrait de la conférence

Le Christ nous emmène plus loin que Dieu dans le domaine de la pensée.

Pour comprendre cette dimension du Christ et ce qu’est une morale créatrice, nous allons :

Premièrement, revenir sur Berdiaev,

Deuxièmement, aborder la relation entre Dieu et la philosophie,

Troisièmement, aborder la relation entre le Christ et la philosophie,

Quatrièmement, observer la spécificité de Pascal dans sa relation avec le Christ et avec la philosophie.

Retour sur Berdiaev

Berdiaev a mis la Personne humaine au cœur de sa pensée et il y a chez lui une relation, presqu’une confusion, entre la Personne et Dieu. Pour lui, faire l’expérience de la Personne,  faire l’expérience de Dieu et par là même faire l’expérience de la pensée et de la philosophie, c’est la même chose parce que ces trois expériences nous sortent de la banalité et de la misère de l’existence.

Ce qui caractérise l’expérience la plus extraordinaire de l’existence, c’est l’existence elle-même lorsqu’elle se révèle à nous dans  sa relation à l’infini. Je me sens vivre, je sens vivre quelque chose d’infini à l’intérieur de moi-même, et tout d’un coup, j’ai la réponse à la question de ma situation dans le monde, du sens de mon existence, je sais pourquoi je suis là, je suis venu pour ce moment où l’existence se révèle à elle-même à travers moi dans une gloire infinie.

Il y a là quelque chose de fondateur pour Berdiaev. Cette expérience est aussi bien l’expérience du Moi, que celle de la liberté et que celle de Dieu, les 3 choses étant en relation. Je vis banalement, et tout d’un coup, je passe de l’autre côté de l’existence pour voir que ma vie est en relation avec un être infini, je comprends alors ce que Dieu veut dire parce que Dieu me parle dans l’intime et qu’il y a une relation entre l’intime et Dieu. Quand je fais l’expérience de Dieu, je fais l’expérience de moi-même et inversement.

 Quand je fais l’expérience de Dieu et de moi-même, je suis dans la liberté et je découvre que l’existence n’est pas limitée par la mort, mais qu’elle est fondamentalement ouverte. Il y a du fondamentalement vivant dans l’existence, c’est Dieu, c’est l’intime de moi-même et c’est la liberté. Nous pouvons alors comprendre la relation entre l’expérience religieuse et l’expérience de la pensée. Le romantique allemand Novalis nous dit : « La prière est à la religion ce que la pensée est à la philosophie. » Prier et penser, c’est la même chose, c’est quelque chose que les grecs anciens sentaient, que les Russes sentent et que la métaphysique occidentale a senti à certains moments de son existence.

C’est quelque chose que le monde moderne est incapable de comprendre, nous avons totalement perdu cette dimension de l’existence et c’est un drame terrible pour la culture en général et pour la philosophie en particulier. Berdiaev a toujours voulu témoigner de cette dimension créatrice de la pensée à travers le 20ème siècle, en particulier à travers un engagement politique, social et humain fondamental. Pour Berdiaev, cela devrait être le cœur de toute relation sociale, politique et économique. C’est fondamentalement le sens que devrait avoir une démocratie,  cela ne devrait pas être une démocratie économique mais une démocratie spirituelle.

Or, le gros problème, c’est que nous sommes dans une démocratie consumériste, économique et individualiste et non pas dans une démocratie spirituelle. C’est quelque chose qui met en danger l’existence même de la démocratie. Bergson disait : « La démocratie est née du désir de protéger les individus et elle périra à cause de l’égoïsme des individus. » Seule une profonde spiritualité ouvrant sur la Personne et transcendant l’individualisme économique et consumériste est capable de donner du sens à la démocratie. Ceci dans la mesure où on appelle démocratie ce régime politique qui essaye de donner à chacun la possibilité de pouvoir faire l’expérience de la vie, et en particulier de lui-même, grâce à des moyens liés à la prospérité économique, à la liberté politique, à l’éducation et à la culture.

La démocratie n’est pas finie, elle commence. Nous n’imaginons pas ce que pourrait être une démocratie spirituelle, et peut-être, cela sera-t-il le grand enjeu politique de demain pour notre monde.

Dieu et la philosophie

C’est aussi quelque chose que les philosophes contemporains ne comprennent pas mais que les philosophes anciens comprenaient très bien. En dehors d’une réaction contre le christianisme occidental et le dogmatisme qui a pu être le sien, je n’arrive pas à  comprendre comment on peut couper ses racines de la dimension divine de l’existence. Simone Weill disait : « Personne n’a jamais mieux parlé de Dieu que Platon. » Ce qui caractérise Platon et Aristote, c’est tout simplement l’idée que quelque chose est ce qu’il est, et que ce qui fait que quelque chose est ce qu’il est, c’est la Personne divine qui est une Personne infinie.

Aristote explique que la plus belle preuve de l’existence de Dieu, c’est l’existence du monde, parce que derrière le monde, il y a le principe agissant qui fait que ce qui est, est ce qui est. Platon nous dit que les choses sont ce qu’elles sont parce qu’il y a quelque chose qui les maintient dans leur noyau d’être, dans leur identité fondamentale et qui font qu’elles peuvent exister.

Faire l’expérience de la pensée, c’est faire l’expérience que la vie n’est pas simplement la vie des apparences, et que derrière les apparences, il y a un noyau d’être qui fait que les choses sont ce qu’elles sont. Lorsque je suis capable de regarder les choses avec cette présence agissante derrière elles, je les vois. Nous avons ici la nécessité profonde de passer par Dieu pour pouvoir voir et penser. Les penseurs du 17ème siècle disaient : « Pour pouvoir exister dans le monde sensible, je suis obligé de passer par Dieu. » Si vous dites cela aujourd’hui, à vos contemporains, ils vont penser que vous êtes fou et ils ne comprendront pas ce que vous dites. Or, c’est d’une logique très profonde.

Si nous pouvons être dans un lieu précis, c’est que ce lieu se trouve à un endroit précis, à Paris par exemple, et que Paris est en France, que la France est  en Europe, que l’Europe est sur la terre, que la terre fait partie du système solaire qui est dans notre galaxie, que cette galaxie fait partie d’un système dans lequel nous nous trouvons et nous percevons qu’il y a, au delà encore, la croissance infinie de l’existence. Cela veut dire que nous avons le sentiment d’être à un endroit précis parce que nous percevons la relation entre la partie et le tout et que nous sommes contenus par un contenant. Cela fait que nous savons où nous sommes et que nous ne sommes pas désorientés.

Si je suis assis là et que je peux prendre un café, c’est que quelque part, en moi-même, j’ai la conscience d’une relation entre le tout et la partie. Si je n’avais pas cette conscience, je serais totalement désorienté et je ne pourrais même pas m’asseoir et lever la tasse de café pour l’amener à mes lèvres. Cela nous montre que quelque part, cet invisible qui est Dieu et cette présence qui parait totalement abstraite est la chose la plus concrète qui soit au monde.

Pour avoir l’idée du concret, j’ai besoin d’avoir l’idée de l’infini. C’est une chose qui se vérifie au niveau de la sensation, une sensation est infiniment existante, elle touche mon cœur et mon être bien au-delà d’une simple information qui vient frapper ma rétine, mes oreilles ou ma sensibilité. Nous comprenons ici la relation qu’il y a entre Dieu, l’infini et les choses les plus concrètes de l’existence. Il y a quelque chose qui fait que tout d’un coup, cette chose est cette chose, ce  lieu est ce lieu, et ceci rentre en résonance avec le principe agissant dans le tout qui est aussi agissant dans les parties. Cela débouche sur quelque chose d’infiniment vivant et là est le génie du paganisme qui a ce sens de l’infiniment vivant et de Dieu dans le cosmos. Le Dieu des païens est un Dieu cosmique qui est magnifique.

Il y a quelque chose de magnifique dans le Dieu païen de Platon et d’Aristote. Nous communion avec ce Dieu païen chaque fois que nous avons une expérience positive et créatrice de la nature. Nous ressentons quelque chose qui remercie et qui loue Dieu pour la grâce et la beauté du monde.

Le Christ et la philosophie

Il y a deux manières de faire la relation entre le Christ et la philosophie :

La manière antique en suivant Spinoza

La manière moderne, en suivant Descartes, Pascale et Berdiaev.

La Manière antique

Spinoza a dit une chose extraordinaire, il a dit que dans toute l’histoire de la philosophie le Christ a été le seul philosophe. Spinoza a la même définition du Christ que les musulmans. En Islam, on pense que le Prophète est l’ami de Dieu mais que le Christ est l’Esprit de Dieu. Il dit cela parce que le Christ est l’entendement infini, passer de Dieu au Christ, c’est passer de Dieu à l’Homme divin et à l’Homme infini. Spinoza qui est très critique à l’égard de l’homme, pense néanmoins qu’un homme infini est possible et que cet homme infini a été le Christ.

Il faut imaginer ce que cela peut avoir d’audacieux de sa part d’en arriver là. Il l’a payé très cher, puisque c’est la raison profonde de son exclusion de la synagogue. Le Christ chez Spinoza, c’est l’entendement infini, c’est l’infini de Dieu fait homme et c’est l’accès de l’homme à l’entendement infini.

Bouleversé par le suicide d’un de ses élèves, Alain écrit :  « Comme la fraise a goût de fraise, la vie a goût de bonheur » et il ajoute : « La vie n’est pas bonne pour ceci ou pour cela, la vie est bonne parce qu’elle est bonne. » Là nous sommes dans la liberté infinie et dans le point de jonction avec le divin.

Ce qui fait que je connais l’état amoureux, c’est qu’à un moment, j’aime sans calcul, j’aime pour la beauté et la liberté de l’Amour. On reconnaît que l’on est amoureux à une seule chose, c’est qu’on est amoureux. Tout d’un coup on aime, on ne sait pas pourquoi, mais on aime. A un moment, on est dans l’infini, l’infini, c’est le rapport de la chose avec elle-même. Autrement dit, l’infini n’est pas une énorme quantité de chose, mais c’est ce qui se passe lorsqu’on a affaire à la chose elle-même. L’Amour est une expérience de l’infini, quand nous sommes dans l’amour, nous sommes dans la liberté, nous sommes en Dieu, nous sommes dans l’infini.

Pour Spinoza, le Christ est l’unique philosophe parce que  la pensée du Christ, c’est cela, c’est l’Amour pour l’Amour, la Beauté pour la Beauté, la Justice pour la Justice, la Vie pour la Vie. C’est ce qui le distingue des pharisiens qui ont des arrières pensées et qui sont incapables d’aller dans la liberté créatrice infinie. L’Esprit du christ, c’est l’Esprit de Dieu, c’est ce qu’on peut appeler la grâce. Si l‘homme est capable à un moment de penser l’Amour pour l’Amour, la Liberté pour la Liberté, la vie pour la Vie, c’est un homme libre, il est à la fois dans la magnificence humaine et dans le monde divin, il est dans la vie véritable. On n’est plus dans les petits calculs mesquins où on aime quelqu’un pour ceci ou pour cela, on est totalement libéré et là on a affaire à la haute pensée philosophique.

Tous les philosophes ont cherché cela. Même Nietzsch  disait qu’il cherchait dans l’existence l’état d’innocence dans lequel il pourrait penser les choses sans arrière pensée. L’Amour du Christ s’exprime par là, il laisse exprimer l’Amour à l’intérieur de nos cœurs et de notre existence, il laisse exister la Liberté pour elle-même. C’est ce qui fait qu’à un moment Dieu et l’Homme peuvent se rencontrer.

Spinoza a réfléchi sur la religion, sur le Christ, et il dit : « Il n’y a qu’un homme qui ait pensé Dieu et le divin, c’est le Christ, car c’est sa pensée et il amène les êtres à cet état élevé de pensée. » Là  nous sommes dans la contemplation, nous regardons l’existence pour elle-même, l’Amour pour lui-même et tout pour soi-même, nous voyons vraiment les choses. Nous sommes des  «  délivrés vivants », libérés de toutes les scories liées aux misérables petits calculs intéressés qui capturent et empoisonnent l’existence.

La manière moderne

Berdiaev explique que l’essence du monde est la subjectivité de la Personne et que tout ce que nous vivons est la symbolisation de la Personne. Il y a un point commun entre Descartes et Berdiaev, c’est le sens de la subjectivité. C’est ce qui se passe lorsque Descartes se rend compte que l’existence ne se trouve pas dans le monde, mais elle se trouve en elle-même, dans quelque chose qui est plus profond que le Moi, plus profond que le monde et qui est l’expérience de la conscience. On s’aperçoit que la pensée et l’existence, c’est la même chose, tout d’un coup, je pense ce que je pense, la vie se met à vivre, je me mets à vivre et le monde se met à vivre.  Comprendre qu’à un moment, la pensée et l’existence, c’est la même chose, est une des expériences les plus fulgurantes de l’existence.

Cela décrit exactement l’expérience du sujet vivant. Quand je suis un sujet vivant, j’habite mon corps, j’habite l’existence, je pense ce que je pense, je vis ce que je vis, et là le monde existe vraiment. Quand cette expérience existe, l’univers existe et nous avons affaire à la véritable création du monde. Imaginez que le monde existe et que l’homme n’existe pas, qu’il n’y ait personne pour avoir une conscience du monde, le monde n’existerai pas. Le monde existe parce qu’il y a une conscience qui est capable d’avoir conscience du monde et qui le rend véritablement existant.  Le monde se met à vivre avec l’homme et si l’homme n’était pas vivant, le monde ne pourrait pas vivre.

C’est le commentaire d’une phrase du Talmud qui dit : «  Le soleil peut éclairer le monde parce qu’il y a un homme qui lit la Tora, le jour où il n’y aura plus un homme pour lire la Tora, le soleil s’arrêtera de briller et d’éclairer le monde. » Le monde existe parce que l’homme existe et l’univers existe parce qu’il est un univers spirituel et non pas matériel. C’est  le côté inouï de l’homme qui intervient dans l’existence et c’est le génie de Descartes  qui comprend cela. Il comprend que la nature commence avec l’homme.

Descartes et son sens de Dieu

Tous les discours que l’on entend sur la matière et sur la vie ont peu d’intérêt parce qu’on nous parle d’une matière et d’une vie morte. Ce qui commence aujourd’hui à parler correctement de la matière, c’est la physique quantique dans laquelle on s’aperçoit qu’il ne peut pas y avoir de séparation entre l’objet observé et son observateur et que la matière commence quand il y a quelqu’un pour l’observer et la faire apparaître. Nous sommes là devant quelque chose d’extrêmement profond et c’est le sens de la subjectivité.

Descartes fait l’expérience de la subjectivité et il découvre Dieu autrement. Il le découvre à l’intérieur de la subjectivité sous la forme d’une Conscience, de la Conscience qui lui permet d’avoir conscience. Si j’ai conscience, c’est qu’il y a une Conscience plus profonde que moi qui veut que je sois une conscience. La Conscience de Dieu, pour Descartes, c’est la Conscience en expansion, c’est-à-dire que j’ai conscience du monde parce que je le vis et il y a en moi quelque chose qui me pousse à avoir de plus en plus conscience et à voir mes limites et mes erreurs, pour aller vers plus de conscience. Cet « autre » à l’intérieur de moi-même, c’est Dieu qui me fait être.

C’est une expérience profonde et bouleversante. Il y a quelqu’un en moi qui me veut infiniment vivant et qui m’appelle vers un infini de vie. Là nous sommes devant un socle métaphysique, Descartes fonde la philosophie moderne parce qu’il  ne part plus de la nature et de la beauté du monde comme Platon et Aristote, il part du « Moi »,  c’est ce que la modernité a inventé. La liberté du « Moi », le fait de partir des hommes que nous sommes pour faire de la pensée. Etre moderne, c’est dire : « Je veux que ce soit toi qui parle avec ta subjectivité et de l’intérieur de toi-même. »

Le sens de la beauté du monde est quelque chose de beau, mais ce qui est encore plus beau, c’est la liberté de la Personne qui parle de l’intérieur d’elle-même et qui apporte quelque chose de plus vivant encore dans l’existence. C’est là qu’intervient cet « effrayant génie », comme dit Chateaubriand, de Pascal.

Comment comprendre Pascal ?

La chose qui permet de comprendre  Pascal, c’est la pensée de l’énormité, il est très rare de voir une philosophie de l’énormité, pourtant toute la pensée de Pascal est une pensée de l’énormité et pour cela, ce n’est pas simplement  une pensée de la conscience et de Dieu, mais c’est une pensée du Christ. Une pensée du Christ qui n’est pas celle de Spinoza mais qui est autre. Jamais on n’a pensé comme Pascal, Il est absolument unique dans l’histoire de la pensée. C’est le seul penseur que je connaisse qui ai le sens du vertigineux et qui nous introduit dans l’espace du vertige.

Descartes découvre la modernité et l’appel à la subjectivité à l’intérieur de lui-même, il ouvre un horizon de pensée extraordinaire dont nous ne sommes pas encore sortis. Il ouvre le sens de l’Europe et du monde occidental qui est de faire vivre la liberté créatrice de la Personne, avec tout ce que cela peut apporter de beau et de profond. Pourtant pour Pascal, cela ne suffit pas. Descartes ne va pas assez loin dans la découverte qu’il fait de l’homme et de Dieu parce qu’il manque à Descartes une expérience existentielle et que sa vision des choses est trop intellectuelle.

En commentant Descartes, Pascal à cette parole : « Descartes, inutile et incertain. » Pour Pascal, Descartes ne peut pas nous emmener dans l’expérience de la conscience vraiment créatrice, accomplie et vivante. Quand  Descartes découvre la subjectivité, il le fait à partir d’une expérience du néant qui n’est pas allée jusqu’au bout. Il se pose la question : « Qu’est ce qui est vrai ? » et il s’aperçoit que tout est douteux sauf lui-même, parce que pour dire que tout est douteux, il faut bien que quelqu’un existe.

C’est totalement vrai en termes de logique, Descartes découvre que le sujet ne peut pas penser sa propre mort et que du point de vue du sujet, il n’y a pas de mort. On retrouve la même chose chez Freud quand il dit : « L’inconscient ignore la mort. » Mais cela reste encore intellectuel et ne nous amène pas dans le cœur de l’expérience. Ce qui nous emmène dans le cœur de l’expérience, c’est le vertige et l’énormité, ce n’est pas le fait d’exister et de découvrir que je ne peux pas douter de tout, c’est découvrir le caractère miraculeux de mon existence.

Vivre, pour Pascal, c’est se découvrir jeté dans le monde et totalement dépassé par ce qui est. La condition de l’homme, c’est qu’il est bombardé dans l’existence, il ne sait pas très bien d’où il vient ni où il va, il a même du mal à comprendre ce qu’il est et pourtant, il existe quand même. Il y a chez Pascal une description assez juste de notre condition parce que, aujourd’hui, on s’aperçoit que les scientifiques ne sont pas capables de savoir d’où viennent l’existence, le monde et l’homme, ils ne savent pas non plus, où nous allons. On fait des scénarios plus ou moins invraisemblables par rapport à notre destinée, mais nous ne savons absolument pas où nous allons et quand nous essayons de comprendre l’homme, nous nous apercevons que celui-ci nous échappe totalement.

Qui plus est, l’existence humaine n’est pas seulement effrayante du point de vue de sa condition spatiale et temporelle, elle est aussi effrayante quand on regarde les êtres humains qui ont tendance à faire des choses épouvantables et qui font que l’existence humaine est proprement effarante.  Il faut tout de même avoir conscience du caractère effarant de notre monde et de notre position dans le monde, nous sommes totalement dépassés par l’existence. Cela est une vraie expérience du néant, et Pascal nous dit que Descartes n’a pas fait cette expérience, il n’a pas été dans le tremblement devant le côté sidérant et effarant de la condition humaine, tant matériellement que moralement. C’est dommage car du coup, il n’a pas découvert l’autre aspect de l’existence.

Quand je fais l’expérience du caractère effarant de l’existence, je découvre quelque chose d’encore plus sublime, encore plus effarant que l’effarant, c’est le fait même que j’existe. Normalement, on devrait être engloutis, parce que notre origine nous échappe, notre destination nous échappe, même notre identité nous échappe, et puis, il y a tellement de souffrance, d’horreurs, et de chaos dans le monde que nous devrions êtres morts depuis longtemps. L’humanité aurait du disparaître depuis longtemps, d’ailleurs, aux dernière nouvelles, nous avons franchi les limites de ce qui peut être acceptable au point de vue écologique et aujourd’hui, la planète  n’est plus capable de supporter ce qu’on lui inflige. C’est dire le caractère effarant de la situation, nous sommes exactement dans la même posture que celle de Pascal.

Le principe de la charité

On nous promet une catastrophe écologique, une catastrophe terroriste ou bien une catastrophe économique, nous sommes au bord du crack économique, au bord d’une guerre, au bord d’un désastre écologique, et pourtant nous vivons quand même, et c’est cela le miracle des miracles. Cela nous emmène dans un autre horizon de pensée qui est l’horizon d’une existence qui relève de l’infini. Si nous existons, il faut nous demander pourquoi nous existons, alors qu’on ne devrait pas exister. Il y a là quelque chose qui relève de la grâce,  du miracle, de la transcendance à l’état pur. Il y a là une manière de parler de Dieu, quand je me rends compte qu’il y a quelque chose de miraculeux dans l’existence, Dieu n’est plus simplement une cause, c’est un principe agissant, c’est une cause qui fait que ce qui est,  est ce qui est. Mais il est encore plus bouleversant d’apercevoir  que ce principe est agissant pour moi, pour nous, ici et maintenant. Il y a quelque chose qui nous sauve dans la vie,  qui est une Vie infinie plus forte que tout ce qui s’oppose à la vie, et si je vais plus loin, je me dis : « Faut-il que l’existence  soit aimable, et faut-il que je sois aimé pour pouvoir vivre et survivre. » Et là je découvre quelque chose de totalement nouveau, c’est ce que Pascal appelle le principe de la Charité.

La Charité renvoie au « chérir » et à l’infiniment précieux. Quand je dis « chéri » ou « chérie », je dis : « Tu es la perle de mon âme, tu es le trésor de mon cœur, tu es l’infiniment précieux de la vie » Faut-il qu’il y ait de la valeur dans l’existence pour que, quelque part, malgré tout ce qui devrait la détruire, celle-ci ne soit pas détruite. Ce qui tient le monde, ce n’est pas simplement une subjectivité qui est capable d’être consciente, c’est beaucoup plus que cela. C’est une présence d’Amour capable d’aller dans le détail comme dans le global, qui est capable de tout embrasser pour faire exister l’existence envers et contre tout.

Là nous rentrons dans la dimension du Christ, c’est-à-dire d’un Dieu qui n’est pas simplement la cause de l’existence, mais qui aime l’existence et qui l’aime au point de la faire exister en voulant qu’elle existe.  Un Dieu qui est la relation entre l’infini et chaque atome de l’existence, chaque parcelle de vie, un Dieu proprement vertigineux. Ce n’est pas une cause simple et générale, c’est une attention à chaque chose et à chaque être. Nous comprenons par la même que si nous faisons vraiment l’expérience de l’existence, nous allons dans la transcendance. Maxime le confesseur nous dit que chaque atome de l’univers  est relié à l’Amour infini de Dieu qui veut que chaque atome et chaque cellule existent.

La folie géniale du monde

Nous sommes devant un débordement de vie et cela permet de comprendre le débordement du monde. Le monde nous apparaît comme chaotique parce qu’il déborde de vie et de transcendance. Pascal disait ; « Un peu de religion nous éloigne de la religion, et beaucoup nous y ramène. » On pourrait dire : « Un peu de Chaos nous éloigne de Dieu et beaucoup nous y ramène. » Si nous allons à l’intérieur du chaos de l’existence, où tout dépasse l’entendement, au premier degré, tout est absurde, mais au deuxième niveau, nous voyons qu’il n’y a pas plus ordonné que tout ce qui se passe. Cela veut dire que si le monde autour de nous est désordonné,  c’est que quelque part, il va bien. Le problème ce n’est pas que le monde soit désordonné, c’est qu’il ne le soit pas assez, il est encore trop ordonné parce que s’il était vraiment désordonné, il déborderait de vie. Cela permet de comprendre les raisons de l’existence du Mal.

Ce qui fait que le Mal existe, c’est que les hommes ne sont pas assez allés dans leur chaos intérieur, ils ne débordent pas assez d’existence, ils refoulent ce débordement et en le refoulant, ils coupent leur lien avec Dieu. Quand on déborde vraiment et qu’on est dans l’ivresse de l’existence, il ne peut pas y avoir de Mal. Il y a du Mal quand, à un moment, les hommes coupent leur relation avec Dieu et font n’importe quoi.

Il y a chez Pascal quelque chose d’assez génial et il préfigure des réflexions que l’on retrouvera chez Nietzsche  et chez Freud. Pascal a le sentiment que l’être humain est en train de refouler quelque chose à l’intérieur de son existence et que ce refoulement est à la base des transgressions auxquelles nous avons affaire. Pascal introduit l’idée que Dieu est un désordre génial, infini, et que tout le problème de l’homme, c’est qu’il n’ose pas vivre ce désordre.

Le monde est fou, mais il n’y a pas plus fou que de ne pas vouloir être fou, le plus fou des fous est celui qui n’ose pas être fou. Cela veut dire que la monde est génial, que cette génialité s’exprime à travers la folie et que le pêché de l’homme est de ne pas oser aller dans cette folie. Il se coupe totalement de sa relation avec Dieu qui s’exprime à travers cette folie.

La condition humaine

Pour Pascal, l’homme a peur de regarder la vérité en face, peur de regarder la vie en face, peur d’aborder la folie et le chaos. Il se détourne de ce chaos et de cette expérience de la folie, il se divertit pour échapper à l’angoisse devant la transcendance, la mort et le vertige autour de lui. Il essaye de vivre une vie de plaisir, d’harmonie et de non folie,  qui amène encore plus de folie parce qu’elle dévie les forces divines et amène l’homme à se tromper sur lui-même et à tromper l’existence. Le divertissement est l’expression de notre condition métaphysique.

En voulant donner un ordre humain au désordre divin, on créé des catastrophes. Actuellement, nous sommes dans des projets catastrophiques liés au transhumanisme qui correspond exactement à ce que dit Pascal. C’est cette vision qui consiste à remplacer l’homme par l’homme augmenté pour l’améliorer et lui permettre d’aller vers la transcendance, sans se rendre compte qu’il n’y a pas besoin de transformer l’homme en robot pour l’amener vers la transcendance, il n’y a qu’à vivre la transcendance à l’intérieur de soi. Cela veut dire accepter le paradoxe de l’existence qui consiste à comprendre que l’ordre le plus génial et le plus parfait s’exprime toujours à travers un chaos et un désordre apparents.

Cela veut dire qu’il y a une présence d’Amour capable d’affronter le chaos et la folie, et de les traverser. C’est le véritable visage de Dieu qui n’est pas un Dieu tranquille, comme le dit Valéry dans son poème Le cimetière marin, « Ouvrage pur d’une éternelle cause ». Pour pascal, Dieu n’est pas cela, Dieu c’est la tempête, et il n’y a pas plus serein et plus calme que la tempête. Cela nous est montré dans les Evangiles, lorsque le Christ marche sur les eaux, Il est au cœur de la tempête et il montre que Dieu est dans la tempête. Il n’y a pas plus divin que la tempête.

Cela ouvre un nouvel horizon métaphysique, c’est l’horizon de la croix. On comprend pourquoi Dieu va rentrer dans la folie, le chaos et le désordre, et il va faire apparaître un ordre encore plus ordonné que tout ce que nous connaissons, à travers ce désordre.

En résumé

Avec Pascal et le Christ, nous avons tous les moyens pour aborder le monde dans lequel nous sommes et nous pouvons comprendre ce qu’on peut appeler « l’aventure humaine ». Pascal nous offre un Dieu qui n’est pas un Dieu confortable, mais qui est un Dieu divin, génial, prodigieux, extraordinaire, qui ne se soustrait pas au chaos et à la folie, mais qui passe à travers. Par là même, il accepte le monde, l’homme et les contradictions qu’il y a en l’homme et dans le monde. Il y a là quelque chose d’extrêmement original et libre qui nous est donné.

Cette vision de Pascal est à mettre en relation avec des choses que l’on retrouve chez maître Eckart et chez Berdiaev. C’est le fait de comprendre que pour aborder les choses divines, il ne faut pas seulement les yeux de l’être mais les yeux du néant mystique, pas seulement les yeux de la lumière mais les yeux de la ténèbre mystique pour s’apercevoir que Dieu va encore plus loin que tout ce que nous imaginons.  Il est très important de ne pas s’installer dans une bonne conscience intellectuelle mais au contraire, de tenter l’aventure du divin.