« Va et ne pèche plus »
Introduction
Nous allons parler du péché et de la question de la culpabilité. Pour pouvoir comprendre ce qui est lié au péché, à la souffrance et à la mort, il convient de partir de la connaissance, parce que le péché ne signifie pas la faute, mais rater la cible. La faute, nous le verrons, est une conséquence du péché, la souffrance et le mal également. Je pense qu’on ne comprend rien au péché, au mal, à la souffrance et à la mort si nous ne comprenons pas qu’il s’agit du mal, de la souffrance et de la mort de la connaissance, et du péché de la connaissance.
Lorsque nous parlons du mal, de la souffrance et de la mort, nous avons toujours à l’esprit les images de la souffrance, de la mort et du mal humain. Nous voyons les effets du péché et nous prenons les effets pour les causes. Nous sommes pris de compassion pour les hommes qui souffrent du mal et de la mort et notre premier réflexe, c’est de nous révolter contre ce qui provoque le mal la souffrance et la mort, et de chercher des solutions techniques économiques et politique à ce problème.
Cependant, nous passons complètement à côté du fait que les sources du mal de la souffrance et de la mort, sont liées à la connaissance. Ce que nous voyons, est la conséquence d’un drame terrible qui concerne la connaissance.
L’expérience de la connaissance
Il est bon de revenir à la connaissance parce que cela a été la grande erreur dans la façon dont le christianisme a été développé. Dans le monde occidental, le péché originel serait le mal que l’homme a commis par une désobéissance envers Dieu et qui entraine le fait que l’homme est chassé du jardin d’Eden. Ceci pèse lourdement sur les épaules des hommes, en fait les choses sont infiniment plus profondes que cela, est pour les comprendre, il importe de revenir à la connaissance.
L’expérience de la connaissance est l’expérience la plus haute et la plus profonde à laquelle les hommes puissent accéder. Pour le comprendre, il importe de revenir à l’origine. La connaissance est comparable à ce qui se passe lorsque l’homme et la femme s’unissent en rentrant l’un dans l’autre, c’est l’état d’intimité maximum qu’il peut y avoir entre deux être, la connaissance, c’est l’intimité avec la vie. Bergson l’exprime très bien à travers l’image de la profonde intériorité. Pour lui, dans le fond de l’existence on assiste à une interpénétration des éléments qui la constituent, la vie est intérieure à la vie, tout est pénétré de vie et débordement de vie. On est dans un temps créateur qui débouche sur une vie de plus en plus riche et ceci caractérise la durée pour Bergson.
L’expérience de connaissance est une expérience amoureuse où, pénétrant et étant pénétré par l’intime même des choses et des êtres, je déborde de vie, ce débordement de vie donne un temps créateur, une vie de plus en plus riche qui dure de plus en plus longtemps en s’épanouissant de façon de plus en plus vaste. Lorsque nous vivons dans cet état de connaissance nous avons la notion de la justesse qui va être au cœur du jugement et du discernement et au cœur des idées.
Les idées sont les formes fondamentales qui informent la création pour donner naissance aux différents éléments de celle-ci. Les idées sont les lumières créatrices qui permettent de concevoir ce qui est, de le faire rentrer en moi sous la forme d’une image mais également de pouvoir les produire à l’extérieur sous la forme d’une image. Avoir l’idée de quelque chose, c’est être capable de saisir le noyau créateur lumineux de cette chose. L’expérience de la connaissance et de la lumière, se traduit par notre capacité à juger des choses, c’est-à-dire à être capable de produire une appréciation pertinente et adéquate. J’apporte de la lumière par mes jugements, à l’intérieur des choses et des être ainsi que dans les relations avec eux.
Lorsque nous vivons une expérience de connaissance, nous vivons une expérience d’union, d’amour et d’intimité profonde avec toute chose, tout être et avec la création. L’expérience de la connaissance c’est l’expérience de la communion et de l’unité avec la totalité de la création, c’est à dire la contemplation, que les grecs appelaient la theôria, la vision la plus haute et la forme de vie la plus active. Connaître, vivre, rentrer dans l’intimité de toute chose et laisser cette intimité rentrer en nous, c’est vivre de la manière la plus active qui soit. Nous opposons souvent contemplation et action, or la contemplation en profondeur et l’action, c’est la même chose. Rentrer dans la connaissance c’est faire vivre toute chose et permettre à tout être de s’épanouir et de révéler ce qu’il est.
Cette image se trouve dans la création et les hommes, mais elle est encore plus haute lorsqu’on a affaire à la connaissance spirituelle de Dieu puisqu’en connaissant Dieu nous sommes dans les structures ineffables qui sont derrière la réalité et qui permettent de produire et de comprendre celle-ci. Nous allons dans l’ineffable de l’univers matériel et humain, dans l’ineffable de la relation que nous pouvons avoir avec toute chose et tout être, dans l’ineffable de la relation que nous pouvons avoir avec Dieu.
Tout ce que nous vivons, tout ce qui se bâtit autour de nous a pour but la connaissance. Lorsque la tradition décrit la relation avec Dieu, elle dit que le but de Dieu c’est d’être connu par l’homme, de se laisser connaitre par l’homme. Le langage est un peu trompeur car lorsque nous entendons cette parole, nous pensons à la connaissance intellectuelle et scientifique, et nous avons l’impression que la connaissance est loin de la vie. La connaissance et la vie, c’est la même chose, et lorsque Dieu veut se laisser connaître par l’homme, cela veut dire que Dieu veut que l’homme vive de la même vie que lui et qu’il y ait une communion de vie à vie entre Lui et l’homme. La vie de l’homme doit devenir la vie divine pour que la vie divine puisse venir dans la vie humaine afin que Dieu et l’homme vivent d’une même vie. L’expérience de la communion dans la liturgie est l’expression de cette connaissance. Communier c’est faire l’expérience de la connaissance intime avec Dieu et le Christ qui rentre à l’intérieur de notre corps, qui s’incorpore à nous pour rentrer dans le tréfonds de nos cellules et de notre être profond.
La traduction de la connaissance est une vision illuminée de l’existence et profondément juste, lorsque nous sommes habités par la connaissance de la vie, ce que nous faisons est extraordinairement juste, c’est quelques chose qui ne pèche pas par excès ou par défaut, c’est exactement ce que cela doit être, c’est parfaitement conforme à ce qui est. Nous faisons alors l’expérience de la conformité, c’est un terme que l’on trouve chez Aristote qui avait le sentiment que la réalité obéissait à un ordre de la nature, à un ordre des choses qui sont conformes à ce qu’elles sont et qui sont par là même, naturelles. La nature ce n’est pas seulement l’être, c’est l’être de l‘être.
Aujourd’hui, on ne sait plus ce qu’est la nature car notre vision égotique est déformée, nous appelons la nature l’environnement, ce qui est autour de nous, avec nous au centre. Ce schéma de la nature est ce qui fait tout le mal de notre vie par rapporte à la nature, c’est-à-dire que nous voyons la nature par rapport à nous, au pouvoir que nous pouvons avoir sur les choses autour de nous, et nous perdons totalement de vue que la nature c’est l’être de l’être. Pour nous c’est l’environnement constitué des règnes minéral, végétal, animal et humain. Nous confondons la nature avec les règnes de la nature et les objets de la nature parce que ce qui nous intéresse c’est le pouvoir que nous avons sur la nature, et nous oublions totalement que la véritable nature est invisible et n’a rien à voir avec l’environnent ni les règnes de la nature, elle renvoie dans la conformité profonde de l’être avec lui-même. Ce qui fait que nous sommes dans la nature, c’est que nous sommes dans l’être même, l’être des choses dans leur nature profonde.
La caractéristique de l’Art est d’imiter la nature et de faire apparaitre l’être profond et la conformité avec l’être. Lorsqu’on voit certains tableaux, à un moment, il y a quelque chose qui nous touche car on voit apparaître l’être et la conformité avec l’être, à travers ce qui est exprimé dans le tableau. Cela se passe dans tous les arts, ce qui nous touche dans l’art, c’est la justesse de quelque chose qui nous touche, qui touche l’infini et qui en touchant l’infini touche nos cœurs et révèle la part d’infini qui s’y trouve.
Le manque de connaissance et le mal
Nous souffrons de ne pas savoir et de ne pas comprendre, nous mourrons parce que nous ne comprenons pas et nous avons affaire au mal autour de nous à cause de notre manque de connaissance. Ce qui caractérise le mal, c’est une rupture d’harmonie, ce qui est mal, c’est ce qui est mal fait, c’est ce qui n’est pas conforme à ce qui devrait être profondément. Quand quelque chose est mal fait, nous avons mal, nous subissons le mal sous la forme de la douleur, et à force de souffrir, on fini par mourir. L’expérience de la mort, c’est la rupture totale avec l’être, l’être est totalement absent et le monde se rempli de mort. Les expériences du mal de la souffrance et de la mort, sont des expériences ontologiques, qui touchent l’être même de toutes choses, qui touchent notre être. Nous souffrons parce que notre être est atteint en profondeur.
Lorsqu’on parle du mal dans notre monde, on n’entend jamais parler de l’être, de la souffrance de la connaissance, du mal et de la mort qui frappent la connaissance. On entend parler que du mal, de la souffrance et de la mort extérieures. Bien sur lorsqu’il y a le mal, la souffrance et la mort, il y a urgence de réagir contre le mal, la souffrance et la mort que nous voyons, mais nous oublions toujours de parler du mal de la souffrance et de la mort que nous ne voyons pas.
Quand l’être des choses n’a pas été soigné, les crises ont tendances à se reproduire, ce qui a été à la base du mal, de la souffrance et de la mort, revient parce qu’on a soigné les effets, et on n’a pas soigné les causes.
La notion de péché
Nous sommes dans un monde qui ne veut plus entendre parler de cette notion. Qui dit péché, dit culpabilité judéo-chrétienne et dans l’imaginaire collectif, cela réveille l’horreur que l’on peut avoir pour le christianisme. En gros, pour l’imaginaire contemporain, le péché serait le produit de la religion chrétienne obsédée par le mal et le désir de culpabiliser les hommes pour avoir du pouvoir sur eux. Cette vision des choses existe. Dans toutes religions, on trouve des personnes particulièrement moralisatrices qui ont tendance à culpabiliser les autres au nom de la religion. Mais ce n’est pas parce que certaines personnes donnent une image totalement déformée du péché, qu’il faut pour autant rejeter cette notion.
Le péché, ce n’est pas la faute, ni la faute originelle, c’est le manquement, le déséquilibre, le fait de passer totalement à côté d’une réalité et de ce qui fait sa nature profonde. Dans la Bible il est question du péché de l’homme et je crois qu’il est important de revenir sur cette notion. Il faut bien comprendre que le récit biblique qui nous parle de la chute de l’homme est totalement révolutionnaire et libérateur. Attention à ne pas interpréter le récit de la Genèse à travers l’image du péché originel, sinon nous allons passer totalement à côté de ce récit.
Lorsque j’entends « péché originel », j’entends qu’il y a dans l’homme quelque chose d’originellement pécheur, l’homme serait pécheur, mauvais et maudit par nature, vivant par nature dans quelque chose de tragique. Beaucoup de penseurs aiment l’idée du péché originel, ils disent qu’il est dommage de ne plus parlé du péché originel, car celui-ci donne une bonne appréciation de la réalité. Il y a quelque chose de mauvais dans l’homme, et la théorie chrétienne qui nous parle de la faute originelle de l’homme est très juste car elle permet de ne pas idéaliser l’homme. Contrairement à Rousseau qui pense que l’homme est bon par nature, ils disent qu’il semble plus juste de dire que l’homme est mauvais par nature et ainsi on se méfie des hommes.
A l’origine
Ce qui est à l’origine, ce n’est pas le péché, c’est la plénitude. Au commencement, se trouve l’homme adamique, c’est l’homme qui vit dans la plénitude. Le récit de la Bible est révolutionnaire, et non pas tragique parce qu’il raconte que le mal, la mort et la souffrance ont une histoire, ils n’appartiennent pas par nature à l’homme, l’homme n’est pas fait originellement pour souffrir et pour mourir, à l’origine, l’homme ne connait ni le mal, ni la souffrance ni la mort. Si le mal, la souffrance et la mort sont rentrés dans l’humanité, c’est à la suite d’une histoire et ils ne sont pas naturels.
Dans mon livre sur la souffrance, j’ai écrit qu’il faut lire le récit de la Genèse comme un récit de libération, l’important n’étant pas de culpabiliser les hommes, mais au contraire, de leur permettre de comprendre pourquoi ils souffrent et surtout comment il est possible de ne pas souffrir. En écrivant cela j’ai eu le sentiment qu’une grande lumière entrait dans la pièce où j’écrivais, j’ai eu l’impression que des anges entraient avec des cymbales et étaient très contents de ce que j’avais écrit. Sur le moment je me suis dit que c’était mon imagination qui me jouait des tours, mais en fait pas du tout car quelques mois plus tard, je suis tombé sur un recueil de textes philosophiques destinés aux clases d’HEC, et j’ai vu mon texte où j’explique que le mal a une origine historique, et le commentaire du prof de philo qui avait choisi ce texte disait : « Vergely sauve la religion ». Encore quelque mois plus tard, je fais une conférence à la Sorbonne et à la fin, un homme se lève et me dit : « Je vous remercie Monsieur Vergely, parce qu’en écrivant que le mal avait une origine historique, vous m’avez complètement libéré de mon sentiment de culpabilité.
Je dis simplement que de temps à autre, on touche à certaines choses dans l’invisible, les choses que j’avais ressenties dans mon cœur me semblaient très justes, j’avais ressenti une grande joie intérieure et l’impression que les anges étaient heureux de ce que j’avais dit, mais je n’étais pas le seul. Quand j’ai exprimé cela, d’autres personnes qui n’étaient pas forcément chrétiennes se sont dit que cela illuminait leur vision des choses. Elles croyaient que le christianisme était la religion de la culpabilité qui faisait de l’homme un pécheur à l’origine et qui avait une vision assez tragique de la vie humaine, mais non, car ce qui est dit dans la Genèse, ce n’est pas que l’homme est un pécheur, mais qu’il peut se libérer du péché parce que celui-ci n’est pas une fatalité.
Le récit biblique de la Genèse
Il faut lire le récit de la Genèse comme un récit spirituel, symbolique et non pas comme un reportage sur la création. Certains ont une lecture littérale de la Bible et la voient comme un récit historique et journalistique et lorsque ce récit ne correspond pas à la réalité, ils disent que la Bible est un récit totalement fantaisiste et on oublie totalement que la Bible n’est pas un récit historique, car ceci est seulement notre vision des choses. Depuis le 19ème siècle, nous avons une vision historique et matérialiste des choses, nous décrivons le monde par rapport à l’expérience que nous en avons avec nos outils logico expérimentaux, et tout ce que nous pouvons vérifier par nos capacités logiques, apparaît comme vrai, le vrai c’est ce qu’on peut vérifier. Or la portée du récit biblique est liée à une vérité qui n’est pas la vérité scientifique que je vérifie, mais une vérité intérieure que je vis. Cette vérité intérieure, c’est de proclamer au monde qu’il peut être sauvé, que l’homme n’est pas voué par nature à pécher, à souffrir et à vivre dans la mort parce qu’à l’origine se trouve la connaissance et que le mal, la souffrance et la mort, sont une rupture à l’intérieur de la connaissance.
Au milieu du jardin d’Eden se trouve l’arbre de vie et à côté de lui l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Nous voyons toujours le jardin d’Eden comme un jardin avec Adam et Eve nus au milieu des fleurs et des arbres. En hébreux, le mot paradis et formé de quatre consones qui désignent les quatre niveaux d’interprétations, le niveau littéral, le niveau historique, le niveau moral et le niveau mystique. Le paradis c’est le jardin du sens et il décrit l’expérience de la connaissance, c’est ce qui se passe lorsque je vais du sens littéral au sens historique, puis au sens moral et personnel, et du sens personnel au sens mystique et transcendant. La pensée médiévale à bien décrit le cycle de l’interprétation à travers cette formule : « De l’extérieur à l’intérieur et de l’intérieur au supérieur ». C’est l’accès à la connaissance qui englobe tout, par principe, l’homme est un être de connaissance, mais il est aussi un être vivant et en cela, il a deux vies, celle qu’il vit et celle qu’il fait vivre. Dieu donne à l’homme la connaissance, celle-ci est inscrite dans son cœur, nous avons à l’intérieur de nous-mêmes, une connaissance innée des choses divines et des structures célestes et paradisiaques de l’existence, nous avons une relation avec l’ineffable, mais il importe de faire vivre cette connaissance. Cette connaissance est vivante non pas parce que nous la subissons mais parce que nous la faisons grandir, et c’est là qu’intervient l’épisode qu’on va appeler de l’exil, de la chute ou du péché.
Les deux modalités de la connaissance
Le drame de la condition humaine est lié aux deux modalités de la connaissance qui sont les nôtres. Nous avons la possibilité de connaitre les choses par la communion et par la vie, ce qui est la connaissance dans sa plénitude, ou alors nous pouvons avoir une connaissance donnée par le bien et le mal qui est une connaissance dégradée.
Nous sommes abreuvés de cette connaissance par le bien et le mal car le monde fonctionne à travers le prisme du bien et du mal, c’est notre reflexe spontané parce que l’égo veut utiliser les choses pour son propre profit et va les juger en fonction du bien et du mal. Si c’est bon pour lui, il le garde, si c’est mauvais, il le jette. Lorsqu’on voit les choses à travers le bien et le mal, on se coupe totalement de la connaissance par la communion, on ne peut plus avoir accès au jardin du sens, on est privé de cette relation intime avec toute chose. Si nous voulons avoir accès à la connaissance profonde, il importe d’arrêter de juger les choses en termes de bien et de mal en nous mettant au centre. Il importe de recevoir la vie, de la laisser rentrer en nous et de rentrer en elle, parce que nous vivons une expérience d’amour, de contemplation, nous sommes au-delà du bien et du mal, nous sommes dans la vie qui nous enseigne et nous parle de l’intérieur.
Regardons les enfants, lorsqu’ils sont dans leur jeu, le monde n’existe plus, ils sont dans leur univers qui est la réalité pleinement vécue et qui les fait pleinement vivre. Regardez ce qui se passe dans notre vie lorsque nous vivons des moments où nous nous laissons totalement envahir par l’expérience de la communion, nous sommes apaisés et libérés. Dans notre monde nous sommes toujours dans l’inquiétude, dans un rapport au mal, à la souffrance et à la mort, ce qui fait que nous avons très peu de moments où nous sommes capables de vivre cette plénitude. Le drame c’est notre condition d’adulte où, enfant, nous avons connu des moments de plénitude que nous avons perdus en grandissant et nous avons de plus en plus de mal à les retrouver. Nous vivons dans l’inquiétude continuelle.
Le drame des Lumières
Le drame des Lumières c’est d’avoir aggravé la condition humaine, quelqu’un comme Diderot a totalement changé les structures de la morale. Cela m’a coûté de le découvrir parce que Diderot est quelqu’un de très sympathique et je n’avais pas envie de le critiquer. Pourtant la période des Lumières est une catastrophe parce qu’ils ont fait le contraire de ce que faisait la sagesse grecque qui mettait au cœur de la vie, la quiétude et la contemplation. Diderot explique que la quiétude c’est la mort et qu’il faut que l’homme vive dans l’inquiétude. L’inquiétude, c’est l’homme qui s’intéresse à tout, c’est le neveu de Rameau qui est capable de tout faire et de tout vivre comme un homme orchestre, cependant cet homme n’est plus capable de quiétude intérieure, il est dans l’inquiétude car il ne veut manquer aucun plaisir, il veut pouvoir tout posséder et Diderot fait une apologie de la passion.
Ce qui est dramatique, c’est que cette apologie de la passion est l’essence du totalitarisme, du système de la domination totale, permanente et continuelle du monde. Ceci est l’espace de notre modernité, un espace qui a été très bien vu par un évènement qui a une portée symbolique énorme et qui est la suppression du dimanche. C’est peut-être très pratique pour certaines personnes, mais cela veut dire un monde dans lequel on n’est jamais dans la quiétude, dans lequel on n’arrête jamais de travailler et de tout dévorer, on est dans cette espèce de passion qui dévore tout, qui est en train d’épuiser la planète et l’humanité.
L’esprit du mal, de la connaissance et de la mort, c’est ce qui se passe lorsqu’on passe de la connaissance de la vie et de la communion profonde, à la connaissance qui passe par le bien et le mal. On parle continuellement de la pollution dans notre monde, mais la première pollution, elle est là, elle est dans le bien et le mal car cela épuise notre énergie parce que lorsqu’on voit les choses avec les yeux du bien et du mal, on ne vit pas la communion et on perd toute l’énergie qu’elle pourrait nous procurer. On est en train de s’épuiser et d’épuiser le monde parce que nous avons coupé le lien avec les énergies célestes de l’origine.
La chute
L’expérience de la chute est une expérience de confusion qui est dans l’être humain entre son être inconscient et son être conscient. Il y a en nous deux types d’hommes, il y a l’homme premier et l’homme fondamental. L’homme premier est un homme utile pour vivre, c’est l’homme capable de maitriser l’environnement immédiat et cet être premier est absolument nécessaire, il faut un minimum de bien et de mal pour survire dans l’existence, il faut avoir le sens de ce qui est bon et de ce qui est néfaste pour moi. Mais attention, cet homme n’est pas l’homme accompli et fondamental, l’homme véritable, c’est celui qui est capable de dépasser cet homme primaire pour aller vers l’homme de connaissance et de communion, l’homme déifié, c’est-à-dire le Christ.
Le drame du jardin d’Eden, c’est la confusion que l’homme fait entre l’homme primaire et l’homme fondamental. Lorsque l’homme est appelé à la vie, il va faire vivre la vie en partant de cet homme primaire. Il est dit que Dieu met l’homme devant la vie, devant le bien et le mal et il lui dit : « ne manduques pas du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. », manduquer c’est ce qui se passe lorsque je me nourris de quelque chose. Il n’est pas dit : « Ne manges pas du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal », mais « n’en fais pas ta nourriture essentielle parce que tu es fait pour aller dans la véritable nourriture qui est celle de la communion, tu es fait pour aller vers l’être de plénitude et tu n’es pas fait pour demeurer un être primaire ». Ce qui fait que l’homme va dévier dans son rapport à la connaissance, c’est le dialogue que la partie inconsciente de lui-même va avoir avec l’esprit rampant, l’esprit primaire, le serpent. Le discours du serpent est de dire à l’homme : « Dieu ne veut pas que tu prennes du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, parce que si tu en prends, tu vas être comme Lui et Il ne veut pas que tu sois comme Lui. »
Là on rentre dans ce que René Girard appelle la rivalité mimétique, René Girard dit qu’à la base des relations qui structurent le mal dans le monde, on a affaire à la jalousie, à l’envie et à la méconnaissance. Ce sont les mauvaises pensées qui masquent la réalité des choses et qui parfois, tournent en mal ce qui est un bien. Recommander à l’homme de ne pas se repaître du bien et du mal c’est le commandement de l’amour de Dieu, ce n’est pas un interdit et ce n’est pas une expression de la jalousie de Dieu. La phrase du serpent est absurde car l’homme a été créé à l’image de Dieu, or le serpent dit que Dieu ne veut pas que l’homme soit comme lui, ce qui est un mensonge car l’homme est déjà à l’image de Dieu. Dieu, justement, veut que l’homme soit comme lui, mais le serpent tourne les choses à l’envers parce que c’est la réaction normale quand on est primaire. Si quelqu’un nous dit « je te recommande de ne pas prendre cela », si je suis primaire, j’ai des mauvaises pensées et dans ce cas je me dis qu’il ne veut pas que je prenne cela parce qu’il veut le garder pour lui. On est là, devant une rupture de connaissance, c’est ce qui se passe lorsqu’on tombe de l’intelligence illuminée à l’intelligence rusée et maligne qui voit le mal partout, qui voit des conflits et de la jalousie partout.
Cette rupture totale dans l’expérience de la connaissance va déboucher sur une humanité primaire coupée de ses racines célestes et qui n’est plus capable de voir les choses avec les yeux de la communion. Cela produit un monde primaire qui organise les structures et la réalité humaine de manière primaire à travers des modalités qui font du mal, qui font souffrir et qui débouchent directement sur le monde de la mort. On le voit dans la barbarie qui est à l’intérieure de notre monde, en particulier dans les sophismes qu’il y a en politique et qui font que dans la vie si on veut faire bouger les choses, il faut être violent sinon on ne peut pas se faire entendre. Platon combat déjà ces sophismes car ils pourrissent la vie politique et la vie humaine. L’expérience de l’homme primaire débouche sur la naissance de la culpabilité de l’homme, lorsque l’homme premier a commencé à se repaître du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il fuit Dieu et s’apercevant qu’il est nu, il se couvre avec des feuilles en ayant honte de sa nudité. Cette nudité c’est, en réalité, la vision faussée que l’on a de l’innocence. La véritable nudité de l’homme c’est l’innocence, c’est cet état de vide qui permet de tout recevoir, c’est la caractéristique de l’enfant, c’est-à-dire de la nouveauté. La nouveauté est vide, elle est ignorante et, ne sachant rien, elle peut tout recevoir. Quand on est un homme libre, on n’a pas peur de ne pas savoir, d’être ignorant, d’être vide, on n’a pas peur d’être nu, parce qu’on sait que c’est la plus belle manière de pouvoir recevoir, on n’a pas honte d’être pauvre et de recevoir d’un autre.
Lorsqu’on a perdu le sens de la plénitude, on a l’impression que si on est vide, on est ignorant, on ne sait rien, on est abandonné, on est pauvre et on ressent de la colère qui se traduit par la culpabilité. La colère c’est l’expérience de la violence et la culpabilité, c’est la violence que l’on a à l’égard de soi-même, on ne s‘aime pas, on n’aime pas les autres, on a honte de soi, on a honte des autres parce qu’on est en colère. Pour essayer de combler ce vide qu’il y a à l’intérieur de nous, on va essayer de capitaliser des connaissances et des richesses et on se coupe de l’expérience de la connaissance.
La genèse, une leçon de connaissance
Avec le récit de la Genèse, nous avons affaire à une extraordinaire leçon de connaissance et de libération de l’homme, car l’intérêt de tout ce qui vient d’être dit, c’est de fonder une véritable éthique, c’est-à-dire un véritable mode d’être dans la relation au monde et aux autres. En lisant la Bible, je comprends que le problème fondamental de l’homme est un problème de connaissance, parce que j’ai le choix d’être un homme primaire ou bien d’être un homme accompli et éveillé. Je dois répondre à la question « Quel homme veux-tu être ? Veux-tu rester un homme primaire ou bien veux-tu aller dans la connaissance ? ». Là nous avons le début d’une expérience éthique fondamentale, je pense que la question de l’homme primaire et de l’homme de la connaissance, c’est un problème continuel. Tous les jours nous sommes confrontés à cette question et tous les jours, nous sommes tentés par l’homme primaire qui est en nous et nous nous rendons compte qu’à notre insu, nous réagissons d’une manière primaire.
Une éthique est une manière de vivre, c’est une manière d’écouter la vie, c’est entendre, c’est rencontrer ou bien l’homme primaire, ou bien l’homme fondamental. Il y a des moments où on se laisse prendre par l’homme primaire et d’autres moments où on est libéré par l’homme fondamental.
L’expérience du péché
L’expérience du péché, c’est ce qui me permet de passer de l’homme primaire à l’homme de connaissance. Lorsqu’on parle du péché, on parle d’une expérience de conscience et de lucidité à l’égard de soi-même, on sent si certaines choses sont justes, en particulier lorsqu’on est dans le domaine de la pensée et de la vie spirituelle, on est guidé par la chose juste. La chose juste renvoie à l’équilibre ineffable de la vie qui s’exprime par l’équilibre du monde et par l’équilibre de nous-mêmes. Est-ce que ce que nous vivons est équilibré, est ce que je suis équilibré, est ce que je suis en équilibre par rapport à moi-même ?
Les arts martiaux orientaux nous apprennent à nous centrer, à sentir notre équilibre dans notre corps, à voir où se situe notre centre de gravité, et lorsqu’on peut faire cette expérience physique de l’harmonie intérieure, on sent beaucoup d’énergie en nous et on sort de l’espace de la souffrance, du mal et de la mort.
Pour pratiquer un peu la vie intellectuelle et la philosophie, je dois dire que mon guide, c’est l’équilibre par rapport à tout ce que je raconte et à tout ce que je dis, je suis en prise directe avec cet être, et si ma parole n’est pas juste, je suis immédiatement averti de l’intérieur. Si effectivement je dis quelque chose qui n’est pas juste, il y a une grande souffrance dans mon être. On le voit aussi très bien dans la relation avec autrui, il est extrêmement important d’avoir une relation juste, l’expérience du péché est une expérience extraordinaire, c’est l’expérience du maitre qui nous apprend à être dans notre axe, à être centré entre le ciel et la terre pour qu’ils soient dans un état de communion. Je trouve merveilleux de vivre avec ces notions de ce qui est juste et équilibré ou de ce qui n’est pas juste et déséquilibré.
Dans le rapport que l’homme peut avoir avec Dieu, il n’y a aucune culpabilité, c’est-à-dire que Dieu ne fait jamais honte à l’homme d’être dans l’état où il est, c’est la divine sagesse qui nous apprend à nous équilibrer en évitant les déséquilibres à l’intérieur de nous-mêmes qui se retournent contre nous. On fait une erreur profonde lorsqu’on ne veut pas entendre parler du péché à cause de certains religieux qui nous ont culpabilisés, car le bon usage de la notion de péché est une centration de nous-mêmes dans la lumière divine qui rentre en nous pour nous équilibrer et nous apprendre la justesse profonde et ineffable de l’existence.