33 – L’origine spirituelle de la morale

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Une opposition virulente

Parler de l’origine spirituelle de la morale ne va pas de soi parce qu’il existe une opposition parfois virulente à l’idée que la morale ait un fondement spirituel et religieux. Lorsqu’on met en relation la morale et la religion, on s’entend dire 3 choses :

– Il y a des athées qui ont de la morale

– La morale est liée au conservatisme

– La morale repose sur la volonté

Nous allons reprendre ces arguments et tenter de montrer leurs limites avant de faire apparaître la relation qu’il peut y avoir entre la morale et la religion pour des raisons qui sont parfaitement originales et qui n’ont rien à voir avec notre façon de considérer habituellement la morale et la religion.

Il y a des athées qui ont de la morale

Cet argument confond deux sortes de discours, d’une part il y a la morale et d’autre part il y a l’appartenance idéologique et l’une n’est pas en relation avec l’autre. L’expérience morale est quelque chose de tout à fait singulier dans l’existence humaine, elle est de l’ordre du sursaut et de l’idée qu’il y a des choses qui ne se font pas et d’autres qui doivent être faites. La caractéristique de l’expérience morale c’est qu’elle est souvent surprenante et qu’en général, elle intervient de manière imprévisible. On s’apprête à faire quelque chose, et tout d’un coup, on sent qu’on ne doit pas le faire, on est déporté par rapport à notre désir initial et on ressent l’absolue nécessité de se soumettre à quelque chose de supérieur.

Lorsque Antigone décide d’enterrer son frère, on pourrait dire que c’est par appartenance à la tradition, mais c’est plus que cela, c’est quelque chose qui relève d’une absolue nécessité à laquelle on ne s’attendait pas. Autrement dit, l’expérience morale est de l’ordre d’un appel de l’intérieur et pas simplement d’une appartenance idéologique, et très souvent, on s’aperçoit qu’on est moral par opposition à son groupe d’appartenance idéologique.

Si on prend la question de l’athéisme où tout le monde n’est pas d’accord pour conférer un sens à la morale, les athées qui sont moraux, sont en quelque sorte en rébellion avec leur groupe d’appartenance idéologique et en particulier, ils pensent que la morale n’est pas quelque chose d’inutile.

Les choses sont donc beaucoup plus complexes que cela et on ne peut pas se contenter de cet argument, lorsque les êtres humains sont moraux, ils passent à une dimension supérieure. D’un point de vue naturel, l’humanité est liée à l’égoïsme et à la conservation de soi, le propre de l’expérience morale, c’est en quelque sorte d’être anti naturel, de faire quelque chose d’autre que d’être égoïste et c’est déjà quelque chose d’assez inouï.

La morale est liée au conservatisme

Il est vrai que ceux qui parlent de morale sont souvent conservateurs et entendent par « morale » des barrières nécessaires à ne pas dépasser afin de maintenir l’ordre dans la société, mais il ne s’agit là que d’un discours. Si on prend l’expérience morale, être conservateur n’est pas forcément une tare, conserver ne veut pas dire se replier frileusement afin de protéger ses avoirs et ses acquis. Conserver c’est ce qui se passe lorsqu’on a le sens du précieux, lorsqu’on nous donne un trésor, on le conserve, on ne le dilapide pas. Il y a donc un acte qui n’a rien à voir avec un repli conservateur, mais qui est lié au sens même de la valeur des choses. Etre soucieux les uns des autres, c’est se protéger les uns les autres et c’est se protéger soi-même, c’est prendre soin les uns des autres et de soi-même, le soin n’est pas quelque chose de conservateur.

La dualité conservation/progrès ne relève pas d’un couple contradictoire, mais de contraires associés d’une manière dynamique exactement comme le féminin et le masculin, on progresse pour conserver le progrès et si on veut se conserver on a intérêt à progresser.

D’autre part l’expérience morale est souvent anti conservatrice. Au sens péjoratif du terme, ce qui est conservateur dans la société, c’est l’association des égoïsmes qui tentent de se protéger et de se préserver, l’expérience morale c’est en général ce qui rompt avec ce conservatisme et cet égoïsme collectif pour faire entendre quelque chose d’autre. Le propre de la morale est d’avantage d’être révolutionnaire plutôt que conservateur, et le conservatisme au sens péjoratif du terme n’est, en général, pas moral.

La morale repose sur la volonté

Ce qui fait qu’on est moral, c’est le fait d’avoir de la volonté et d’être ferme à l’intérieur de celle-ci, pour cela on a besoin de s’appuyer sur soi-même et on n’a pas besoin de religion.

Cependant, la morale, nous l’avons rencontrée à travers des figures morales qui nous ont impressionnés et nous ont donné envie d’être moral. Ces figures sont morales parce qu’elles incarnent et elles symbolisent la perfection, la pureté dans l’action et de ce fait, la sainteté, c’est-à-dire la capacité de se donner totalement à l’action morale.

Si nous lisons la critique de la raison pratique de Kant, nous apercevons que pour qu’il y ait morale, il faut qu’il y ait un idéal moral et pour Kant, cet idéal est incarné par la perfection divine manifestée dans la sainteté. Kant pose le problème de fond, pour qu’il y ait de la morale, il faut qu’il y ait de la volonté et il faut qu’il y ait des modèles car dans la pratique, la morale s’enseigne à travers des modèles qui attisent et entretiennent le désir d’être moral.

Il n’y a pas de morale sans volonté, mais il n’y a pas de volonté sans désir et il n’y a pas de désir sans modèle. Pour avoir de la volonté, nous avons  besoin bien sur, de volonté, mais également de figures exemplaires et symboliques sans lesquelles nous n’avons pas de volonté, nous fortifions notre volonté au contact de ces figures exemplaires.

Cette réflexion nous permet de montrer que la question de la morale et de la religion est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense parce que le fait moral est singulier et il ne relève pas simplement du conservatisme ou de la volonté. Ceci est le premier élément qu’il convenait de préciser et qui va nous introduire à ce qu’on peut appeler le caractère spirituel de la morale.

Le caractère spirituel de la morale

Il y a un lien profond entre la religion, la vie spirituelle et la morale et il y a quatre éléments qui permettent de dire cela.

  • L’expérience même de la vie

Le sens de la vie n’est pas simplement quelque chose que l’homme plaque sur la vie pour lui-même afin de lui donner du sens, le sens de la vie est intrinsèquement lié à la vie elle-même. L’observation de la vie permet de montrer qu’il y a un projet dans la vie, si on regarde la vie humaine, on s’aperçoit qu’à trois moments, la vie frappe à notre porte pour poser la question du sens. Ce n’est pas nous qui décidons de donner du sens à la vie, c’est la vie qui nous provoque pour qu’il y ait du sens.

Elle nous provoque vers l’âge de 18 ans, à la sortie de l’adolescence lorsqu’elle nous demande ce que nous voulons faire dans la vie, il y a une demande qui vient de l’extérieur et qui s’adresse à nous. A un certain moment on nous demande de devenir un adulte et de prendre des responsabilités dans l’action, et là se pose la question du sens.

La vie frappe également à la porte pour poser la question du sens social. Est-ce qu’on va se marier et quel engagement va-t-on avoir dans la cité en tant que citoyen ?

Enfin, il y a un moment où la question morale se pose. Est-ce que nous allons être une personne morale ? Cette question se pose à l’occasion de la tentation, c’est ce qui arrive lorsqu’il y a un conflit à l’intérieur de nos désirs entre quelque chose qui est exigeant et quelque chose qui est facile. Qu’allons-nous choisir ? La facilité ou l’exigence ? C’est la question du mal qui se pose, à un moment nous pouvons décider le mal, c’est-à-dire la facilité et l’égoïsme par rapport à l’exigence.

Cette question morale se pose à l’occasion de la violence, du meurtre, du suicide… Est-ce qu’on tue où est-ce qu’on ne tue pas ? Malheureusement ce sont des questions qui se posent parfois et cela montre l’importance du choix moral. Il peut également y avoir la tentation du suicide. Est-ce qu’on vit ou est-ce qu’on ne vit pas ? Est-ce qu’on est là pour rien, par hasard, est-ce qu’on décide qu’il n’y a rien et que l’existence est totalement absurde ? Sommes-nous, comme le dit Michel Onfray, « des blocs de misère jetés à toute allure dans le néant » ?

Ou alors, on pense et on veut qu’il y ait quelque chose, nous sommes dans le choix fondamental et l’orientation profonde, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de vie morale sans transcendance et ceci fait qu’il y a une relation entre la vie morale et la religion, si j’appelle transcendance religion et spiritualité.

On est moral parce qu’on a pris la décision d’être fort, de résister à la tentation, de préférer l’exigence à la facilité et à l’égoïsme, on dit non au meurtre, au suicide et au nihilisme métaphysique. On est moral parce qu’on a une réflexion intérieure sur nos actes et qu’il y a un choix entre nous laisser aller à la simple existence ou introduire quelque chose de plus qui va l’élever.

En ce sens lorsque nous prenons un engagement moral, nous sommes déjà des êtres religieux et spirituels. La morale passe nécessairement par une réflexion sur l’existence et par un choix, le choix c’est de transcender la brutalité

La question politique

Platon a fait de l’âme la question politique par excellence, faire de la politique, c’est poser la question de l’âme parce qu’il y a deux types de politique.

Il y a une politique cynique qui consiste à penser que les hommes sont des animaux et qu’il faut les traiter comme tels en les guidant par la carotte et le bâton, vision nihiliste, brutale et cynique.

Il y a une politique philosophique qui pense que les hommes ne sont pas des animaux, ils n’ont pas simplement un corps, ils ont une âme, c’est-à-dire un principe personnel vivant, auto réfléchissant et lumineux. Les gouverner, c’est les éduquer et leur donner le moyen d’accéder à leur âme.

Ou bien nous sommes dans un monde de brutalité, désespéré et cynique où les hommes ne sont que des corps et on les traite comme des animaux, ou bien il y a autre chose, les hommes ont une âme que l’on peut éduquer et on peut vivre dans un monde qui a de l’âme.

Karl Jasper dans son Introduction à la philosophie explique que tout être humain est confronté au choix fondamental du monde dans lequel il veut vivre, à ce moment là, l’exigence absolue est de faire un choix d’existence et ce choix nous place dans le domaine de l’absolu, du transcendant, du spirituel et du religieux.

  • La morale chez Kant

Kant explique qu’il y a deux manières de se relier à l’action, on peut le faire d’une manière technique ou d’une manière absolue.

La manière technique c’est d’utiliser le raisonnement des moyens et des fins et c’est soumettre les moyens à une fin et une fin à des moyens. Lorsque nous voulons réaliser quelque chose, nous nous donnons les moyens qui sont adaptés et nous voyons le monde autour de nous sous l’angle des moyens en se demandant quels sont les moyens que nous allons utiliser pour réaliser notre but.

La deuxième manière est d’arrêter d’utiliser le monde pour réaliser nos buts. On arrête de se servir du monde comme moyen lorsqu’on entend la voix de la raison qui s’exprime par la loi morale. La caractéristique de la raison et de la loi morale, c’est le sérieux de l’existence, la loi morale, c’est la loi du sérieux.

Ou bien nous sommes respectueux du sérieux lui-même qui va régler nos relations, ou bien on fait n’importe quoi, on n’est pas sérieux et les autres ne peuvent pas traiter avec nous.

D’où la maxime de Kant « Agis de telle façon que ta maxime particulière puisse devenir une loi universelle », agis de telle façon que ta pensée personnelle puisse devenir une pensée vraiment sérieuse et qu’il y ait de la pensée à l’intérieur de ton action.

La morale c’est le fait de mettre les actes en accord avec la pensée. Les actions morales qui nous frappent sont des actions qui sont porteuses de pensée. Une action morale est une action pratique dans laquelle il y a de la pensée qui fait que l’action symbolise quelque chose et a une portée qui touche notre conscience. Cela demande d’avoir un rapport supérieur à l’action, quand on est dans l’action morale qui fait penser, il faut être deux fois dans l’action.

Premièrement il faut agir et deuxièmement il faut introduire de la pensée dans l’action pour qu’elle devienne une action puissante et une action qui fait penser. Cela demande un engagement total de soi-même dans l’action, cela demande qu’on s’investisse véritablement.

Il est dommage que Kant n’ait pas thématisé davantage ceci parce que ce n’est pas simplement une affaire philosophique. Pour introduire de l’absolu dans les pensées et de la pensée dans l’action, il faut être dans un don total de soi, c’est-à-dire dans un état de sainteté.

On dit que ceci n’est pas religieux et que la sainteté peut être laïque, mais soyons raisonnables, on ne peut pas utiliser tout le langage de la religion pour qualifier une action morale et décider que ce n’est pas de la religion. Ou bien on est laïque et on ne parle pas de sainteté, on arrête d’utiliser le langage de la religion, ou alors on utilise le langage de la religion et on arrête d’être laïque.

Il y a une expérience en profondeur qui est religieuse et spirituelle, à savoir qu’à un moment on ressent la nécessité d’introduire de la pensée dans l’action et de se donner totalement au sérieux de l’action et entreprenant un travail de sainteté, c’est-à-dire de don total de nous-mêmes. Cela demande une mutation intérieure qui est très forte.

La psychanalyse nous a apprit combien les hommes ont du mal à supporter la frustration et quelque part le sérieux nous oblige à renoncer avec rigueur à ce qu’on appelle les désirs parasitaires afin d’arriver à une unification de nous-mêmes.

Le principe de l’UN

Maitre Eckhart parle de devenir UN, cela veut dire qu’on est dans le principe monothéiste. Pour qu’il y ait de l’absolu et de la pensée dans l’action, il faut qu’il y ait de l’UN et il faut poser la question de l’UN pour le devenir. Devenir UN est une expérience divine qui donne un sens à la déification, lorsque nous devenons UN, l’UN se met à vivre en nous. Nous avons tous fait, un jour ou l’autre, l’expérience de nous sentir UN à l’intérieur de nous-mêmes, de sentir à la fois la force, le vertige et un peu l’angoisse que cela donne. Cela donne beaucoup de force, mais cela demande aussi de quitter le monde et c’est assez dur de quitter le monde.

L’expérience morale est reliée à la question de l’absolu, de l’UN, de la sainteté et d’un engagement très profond.

  • La morale chez Bergson

Kant n’est pas le seul à relier la morale à la religion, Bergson le fait aussi en écrivant Les deux sources de la morale et de la religion et en montrant que quand on relie la question de la morale à la Vie, on ne peut pas séparer la morale de la religion. Quand la morale est considérée pratiquement, existentiellement, vitalement, la morale et la religion sont toujours ensembles.

Bergson a mis la notion de vie au centre de sa pensée, chez lui la vie ne doit pas être prise au sens biologique mais au sens ontologique sous la forme de la vie intérieure. La vie intérieure est la clef pour comprendre la philosophie, mais également pour comprendre la nature de l’homme et de la société, c’est-à-dire que tout est guidé par la vie intérieure.

C’est la vie pleinement vivante qui se vit elle-même, c’est ce qu’Aristote appelle l’intelligence divine, c’est la capacité de tout faire vivre. Bergson dit qu’à la base de toutes choses il y a la vie, l’action, l’intelligence au sens divin du terme parce que nous vivons dans un univers dynamique, évolutif et transcendant. Tout vient de la Vie et non pas de la matière. Tout viendrait de la matière s’il n’y avait que de la matière et si tout était statique, mais tout est dynamique et la matière elle-même est un produit de la vie.

La vie veut la vie, il y a un élan de vie, Bergson retrouve l’intuition hébraïque du Ruah, le souffle créateur à la base de toute chose et il donne un merveilleux commentaire lorsqu’il dit que Dieu a tout créé par son souffle et sa parole. Le souffle créateur permet de comprendre le phénomène de l’homme. L’homme n’est pas venu par hasard, il est inscrit dans le souffle créateur de Dieu parce qu’à partir du moment où il y a de la vie intérieure, il est « normal » que l’homme, qui est l’expression de la vie intérieure à l’intérieur de la vie, apparaisse.

La Vie a besoin de cette vie intérieure qu’est l’homme pour se manifester. Comprendre cela va permettre de comprendre la relation entre la morale et la religion. Les philosophes se disputent sans cesse pour savoir si la réalité c’est des idées ou si c’est des choses, en fait, ils ont tous raison.

Bergson nous dit que quand on ne vit pas les idées et l’expérience, celles-ci s’opposent, mais quand on les vit, elles ne s’opposent pas. Quand on vit les choses, on fait une expérience de sensibilité, de finesse, de nuances et on passe de la sensibilité à l’intelligence et à l’hyper intelligence. Quelqu’un d’intelligent, c’est quelqu’un qui a le sens des milles nuances de la réalité. Pascal fait de l’esprit de finesse l’intelligence par excellence.

A la base de la morale et de la religion il y a toute l’expérience de l’intériorité sous la forme d’une intériorité statique et d’une intériorité dynamique. Pour qu’il y ait vie intérieure, il faut d’abord se donner des cadres extérieurs et ensuite rentrer à l’intérieur. La morale au sens social, c’est le cadre extérieur et la religion c’est l’intériorisation de la morale à l’intérieur d’une expérience. Ce mouvement d’intériorisation donne d’une part la morale et la religion statiques et d’autre part la morale et la religion dynamiques.

La morale et la religion statiques, c’est la société close et l’organisation religieuse du monde avec des mythes et des héros pour se protéger. La morale et la religion dynamiques, c’est ce qui se passe avec le judaïsme et le christianisme où la société ne se structure plus simplement comme société close, mais en tant que société morale qui se transforme pour devenir une société spirituelle et mystique.

Ce qu’on peut retenir de cette méditation de Bergson, c’est que quand on analyse la vie, on comprend la relation entre la morale et la religion. La vie, c’est la vie intérieure et elle est possible, d’une part parce qu’on se donne un cadre social et moral pour se conserver et d’autre part parce qu’on ne passe pas son temps seulement à se conserver, mais on s’intériorise et on devient une conscience.

On s’aperçoit alors que la morale et la religion permettent d’éclairer la vie et que la vie permet d’éclairer la morale et la religion. On peut ramener cela à la vie humaine, celle-ci est double :

– Première vie, nous apparaissons et nous nous conservons comme êtres sociaux, nous vivons d’une manière morale et sociale.

– Deuxième vie, nous nous intériorisons et devenons une conscience, nous nous libérons de la morale sociale pour développer une attitude créatrice à l’intérieur de l’existence.

Nous comprenons que l’être humain peut vivre en s’alimentant à d’autre sources que les sources morales ou sociales.

  • La morale chez Levinas

Levinas a fait de l’éthique le cœur de sa réflexion, il a fait de l’infini le cœur de l’éthique et il a fait de Dieu le sens de l’infini. A la base de sa pensée, il n’y a pas comme chez Bergson une réflexion sur la vie mais une réflexion sur le vécu, un vécu phénoménologique, fondamentalement charnel et érotique.

Vivre n’est pas simplement un phénomène de conservation et d’intériorisation, c’est un phénomène affectif intense, vivre veut dire être bouleversé par les émotions et les affects. L’érotisme au sens large, c’est le sensible que nous expérimentons et que nous vivons dans cette affectivité bouleversante pleine d’émotions. Il y a  des choses qui nous attirent et que nous attirons et nous vivons les émotions intenses que donne ce phénomène d’attraction.

Cela débouche sur le fait que l’expérience de la vie est liée à l’expérience de l’autre et aux émotions que nous en recevons. Ces émotions, c’est ce qui fait notre sensibilité et notre affectivité, nous sommes des être affectifs parce que l’affectivité est quelque chose que la vie et les autres nous donnent, nous la recevons.

Il n’y a pas de vie sans qu’on reçoive quelque chose de l’extérieur, cela se traduit par l’expérience du visage. Le visage de l’être humain, c’est ce qui est totalement tourné vers les autres, nous ne voyons pas notre visage mais les autres le voient parce que, fondamentalement, nous sommes tournés vers l’autre, la vie est relation à l’autre et elle est réception des affects bouleversants.

Le visage caractérise une ouverture de l’infini, c’est le fait qu’il y ait une personne capable de vivre l’affect et de démultiplier cette affectivité à l’infini, cela permet la relation de l’homme à Dieu. Lorsque nous sommes dans une relation affective avec l’autre, ce n’est plus l’autre ou nous qui sommes là, c’est la vie même qui parle, c’est le fond des choses et nous sommes devant l’expérience métaphysique transcendante inouïe.

LA Vie et notre vie sont inséparables

On se découvre comme vivant et en se découvrant vivant, on découvre la vie et on découvre Dieu, on découvre une Vie qui fait les vivants que nous sommes. Nous découvrons cela dans la beauté qui s’offre à nous, la beauté même de la vie.

En découvrant notre beauté, on découvre LA Beauté, en découvrant notre conscience, on découvre LA Conscience et en découvrant notre moi, on découvre la source inouïe et transcendante du moi. Levinas met cela en relation avec le Dieu de la Bible, celle-ci nous met tout de suite devant Dieu. La Bible plonge l’homme dans LA Vie et la source de vie et c’est parce qu’il y a LA Vie qu’il y a ma vie. Cela montre bien la relation qu’il y a entre la morale et la religion.

Parler de morale, c’est faire une expérience morale, c’est faire l’expérience de quelque chose qui s’impose à nous comme une exigence absolue, c’est comprendre que tout n’est pas technique, c’est rentrer dans la vie intérieure,  dans la vie charnelle, affective et c’est en habitant l’existence qu’on peut comprendre celle-ci.

Là, nous avons une expérience authentique de Dieu, avoir la foi et être croyant, c’est ne plus faire de distinction entre notre existence et l’existence de Dieu et comprendre que LA Vie et notre vie sont inséparables. Nous sommes des êtres moraux lorsque nous mettons en adéquation notre vie avec LA Vie et jamais nous ne sommes autant heureux que quand LA Vie vit dans notre vie.

Quelque chose de plus

Bien sûr que nous pouvons nous inspirer de l’exigence fondamentale dont parle Jaspers et dire que nous sommes confrontés au choix de la vie ou de la mort, de l’être ou du néant, de la transcendance ou de la banalité.

Bien sûr que la morale est liée à l’expérience de l’absolu, du sérieux et de la loi.

Bien sûr que la morale c’est l’expérience de la vie intérieure et la nécessité d’aller dans la dynamique de cette vie intérieure.

Bien sûr que la morale c’est l’expérience du visage.

Mais il y a quelque chose de plus. Pour comprendre la Bible, la religion et le Christ, il y a un principe absolu qui est de donner congé à la banalité, de voir les choses avec les yeux de l’extraordinaire et de dire que tout va infiniment plus loin qu’on ne le pense. Tout est infiniment plus profond, plus large, plus beau qu’on ne l’imagine et on n’a pas encore commencé à comprendre ce qu’est vraiment la vie, l’homme, le monde et par extension, la morale.

Là, on tient un principe extrêmement original et génialement religieux. Ce qui caractérise la pensée du Christ dans les Evangiles, c’est sont opposition au pharisaïsme, et à cette occasion, la révélation d’une véritable morale.

Notre vision du monde est, en général, morte et nous sommes tous vieux parce que nous avons tendance à venir du passé en oubliant que nous venons de l’avenir. Lorsqu’on parle de la morale et de la religion, nous disons que la morale vient de la religion qui en est la source, en quelque sorte, la religion est le passé de la morale et le lien entre la morale et la religion se trouve là.

Il faut arrêter de penser les choses en termes de passé car c’est la même chose que de penser qu’on sait tout, que le monde est fini, bref que la vie est morte. Si nous disons que la morale vient de la religion, quelque part, nous sommes morts dans notre rapport à la morale et à la religion. Nous sommes morts à toutes choses, nous sommes dans une position dogmatique.

Etre dans une position vivante, c’est dire qu’on ne sait encore rien de la morale, on ne sait encore rien de la religion, que la véritable morale et la véritable religion sont bien éloignées de ce que nous pensons être la morale et la religion, que nous balbutions et qu’à un moment, il faut venir de l’avenir. Levinas a une ouverture merveilleuse lorsqu’il dit que si nous voulons comprendre quelque chose à la morale, il faut avoir une dimension charnelle, érotique et affective à la vie, il faut faire l’expérience de notre vie et découvrir qu’elle n’existe pas s’il n’y a pas LA Vie et l’autre.

C’est très bien de dire que notre vie est notre vie parce qu’il y a LA Vie, oui mais LA Vie, on ne sait pas ce que c’est parce qu’elle vient de l’avenir et de LA VIE qui est encore plus grande que LA Vie parce que LA Vie n’est rien par rapport à ce qu’est LA VIE véritable. Nous sommes là, devant quelque chose d’extraordinaire, c’est-à-dire que nous vivons l’expérience christique qui consiste à mourir à la banalité pour naître à l’extraordinaire.

L’expérience de la croix, c’est l’expérience de la mort/ résurrection, dans notre vie cette expérience nous la vivons lorsque nous mourrons à la banalité pour naître à l’extraordinaire. La morale est quelque chose d’extraordinaire, de divin, de sublime et vivre l’expérience morale, c’est mourir à la morale telle que nous la connaissons pour naître à la morale telle que nous ne la connaissons pas encore. En ce sens nous comprenons pourquoi le Christ n’est pas venu apporter la morale, il n’est pas venu apporter l’immoralité, il est venu apporter plus que la morale, il est venu apporter LA VIE, c’est-à-dire l’avenir et tirer le monde de son emprisonnement dans le passé.

Poser la question de la morale et de sa relation à la religion, c’est entreprendre une expérience révolutionnaire au sens noble du terme, c’est-à-dire une expérience de restauration et de remise sur le trône car la véritable expérience humaine est une expérience royale. Dans tous les Evangiles, l’homme est pensé comme un roi dans un royaume. La dimension royale de l’existence, c’est ce qui se passe quand nous voyons extraordinairement les choses et pas banalement. A ce moment là, nous rentrons dans la glorification, nous ne pensons plus, nous chantons, nous ne marchons plus, nous dansons et à partir de là, tout commence.