35 – Par-delà le bien et le mal

Regardez ICI un extrait de la conférence en vidéo

On remet toujours en question le bien et le mal, on se veut par-delà le bien et le mal et on le fait un peu hâtivement.

Non pas que le bien et le mal ne soient pas critiquables, mais nous avons vu que la question du bien et du mal renvoient à la conformité, à l’être et à l’étincelle divine qui se trouvent en nous. C’est cette conformité à l’être qui donne du sens à l’imitation, notre monde se trompe lourdement en pensant que la liberté se trouve au-delà de tout modèle et qu’elle réside dans le fait de s’inventer et de se créer soi-même. On s’aperçoit que rien ne se fait sans l’imitation, sans un modèle, sans intériorisation par l’imitation qui va vers l’intérieur et qui permet d’aller vers le supérieur et l’unique. L’énorme erreur de notre monde est de croire que l’imitation d’un modèle et la conformité nous enferme dans une vision conservatrice, aliénée et étrangère à nous-mêmes, alors qu’il n’y a pas plus créateur que de passer par l’imitation d’un modèle.

Ce n’est pas parce qu’il y a des conservateurs et un conservatisme qu’il faut éliminer le fait de se conserver, ce n’est pas parce qu’on parle de la conformité sur un mode conformiste qu’il faut l’éliminer. Il y a une expérience extrêmement profonde à ce sujet, c’est l’expérience intérieure, nous sentons si nous sommes conformes à ce que nous devrions être ou si nous ne le sommes pas. Lorsque nous ne sommes pas dans notre axe et conformes à nous-mêmes, il y a quelque chose en nous qui souffre. Le sens profond du bien et du mal est celui de la conformité et de la non-conformité, celui que l’on trouve dans le judaïsme qui s’appelle l’accompli et l’inaccompli.

Nous allons cependant voir la nécessité qu’il y a à dépasser le bien et le mal et nous le ferons en trois temps :

Premier temps : que signifie le dépassement du bien et du mal ?

Deuxième temps : le dépassement du bien et du mal à la manière dont il se fait habituellement.

Troisième temps : le dépassement du bien et de mal à la manière dont il se fait christiquement.

Tout être humain recherche le dépassement du bien et du mal, c’est l’état divin et céleste par excellence, mais l’erreur est de vouloir y aller sans Dieu et sans le Christ. Notre époque pense pouvoir dépasser le bien et le mal sans religion et sans transcendance et elle n’y arrive pas, mais ce dépassement est possible lorsqu’on prend en compte la dimension religieuse, divine et christique.

Le dépassement du bien et du mal

Le plaisir et la joie

La caractéristique du sage est de ne pas avoir besoin du plaisir pour avoir du plaisir, quand on réfléchit au plaisir, il y a deux manières de l’aborder. La manière courante est d’aborder le plaisir comme la satisfaction d’un manque, mais c’est un plaisir douloureux car il dépend d’un manque et il n’est libéré à l’égard de ce manque que momentanément, et pas ontologiquement. Le véritable plaisir réside dans quelque chose qui va au-delà du plaisir et qui consiste à ne pas avoir besoin du plaisir, c’est à dire de la satisfaction d’un manque. Cela renvoie à ce qu’on appelle « la joie » qui est une satisfaction au-delà de la satisfaction, qui se fait avec tout l’être et pas seulement avec un organe. C’est quelque chose que Gilles Deleuze a pressenti dans son livre L’anti-Œdipe lorsqu’il fait la distinction entre deux rapports au corps, le rapport au corps organe et celui au corps sans organes. D’une part  nous avons des organes et nous satisfaisons un certains nombre de besoins liés à ces organes, d’autre part, le corps sans organe est le flux de vie qui est lié à notre corps profond et qui ne s’identifie pas aux organes.

Le corps de charité

La caractéristique du sage c’est qu’il est dans le corps profond et il est dommage que gilles Deleuze ne soit pas allé dans les profondeurs eschatologiques et théologiques de ce corps. Quand Saint Paul et le Christ parlent du corps, c’est de ce corps profond, du flux de vie à l’intérieur de chacun de nous qui est capable de tout embrasser parce qu’il est porteur de l’Esprit et de la Charité, lorsque nous faisons une expérience du corps, nous embrassons tout.

La représentation byzantine du Christ Pantocrator qui embrasse tout est magnifique. En occident, le Christ est souvent représenté souffrant sur la croix, alors qu’en Orient il est représenté dans la gloire, et il y a là une expression extrêmement profonde du corps dans lequel nous nous trouvons. L’expérience du passage du plaisir à la joie est celle de la découverte d’un autre corps en nous, du véritable corps de charité capable de tout embrasser.

Le dépassement dans l’existence

Dans notre existence, le dépassement est une nécessité, il est important de rentrer dans l’existence et de la dépasser. Lorsqu’on dépasse, on est au-delà du pour et du contre, on est ailleurs, on est dans la vie, dans l’être fondamental, dans quelque chose qui dépasse toute discussion.

Un sage est un sage parce qu’il ne recherche pas la sagesse, il n’en n’a plus besoin, et c’est en cela qu’il est sage. Un sage qui rechercherait la sagesse, en serait dépendant et connaîtrait d’un côté la souffrance et de l’autre côté, l’orgueil, il ne serait donc pas dans la sagesse.  Dans le dépassement de la sagesse où on n’est plus dans la quête de la sagesse, on est libéré à son égard et on ne connait plus ni souffrance ni orgueil, le sage qui s’inquiète de sa sagesse n’est pas sage.

On retrouve cela chez maitre Eckart lorsqu’il parle du désir de Dieu, il dit que lorsqu’on cherche Dieu, il faut se dépouiller de tout, y compris de la quête même de Dieu, et là, on commence à être en Dieu. C’est une très belle perception de ce qu’est la vie spirituelle et mystique, la véritable mystique est donnée, ce n’est pas quelque chose que l’on cherche, c’est quelque chose que l’on est et on est au-delà du désir. Il peut y avoir un désir de Dieu qui nous en éloigne et qui nous renvoie à une inquiétude de Dieu dans laquelle on se regarde dans sa relation avec Dieu. C’est ce qui arrive parfois dans la vie de certains chrétiens qui s’inquiètent trop à propos d’eux-mêmes et de leur relation à Dieu, ils veulent savoir si Dieu les aime et s’il est avec eux, ils se regardent trop et ne s’oublient pas assez.

Dans la véritable mystique, nous pouvons connaître quelque chose de l’ordre de « par-delà le bien et le mal » qui est la chose la plus extraordinaire dans la vie et qui s’appelle la paix et la sérénité.

La paix et la quiétude

Les sages de l’antiquité recherchaient la paix et la quiétude de l’âme et ils avaient raison, car on peut posséder tous les biens de la terre, si on n’a pas la paix et la quiétude, on ne possède rien. La paix et la quiétude, c’est le dégagement à l’égard de toute chose qui fait, comme le dit Saint Paul, qu’on est dans le monde sans être du monde. Cette parole est celle de la liberté absolue, du dégagement absolu à l’égard des choses qui fait que l’on peut goûter à tout sans être prisonnier de rien. Quand tel est le cas, on vole à travers l’existence et, pour reprendre cette définition de Rimbaud par Verlaine, « on est un homme aux semelles de vent », on danse sur les nuages, et là, on est réconcilié avec l’existence.

Ces moments de « dégagement » sont les moments les plus extraordinaires de la vie, on s’en aperçoit dans notre époque où il y a tant d’angoisse et de stress, nous avons beau vivre dans un monde prospère, si nous ne connaissons pas la sérénité et la quiétude, nous sommes dans la souffrance.

Dans les années 68/70, les jeunes faisaient la route vers l’Inde et s’initiaient à la méditation, ils recherchaient cet état intérieur de dégagement et de hauteur qui permet d’être délivré à l’égard de l’existence et de pouvoir vivre les choses en n’étant pas possédé et en ne voulant pas posséder, en étant délivré du Malin, le Malin étant la possession au sens démoniaque du terme. Voulant posséder, on est possédé, et étant possédé, on veut tout posséder, on est enchaîné par le désir de posséder qui nous amène à être sans arrêt frustré, sans être comblé par rien.

Léger, serein, en paix, c’est ce qui caractérise l’état intérieur par-delà le bien et le mal.

L’expérience de la chose même

Hegel nous fait comprendre que l’état par-delà le bien et le mal renvoie à l’expérience de la chose même, lorsqu’il réfléchit sur la constitution de la connaissance, il rappelle qu’il y a trois moments :

Premièrement, le moment de la représentation juste, on voit une table et on dit que c’est une table.

Deuxièmement, le moment de la pensée qui est une contestation à l’égard de la représentation juste pour faire rentrer l’expérience émotionnelle subjective à l’intérieur de l’existence. Ce qui fait qu’un peintre peint un objet, c’est qu’il ne se contente pas de faire une représentation juste, mais il va peindre la table telle qui la sent et il va dire que la table n’est pas une table, mais le symbole d’un état intérieur qu’il manifeste à travers la représentation picturale non plus objective mais subjective.

Troisièmement, cela aboutit à la révélation et la manifestation. Il y a une table, il y a la table telle qu’on peut la voir et puis il y a autre chose qui est l’existence. Lorsqu’on a la représentation objective et la représentation subjective, on fait l’expérience de l’existence, on voit la vie, et la vie n’est ni objective, ni subjective, la vie est la vie, on est devant la révélation ou l’auto révélation de la vie.

Pour le philosophe Ferdinand Alquier la vie est ou objective et scientifique ou subjective et personnelle, mais l’idée de l’auto révélation de la vie, c’est-à-dire une expérience de l’absolu est quelque chose d’aberrant. Ce n’est pas du tout aberrant, on peut respecter les connaissances objectives et subjectives, mais il y a des moments absolus dans lesquels la vie se manifeste, des moments où on voit l’extraordinaire de la vie. Bien sur, ceux qui restent au niveau objectif ou subjectif ne pourrons jamais comprendre cela parce que pour eux l’extraordinaire ne fait pas partie de la réalité.

Ce qui nous fait penser, ce n’est pas simplement la science ou l’expérience personnelle, ce sont des moments absolus de l’existence où il y a la pensée, la vie, la révélation et on se rend compte de l’extraordinaire de l’existence, l’existence est spirituelle et ce spirituel est réel.

Toute expérience de beauté, de vérité, du bien et de la bonté relève de cela, l’expérience de la beauté n’est pas simplement subjective et esthétique, c’est, à travers quelque chose qui se donne sur un mode subjectif et esthétique, l’expérience de l’absolu et de l’extraordinaire. On ne se rendait pas compte qu’on existait et qu’il y avait, dans la réalité, quelque chose d’extraordinaire à la fois spirituel et réel, et on se rend compte que tout ceci existe et que l’existence est traversée par une présence fondamentale.

On est au-delà du pour et du contre, au-delà du bien et du mal, on est saisi et on découvre la deuxième vie dont nous parle le Christ dans l’entretien avec Nicodème lorsqu’il parle de la naissance à l’Esprit. Faire l’expérience de Dieu et de l’ouverture, c’est faire l’expérience d’une présence fondamentale qui dans quelques moments privilégiés et fulgurants de l’existence, traverse notre vie et nous bouleverse.

Ce qui fait que nous avons une conscience, c’est une conscience de notre conscience, c’est ce qui se passe lorsqu’on rentre dans l’absolu de la vie et dans la présence fondamentale de l’existence, cela permet tout le reste. Le Christ nous dit : « Cherchez d’abord le royaume des cieux et tout viendra par surcroit », vous aurez la conscience qui permettra de faire la science et de faire l‘humanité parce que vous aurez la conscience extraordinaire de l’existence.

Expérience de la beauté où on est saisi par quelque chose qui est plus que délectable, et qui va au-delà du délectable. Expérience de la vérité en conformité avec ce qui est, justesse fondamentale et ouverture à quelque chose qui est le Vrai. C’est ce qui se passe lorsqu’il y a une relation profonde entre ce que je pense et ce qui est, il y a une correspondance entre l’intérieur et l’extérieur, on est dans le Un et dans le Vrai, on est dans l’expérience morale fondamentale.

A ce niveau d’extraordinaire, on vit la véritable valeur des choses qui sert de principe et permet de tout guider. En ayant une conscience extraordinaire de la vie, on a une conscience extraordinaire des autres, de leur existence bouleversante, une conscience de la délicatesse de toute chose et on est infiniment respectueux et moral. A la base de cette expérience fondamentale de l’existence, il y a l’automanifestation et l’autorévélation de ce qui est.

La réalité divine

Si nous voulons maitriser le monde en composant, décomposant et recomposant les choses avec notre conscience analytique, nous ne pourrons jamais avoir accès à cette dimension divine fondamentale de l’existence et nous aurons une science sans conscience qui n’est que ruine de l’âme, comme le dit Rabelais.

Si la science n’est pas habitée par l’expérience de la présence fondamentale, cela donne une science dépourvue d’âme dans un monde dépourvu d’âme où on analyse tout mais où on passe à côté de l’essentiel.

Nous comprenons alors que dans cet état absolu, parler de morale, de métaphysique, voir de théologie n’a plus beaucoup de sens car nous sommes dans quelque chose de totalement nouveau.

Dans les Evangiles, lorsque les disciples sont effrayés en présence du Christ, ce n’est pas parce qu’ils ont peur, mais c’est parce qu’ils sont devant une dimension gigantesque, ce qui se présente à eux est au delà de toutes catégories, il est dit que « Jamais un homme n’a parlé ainsi », ils sont confrontés à une dimension vertigineuse parce qu’elle est extraordinairement réelle et précise. Il nous arrive parfois de dire, pour des choses très justes de la vie qu’elles sont effrayantes, par exemple « c’est effrayant ce que cet enfant est intelligent ! ». La réalité divine est tellement réelle que s’en est quelque chose d’effrayant et on est confondus parce qu’on a jamais vu le réel ainsi, jamais on ne l’a pressenti comme étant à la foi aussi fort et aussi proche de nous.

Arriver à cette conscience extraordinaire qui est par delà le bien et le mal demande de faire un certain chemin, voyons les chemins qui ont été pris pour accéder à cette dimension, il y en a de trois types : celui emprunté par les hommes antiques, celui emprunté par les hommes modernes et celui emprunté par les hommes postmodernes.

Dans toutes ces tentatives, il y a des choses très intéressantes, mais à chaque fois, il manque quelque chose. La philosophie et les sagesses humaines ont recherché désespérément cet état par delà le bien et le mal parce qu’elles recherchent la vérité, or la vérité, c’est la chose même qui se présente à nous sans fard. Quand on est dans la chose et dans la vie même, tout est juste, tout est là et on est absolument comblé, on est dans l’expérience de la béatitude.

Les hommes antiques

Epicure et le matérialisme

Epicure propose le matérialisme pour arriver par delà le bien et le mal, il dit que si nous pouvions devenir de la pure matière, nous serions comme des Dieux. Pour lui, ce qui fait que nous sommes dans la souffrance, c’est que nous pensons que nous sommes des hommes et que nous oublions totalement que nous sommes de la matière alors que la réalité se trouve dans la matière. Nous pensons que la réalité se trouve dans notre Moi, mais la réalité se trouve dans la matière, nous dit Epicure.

Si on analyse cette vision des choses, il est évident que d’un certain côté, Epicure nous donne un extraordinaire moyen pour nous libérer totalement, cependant, il y a très peu de gens qui soient purement matérialistes. Etre purement matérialiste est extraordinaire parce qu’on se débarrasse totalement de l’idée de notre humanité et du Moi, on pense que la seule réalité ce sont les atomes qui s’agrègent pour faire notre corps. Si nous avons cette idée, nous débouchons directement sur l’éternité parce que, si nous sommes des atomes, à notre mort, le corps va se désagréger, les atomes vont revenir dans l’univers et se recomposer avec d’autre atomes pour donner d’autre corps, de ce fait, on ne meurt pas.

Nous croyons que nous allons mourir parce que nous identifions la vie avec ce que nous voyons ici et maintenant, c’est-à-dire avec notre Moi et sa capacité de décision, ce qui est une chose très relative par rapport à la matière. Si nous étions capables d’être de la matière, nous vivrions une véritable extase, nous serions par delà la vie et la mort, par delà le bien et le mal, par delà l’être et le néant et nous connaîtrions l’éternité.

D’un certain point de vue, ce que dit Epicure est remarquable et il y a quelque chose de vrai, nous donnons beaucoup trop d’importance au Moi et pas assez à la matérialité, mais il y a une chose qu’il oublie complètement, c’est que celui qui dit cela ce n’est pas de la matière, c’est une personne humaine qui est seule capable de prononcer ce discours. Il y a un sujet capable de penser la matière et de libérer le sujet à l’égard de ses fantasmes, il y a dans la personne humaine, quelque chose qui va beaucoup plus loin que tout ce qu’on peut imaginer et sans laquelle la matière n’existe pas.

 On pense toujours que l’homme est peu de choses dans l’univers et que la réalité se trouve dans la matière, en bon matérialistes, nous pensons que l’homme est un épiphénomène de la matière, il est apparu dans l’évolution, il est amené à disparaitre et le monde pourra continuer après sa disparition. Ceci est complètement faux, l’existence de l’homme change totalement la donne dans la mesure où, du fait que l’homme existe, il y a une conscience pour regarder le monde et faire passer l’univers de l’inconscient au conscient. En un sens, le monde commence véritablement avec l’homme, et s’il n’y avait pas d’homme pour regarder l’univers, celui-ci n’existerait pas en tant qu’univers conscient.

Epicure pense nous libérer en disant que nous sommes matière, mais quelque part, cela ne nous libère pas. Ce qui nous libère, c’est d’avoir conscience d’être de la matière, la matière est extraordinaire dans la mesure où elle est le support de quelque chose d’autre, et c’est ce qui fait sont intérêt.

On peut dire qu’il y a deux matérialismes. Un matérialisme réducteur et un matérialisme créateur. Dire que l’homme est totalement libéré s’il n’est que matière, est quelque chose de réducteur, ce qui est créateur, c’est dire que l’homme est de la matière, non par inerte, mais porteuse de conscience et, de ce fait, cette matière devient encore plus matière. Ceci est une manière de se libérer, non pas par le vide, mais par l’expansion, c’est ce que l’on trouve dans la théologie négative lorsqu’il est dit que les choses ne sont pas simplement les choses mais quelles sont éminemment les choses, les hommes sont éminemment les hommes, la vie est éminemment la vie.

L’erreur d’Epicure n’est pas de nous ramener à la matière, mais c’est de ne rien faire de la matière et de ne pas lui donner toute sa dimension. L’homme est matière, mais il est extraordinairement matière parce qu’il est une conscience de la matière. Ce qui permet d’aller véritablement dans la béatitude, c’est l’expérience de la Personne.

Les stoïciens et l’acceptation

Les stoïciens pensent que pour être par delà le bien et le mal, il faut rentrer dans l’acceptation de toute chose et considérer que tout est une occasion de sagesse. Il est vrai que si tout est occasion de sagesse, il n’y a plus ni bien ni mal, et quelque part, tout est bien puisque tout est occasion de sagesse. Cependant, nous retrouvons le problème de la Personne, car c’est bien d’être « tout », mais celui qui dit « je suis tout », c’est bien un « Je suis » capable de devenir conscience de ce tout et par la même de lui donner du sens. Autrement dit, on est par delà le bien et le mal, parce qu’on est une Personne et c’est la Personne qui est par delà le bien et le mal, ce n’est pas le tout.

L’erreur que l’on fait c’est de croire que c’est la matière ou bien le tout qui permettent d’être par delà le bien et le mal.

Aristote et le juste milieu

Aristote pense qu’être par delà le bien et le mal, c’est être dans le juste milieu, c’est être dans la vie et dans l’action, mais celui qui est dans le juste milieu, c’est bien une Personne, ce n’est pas une action sans sujet. Celui qui est dans l’action, c’est une personne capable de porter la vie, comme on porte la matière et comme on porte le tout.

L’erreur du matérialisme antique c’est l’erreur du matérialisme en général, c’est de penser que c’est la matière, le tout ou l’action qui nous mettent au-delà du bien et du mal, en oubliant que c’est la Personne capable de penser l’action, le tout ou la matière qui permet d’aller par delà le bien et le mal.

On oublie tout le temps de parler de la Personne, on oublie tout le temps de dire « Je », on oublie celui qui parle, celui qui est vivant. La subjectivité, c’est la vie même, quand on a le sens de la matière, du tout ou de l’action, c’est parce qu’il y a un sujet et non pas parce qu’il y a de la matière, du tout ou de l’action. C’est le « Je » qui est l’ultra vivant, l’ultra matière, l’ultra tout, l’ultra action, c’est parce qu’il y a une conscience aigue de la matière que celle-ci existe. Nous ne venons pas de la matière, nous venons d’un hyper vivant capable de vivre la matière, d’un hyper agissant et d’un hyper tout capable de tout embrasser.

Les hommes modernes

Dans la manière moderne d’aller par-delà le bien et le mal on retrouve Spinoza, Diderot et Nietzche.

Spinoza et la vision divine de l’existence

Spinoza a voulu fonder une éthique sur la vision divine de l’existence, en substance, il dit que Dieu est d’une productivité infinie, comme un puits de vie sans fin et être dans la sagesse, c’est voir les choses comme Dieu les voit. Voir les choses ainsi, c’est être totalement délivré du bien et du mal parce qu’il n’y a ni bien ni mal car Dieu n’est pas de l’ordre du bien et du mal, il n’est pas le bien par rapport au mal, Dieu est Dieu parce qu’il est par delà le bien et le mal.

Ceci est vrai, mais là encore, pour dire cela, il faut qu’il y ait un sujet capable de le vivre, c’est Spinoza qui dit cela, ce n’est pas une chose qui se parle toute seule. Ce changement de point de vue qui libère l’homme du bien et du mal est possible parce qu’il y a une personne qui le vit et non pas parce que c’est l’automanifestation du vrai au-delà de tout sujet.

Diderot

Diderot a essayé d’être par delà le bien et le mal et ce qui le caractérise, c’est une subversion totale de la morale. Toute la morale antique a été fondée sur la quiétude et le but était la recherche de la paix de la l’âme et la sérénité, chez Diderot, on voit apparaître l’inquiétude élevée au rang de principe moral. L’inquiétude est caractérisée dans son ouvrage  Le neveu de Rameau, qui est un homme orchestre qui est capable de tout faire et d’être tout, il est constamment dans l’inquiétude parce que rien ne lui échappe. Saint Just fait l’apologie de l’inquiétude en disant que la quiétude c’est la mort alors que l’inquiétude c’est la vie.

Chez Diderot et chez Saint Just, l’inquiétude, c’est la volonté de la révolution française de devenir le tout et de permettre à la totalité de l’humanité de se manifester et de se réaliser. Le projet de la révolution française est de vouloir faire venir Dieu sur terre et de réaliser le tout divin et le tout vivant.

Un fois de plus, le problème c’est l’absence d’une Personne, être tout, c’est bien si cela est l’expérience d’une personne avec une histoire et une parole, quand ce n’est pas le cas, cela devient totalitaire car ce n’est plus une personne qui pense le tout dans le cadre d’une expérience personnelle, mais c’est le tout lui-même qui avale les personnes à travers la mise en place d’un système terrifiant fondé sur l’inquiétude.

Nous y sommes, nous sommes dans un monde totalement fondé sur l’inquiétude, on veut que rien ne nous échappe, on veut tout contrôler, nous vivons dans un monde de surveillance généralisé. Toutes nos données sur ordinateur sont contrôlées et vont l’être de plus en plus, on met notre vie dans un téléphone et ce téléphone lui-même est surveillé, bien sûr il nous ouvre des tas de portes, mais sans qu’on s’en rende compte, on est surveillé par celui qui nous donne ce téléphone. Le problème c’est qu’il n’y a plus de Personne et d’expérience personnelle derrière cela.

Nietzsche

Pour Nietzsche, être par delà le bien et le mal, c’est s’affranchir de la morale pour manifester totalement la volonté de puissance, c’est-à-dire la volonté de vie. Il n’a pas tort, il est vrai que la vie n’est ni bien ni mal, la vie est la vie, et ce qui fait qu’elle est la vie, ce n’est pas qu’elle est bien, c’est qu’elle est vivante. Nietzche a raison de dire de dire que si on veut être dans la vie, il faut arrêter d’être dans le bien, c’est aussi ce que dit Berdiaev dans ses livres Esprit et liberté ou encore De la destination de l’homme, arrêtons de soumettre la vie au bien, et soumettons plutôt le bien à la vie. Cela est vrai, mais encore faut-il qu’une personne soit capable de penser cela à l’intérieur d’une histoire et d’un processus de libération, sans quoi, une vie dans laquelle il n’y a plus personne pour penser cette vie et l’articuler dans une histoire, devient quelque chose qui nous dépasse et qui se transforme en principe de mort.

Les hommes postmodernes

Le marxisme et le structuralisme

Toute l’époque de la pensée de Mai 68 a été fascinée par ce qu’Althusser appelait l’objectivité sans sujet, on cherchait l’auto manifestation de la vie renvoyant à la source absolue. Une idée du structuralisme a été de repenser totalement le marxisme comme un immense flux de relations, se combinant, se composant, se décomposant et se recomposant en éliminant toute trace de subjectivité. Il est vrai que cela était un discours scientifique épuré des projections subjectives, c’est vrai que cela ouvre sur une libération de la connaissance, mais s’il n’y a pas un sujet, une personne pour porter cela et vivre ce flux de vie extraordinaire qu’est Dieu, celui-ci se disperse totalement.

Pour qu’il y ait de l’histoire, il faut qu’il y ait des hommes capables de penser l’histoire, pour que Dieu ait du sens, il faut des hommes pour le recevoir, s’il y a Dieu et personne pour le recevoir, il n’y a plus Dieu, s’il n’y a personne pour recevoir l’histoire, il n’y a plus d’histoire.

Le marxisme et le structuralisme, n’ont absolument pas vu que la réalité passait par la Personne et qu’il n’y a pas de réalité sans une Personne. C’est tout le problème du discours scientifique d’aujourd’hui qui pense la personne humaine par rapport à la réalité et non pas la réalité par rapport à la personne.

Les choses commencent à bouger avec Edgard Morin qui explique que la science c’est la science de la nature, mais c’est aussi la science de l’homme qui fait la science de la nature, et là on commence à arriver dans la science de la science. Cependant, il faut aller beaucoup plus loin car ce qui fait la science de la science, c‘est qu’il y a une personne profonde qui désire vivre les choses et qui permet à la science d’avoir un sens.

Le marxisme et la pensée de Mai 68 sont tombés dans des tragédies terribles parce que ces deux pensées se sont arrêtées en chemin et ont complètement oublié la Personne. Le marxisme a voulu être une science générale des relations objectives qui pouvaient relier les hommes entre eux en oubliant totalement la personne qui faisait cette science et c’est devenu un monstre théorique totalement dogmatique et totalitaire.

Même chose avec la pensée de Mai 68 qui expliquait que l’homme était déterminé, on croyait exister, mais en fait nous n’existions pas parce que nous étions déterminés socialement et psychiquement par les relations sociales, politiques et familiales. Cependant ceux qui expliquaient cela étaient des personnes qui existaient et qui en disant qu’on n’existait pas, prenaient un pouvoir terrible sur ceux qui les écoutaient. Ce qui a manqué à cette génération, c’est quelqu’un qui se serait rendu compte du déterminisme social et en aurait fait une expérience personnelle libératrice. Même chose pour le déterminisme psychique, il y a une psychanalyse sauvage qui va dire brutalement : « Ca c’est le complexe d’Œdipe », en voulant tout de suite donner une explication, et puis il y a celui qui dit : « Je me suis rendu compte que la question de l’Œdipe est intéressante et cela m’a permis une libération personnelle. », à ce moment là, c’est une personne qui parle et on n’est plus dans le discourt totalitaire.

Il n’est donc pas si simple d’aller par delà le bien et le mal car on risque de se fracasser. Lorsqu’un certain discours scientifique dit que la science n’a pas de jugement moral, et qu’il n’y a ni bien ni mal, on est dans une véritable contradiction car lorsqu’on dit qu’on est contre tout jugement de valeur parce que la science n’a pas à prononcer de jugement de valeur, ceci est un jugement de valeur et il est d’autant plus dangereux que c’est un discours dogmatique qui cache qu’il est un jugement de valeur. Ce qui est intéressant c’est une personne qui dit : « J’ai fait l’expérience d’être sans jugement de valeur par rapport à ce que je voyais et cela a été d’une grande efficacité car cela m’a permis de pouvoir accéder à la réalité d’une manière rigoureuse et scientifique ». Là, celui qui parle ce n’est ni la matière, ni le tout, ni l’action, ni la nature, mais c’est une Personne.

Le sens Christique

Le véritable sens christique de par delà le bien et le mal intervient dès le livre de la Genèse où il est demandé à l’Adam et à l’Eve que nous sommes de ne pas consommer du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Il y a le bien et le mal, il y a la connaissance du bien et du mal, il y a le fruit de cette connaissance et puis il y a la consommation de ce fruit. Il faut nous nourrir de la connaissance vivante, c’est une expérience qui vient de notre noyau d’être et de notre réalité profonde. Lorsque nous rentrons en nous-mêmes et qu’à l’intérieur de nous, nous sentons la présence de la vie qui parle et qui nous inspire, c’est le dialogue de l’homme avec Dieu, la divine présence de Dieu à l’homme. Lorsque l’homme devient présent à lui-même, il découvre en lui une présence hyper vivante qui se met à dialoguer avec lui et cela est au delà du bien et du mal.

Vivre de tout son être

Lorsque être dans le bien et le mal, c’est aller dans la conformité profonde à l’intérieur de soi-même, c’est nécessairement aller au delà du bien et du mal. La chute de l’humanité, c’est ce qui se passe lorsque l’être ne va pas dans la profondeur de lui-même, il a l’intuition de la conformité à l’essentiel, mais il ne la vit pas, il reste à l’extérieur et transforme cette conformité en conformisme.

Il y a deux types d’être, il ya celui qui va dans l’arbre de vie et il y a celui qui reste bloqué à l’intérieur de la vie dans la relation au bien et au mal. Il fini par devenir extérieur à lui-même et il rentre dans un processus d’aliénation, de chute et de perte.

Dans notre condition actuelle, il y a ceux qui vivent les choses, et il y a ceux qui veulent les maitriser, nous vivons dans un monde dominé par ceux qui veulent maitriser les choses au lieu de les vivre et de les laisser vivre. Il en résulte une humanité qui est dans l’ordre du pouvoir et qui fini par être dans l’ordre de la violence.

A la base du drame de l’humanité, se trouve une expérience profonde, ou plutôt la perte d’une expérience profonde car il faut absolument tout vivre de tout son être, et ne pas demeurer à l’extérieur de la vie en cherchant le pouvoir sur la vie.

Dans les Evangiles, le Christ rappelle aux pharisiens qu’ils ne vont pas dans la totalité de l’expérience.

Les pharisiens sont des gens biens, ils respectent la loi, ils ont le sens de Dieu et de l’obéissance à Dieu, mais ils ne vont pas au cœur de l’expérience parce qu’ils sont tentés par le pouvoir, la maitrise et le rapport à l’extérieur. En vivant de l’extérieur, ils ne vont pas dans la profondeur d’eux-mêmes et ils font l’économie de la transformation intérieure.

Tout notre monde est dominé par cela, nous sommes dans un monde qui a renoncé à l’expérience morale et à l’expérience religieuse en disant que tout cela est trop compliqué pour les hommes, et que pour changer l’humanité il ne faut pas un changement des cœurs mais des moyens techniques, scientifique, politiques et économiques. On pense qu’en donnant des moyens aux hommes, ils vont devenir de véritables personnes dans un monde plus humain, mais cela est un péché fondamental, car rien ne peut se faire sans une transformation essentielle et profonde.

Une mutation de l’intelligence

Toutes les morales qu’on nous propose comme la matière, le tout ou l’inquiétude, sont dépourvues d’intériorité et d’expérience profonde de l’être. Le Christ s’adresse aux pharisiens pour que ceux-ci changent leur être profond et qu’ils aillent dans le cœur d’eux-mêmes afin de revenir vers l’homme véritable, l’homme de la liberté.

Les moines le comprennent très bien, dans le monachisme des premiers siècles l’évangile est vécu sur le mode de la prière, c’est-à-dire que vivre, c’est s’immerger totalement en Dieu grâce à la prière et à la liturgie, c’est opérer une mutation de l’intelligence en passant de l’intelligence prédatrice à l’intelligence du cœur et à la charité. Seule le fait de vivre dans le souffle divin permet d’accéder à cette dimension de l’existence totalement transfiguratrice. Ceux qui vivent cela découvre l’expérience de l’apathéia, c’est-à-dire l’absence de pathos, l’absence de souffrance, la divine indifférence qui n’est ni dans la louange, ni dans le blâme et qui est exactement par-delà le bien et le mal.

C’est ce qui se passe lorsque, vivant à l’intérieur du cœur, on est dans la vie qui n’est ni bonne ni mauvaise parce qu’elle est plus que tout et étant plus que tout, elle est forcément inégale par rapport à ce qui est égal. Dans ce cas, nous avons une véritable expérience de par-delà le bien et le mal  qui se manifeste dans ce qu’on pourrait appeler la transfiguration des visages que donne l’expérience spirituelle.

L’expérience spirituelle

L’expérience des pères du désert est une expérience crédible parce qu’elle n’est pas un discours théorique mais elle est vécue de l’intérieur, dans l’expérience de la prière, par des être totalement habités par  l’Amour de Dieu. A un moment, ils se situent effectivement au-delà de la louange et du blâme dans la mesure où rien n’arrête la vie qui se vit en eux et nous débouchons sur une véritable théologie. Celle que l’on trouve chez Denis l’Aréopagite, lorsque parlant de la connaissance de Dieu, il parle d’une connaissance qui est au-delà de tout, cette connaissance est totalement vécue et produite à l’intérieur.

Il y a un par-delà le bien et le mal qui est vécu abstraitement, de l’extérieur, à travers l’intelligence du pouvoir, et il y a le par-delà le bien et la mal qui est vécu de l’intérieur et qui est un état extraordinaire de l’existence qui nous est donné. Personne ne sait quant il pourra faire l’expérience du par-delà le bien et le mal, mais quand nous la faisons, nous faisons l’expérience de la paix absolue, de la sérénité et de la hauteur absolues.

Notre monde veut tout se donner lui-même, il veut se sauver lui-même, mais le Christ nous dit : « Passez par moi ». Ne nous sauvons pas nous-mêmes parce que le salut qui nous est offert est infiniment plus beau que le salut que l’on se donne. On veut arriver par delà le bien et le mal par un salut que nous nous donnons et cela est dommage car nous manquons le salut véritable qui nous est offert.