Grégoire de Nysse

et l’éros

L’idéal et le réel

Les pères ont médité sur la notion d’incarnation, de transcendance et de résurrection, et c’est ce qui rend pertinente leur relation au Christ. La caractéristique du Christ c’est de se présenter comme le Fils de Dieu, c’est-à-dire que Dieu transcendance, devient réel et immanent dans l’histoire.

Cela change radicalement les perspectives. En général, lorsqu’on aborde la réalité, on est toujours partagés entre deux attitudes contradictoires et antagonistes, l’idéal et le réel, l’utopie et le concret, la transcendance et l’immanence. D’un côté il y a le réel et de l’autre, il faut de l’idéal.

Si on n’a pas le sens du réel on ne peut pas s’insérer dans la réalité et vivre, la réalité est concrète et elle n’est pas idéale. Mais s’il n’y a pas d’idéal, on ne peut pas vivre non plus. Il faut de l’idéal, sinon on n’avance pas et on ne peut pas vivre non plus.

Donc pour vivre dans la réalité, il faut tenir ensembles deux éléments qui sont incompatibles, d’une part les exigences du concret et d’autre part celles de l’idéal.

Pendant toute l’antiquité, on a réfléchi à cela en essayant de trouver des solutions. Le Christ vient apporter des réponses hors du commun à ces questions parce qu’il est dit que l’idéal est de venu réel et que le réel est devenu capable d’accueillir l’idéal. On se situe au-delà du réel et au-delà de l’idéal.

L’autre

Cela se traduit par une révolution intérieure qui fait intervenir une nouvelle catégorie qui est celle de l’autre. Il y a l’idéal, il y a le réel concret et puis il y a l’autre. L’autre veut dire qu’il y a une révolution intérieure et spirituelle, les choses ne sont pas ce qu’on croit et cela change tout.

Nous voulons que la réalité passe par une sorte de compromis entre le réel et l’idéal, or la vérité se trouve ailleurs. Dans quelque chose que nous n’avons pas compris, connu et rencontré à propos du réel et dans quelque chose que nous n’avons pas compris, connu et rencontré à propos de l’idéal.

Nous n’avons pas compris que le réel est beaucoup plus idéal qu’on ne le pense et que l’idéal est beaucoup plus concret qu’on ne le pense.

On n’est pas assez rentré dans la réalité, dans le corps et dans l’existence immanente. On ne soupçonne pas ce qu’il y a dans la réalité la plus concrète, on ne soupçonne pas ce qu’il y a dans notre corps et ce dont il est porteur.

De la même manière on ne soupçonne pas ce qu’il y a dans le domaine des idées des idéaux et des paroles. On n’imagine pas combien la parole peut toucher le corps et le corps peut toucher la parole.

Dans l’enseignement du Christ, la rencontre entre le réel et l’idéal se fait à travers le Verbe, la Parole.

Ce qui caractérise la Parole du Christ c’est qu’elle soigne et qu’elle ressuscite.

Au départ ses Paroles relèvent de l’idéal, mais elles rentrent dans le corps et le guérissent. Cela transforme totalement le rapport au corps et par là même, aux idées et aux idéaux.

Cela montre autre chose dans l’existence. Cela montre ce qu’on peut appeler l’existence accomplie.

L’existence accomplie

Là, nous sommes dans une ouverture vers la naissance et la résurrection. S’il y a, dans l’idéal quelque chose de très concret que nous n’avons pas vu et s’il y a dans le corps quelque chose de très idéal. S’il y a quelque chose entre le réel et l’idéal qui se passe à l’intérieur de la parole, cela veut dire que toutes nos idées sur la vie sont à revoir, tout ce que nous avons pensé est en décalage par rapport à la réalité et cela veut dire que la vie commence.

Nous pensions tout connaître, mais ce qui nous est proposé est totalement nouveau. C’est quelque chose que nous n’avons jamais commencé, et la bonne nouvelle, c’est que si nous comprenons la Parole du Christ, nous sortons de la mort et nous allons dans la naissance.

Si nous allons dans la vie avec nos idées habituelles, nous sommes morts. Dans l’état actuel de l’existence, il n’y a rien de nouveau et il n’y aura rien de nouveau, donc que l’on vive ou que l’on meure, c’est la même chose.

Lorsqu’on est dans le monde c’est toujours la même chose, on est dans le concret, on souffre, alors on rêve, et puis on retourne dans le concret. On va du concret au rêve et du rêve au concret et rien de nouveau ne se passe, ce qui fait que spirituellement, on est mort.

Lorsqu’on entend la Parole du Christ et qu’elle rentre en nous, pour la première fois, on a entendu quelque chose de totalement nouveau qui nous parle du concret et de l’idéal comme jamais on ne nous en a parlé de telle sorte qu’on se dit qu’il se pourrait qu’on ignore tout à propos de la vie et que la vie véritable commence.

Si nous vivons avec cela, nous sortons de l’espace de la mort et nous commençons à comprendre la cohérence qu’il y a à travers le Christ, à savoir le Dieu fait homme et la résurrection.

Le Dieu fait homme et la résurrection.

Dieu fait homme, c’est ce qui va au-delà de Dieu et au-delà de l’homme, dans une rencontre inouïe entre Dieu et l’homme, et la résurrection, ce qui va au-delà de la vie et au-delà de la mort.

En Palestine, on nous parle d’un homme qui se présence comme le Fils de Dieu et qui est ressuscité. En entendant cela, on nous dit que c’est un conte de fées. J’ai rencontré un jésuite qui est sorti de sa congrégation parce qu’il ne croyait plus en l’incarnation. Pour lui, l’idée que Dieu s’était incarné était une idée magique et il avait donc abandonné la prêtrise et son statut de jésuite.

Aujourd’hui l’idée du Fils de dieu continue de susciter révolte et scandale. De même que celle de la résurrection qui, pour nos contemporains, relève d’un « truc » pour occuper la scène morale et philosophique. Logiquement, pour un homme normal, le Christ est quelque chose d’irrecevable.

On pense cela parce qu’on ne médite pas, on ne réfléchit pas, on ne vit pas spirituellement, on prend les paroles au premier degré et on ne comprend pas ce que cela veut dire.

On ne comprend pas que ce qui est en jeu n’est ni de l’ordre du concret, ni de l’ordre de l’idéal, mais c’est de l’ordre de l’Autre. Rien n’est ce que l’on croit parce que tout est infiniment plus vivant et plus réel qu’on ne le pense.

Lorsque nous vivons une expérience émotionnelle véritable, nous commençons à nous ouvrir à cette dimension. Dans les moments de contemplation et de communion, il y a une relation entre l’idéal et le charnel et nous comprenons que tout va beaucoup plus loin que nous le pensons.

Dans l’expérience esthétique, nous rencontrons la vraie vie et on se dit que c’est un moment privilégié mais qu’on ne peut pas vivre toujours ainsi. Cela veut dire que la vie normale, c’est la souffrance, la dureté et la violence. Mais la violence et la souffrance, ce n’est pas la vraie vie, c’est l’enfer. La vraie vie est charnelle et transcendante, c’est une expérience de communion.

La vie en Christ

Aujourd’hui lorsqu’on se demande ce qu’est la vie chrétienne, en général, on entend souvent dire qu’être chrétien, c’est penser aux autres, faire du bien aux pauvres et amener de l’amour dans ce monde. Cela est vrai, mais on oublie que c’est vivre en Christ et que c’est une révolution totale de l’être.

Des gens qui pensent aux déshérités et qui apportent de l’amour dans le monde, il y en beaucoup. Il y en tellement qu’on peut dire qu’il n’y a pas besoin d’être chrétien pour cela.

Mais aimer et penser aux autres, c’est aussi leur apporter le pain de la Parole, quelque chose qui leur permette de faire leur révolution intérieure. Le chrétien donne une double nourriture, celle qui nourrit le corps et celle qui nourrit l’âme.

La connaissance

Cela nous ramène à la connaissance dont parle Denys l’Aréopagite qui nous dit que connaitre Dieu c’est ne pas le connaitre. Dieu est tellement vivant que c’est peu dire qu’il est vivant, nous avons une connaissance de Dieu lorsque nous apercevons que ce que nous connaissons est peu de chose par rapport à ce qui est.

Cela nous met dans l’état le plus dynamique qui soit et qui est celui de l’émerveillement.

Il y a plusieurs manières d’agir et de penser, dans la réalité, on vit avec l’observation et le jugement et à partir de là, on essaye de bâtir une image du monde cohérente.

L’expérience du Christ introduit un troisième élément auquel on ne pense pas qui est plus que logique. Il part de ce que l’on vit et de ce que l’on sent et Il constate que cela nous donne une connaissance expérimentale des choses et fait de nous des hommes et des femmes honnêtes et sociaux. Mais qu’en est-il de ce que nous avons vécu à l’intérieur de nous-mêmes ? Est-ce que nous avons aimé, écouté, regardé, ressenti les choses à partir de l’intérieur de nous ? Avons-nous été touchés profondément ou bien sommes-nous restés à l’extérieur ?

En réalité, nous pensons dans la mort, nous ne pensons jamais avec tout notre être, tout notre amour et avec notre sens de l’infini. Nous sommes dans l’état de quelqu’un qui ne s’est pas préparé à regarder et à juger, nous sommes restés dans ce qu’on peut appeler l’être d’avant-hier, on juge à partir de ce qu’il s’est passé avant-hier, hier ou aujourd’hui. Nous sommes dans l’état de l’homme social d’aujourd’hui, ballotté de toutes parts, mais qui n’a rien de vraiment profond.

Denys nous dit que le Christ, c’est la révolution de la connaissance, c’est l’introduction de l’amour et de l’infini dans la réalité. Il nous dit de partir de notre expérience vécue, profonde et incarnée pour révolutionner totalement la connaissance, afin d’avoir une véritable observation, un vrai jugement et une vraie connaissance expérimentale.

Si je pars de l’intérieur de mon être, et si je vis les choses en brûlant d’amour et de vie, je vais totalement transformer mes capacités d’observation, de parole et d’honnête homme. Je vais rentrer dans la formidable aventure de la connaissance. Je vais vivre en réalisant que tous les jours j’apprends quelque chose, tous les jours la vie m’apporte la manne.

On comprend alors la parole de Denys : « Je connais Dieu de ne pas le connaître », depuis que je vis Christ en moi, l’infini dans le fini, les jours et les nuits sont transformés et il n’y a pas un jour où je n’apprends pas quelque chose de nouveau et il m’arrive parfois d’être totalement remis en question par ce que je vis et je me réjouis d’être ainsi dépouillé de moi-même. Dans cet état, je ne m’inquiète plus du tout des hommes, du monde, de la vie, de la mort et de ce qui préoccupe tout le monde parce que j’ai rencontré quelque chose d’inouï à l’intérieur de moi : c’est la vie qui commence. La véritable vie, c’est la vie qui commence et tout ce dont nous parlons, n’est absolument pas la Vie.

La résurrection et l’incarnation vont ensembles.

La résurrection du Christ, c’est l’idée d’un innocent appelé Jésus dont la seule faute a été d’enseigner la Parole de Dieu et qui est crucifié pour cela. Et on nous dit que cet homme a sauvé l’humanité et que sa croix sauve les hommes du péché du monde. Je me demande sincèrement, parmi tous ceux d’entre nous qui ont entendu cette parole, combien l’ont comprise. Que signifie le fait que le Christ ait sauvé les hommes du péché ?

Je pense que la croix du Christ, c’est exactement l’expérience de la connaissance chez Denys. Si on comprend l’un, on comprend l’autre. Dans la résurrection il se passe ce qui est dans cette merveilleuse parole de la liturgie de Pâques : « Le Christ a porté la vie jusque dans les enfers ». Spinoza disait que ce n’est parce que nous maîtrisons nos passions que nous sommes dans la vertu mais parce que nous sommes dans la béatitude. Et Alain disait : « Ce n’est pas parce qu’ils mourraient pour la France qu’ils étaient heureux, mais parce qu’ils étaient heureux qu’ils avaient la force de mourir pour la France. »

Je pense que Spinoza et Alain touchent au mystère de la résurrection et de la mort du Christ sur la croix. On nous a toujours enseigné la douleur du Christ en confondant la douleur et la souffrance, et en ne comprenant pas de quoi il s’agit vraiment.

Le Christ est l’oint de Dieu, Lui et Dieu ne font qu’un, Spinoza dit du Christ que c’est le seul homme qui ait parlé à Dieu d’âme à âme. J’ai un ami musulman qui a dit un jour « la différence entre Mahomet et la Christ, c’est que le prophète était l’ami de Dieu alors que le Christ est l’Esprit de Dieu ». Le Christ c’est la connaissance, la Vie, l’Amour et le feu infinis. Le feu peut aller partout, y compris dans les enfers et sur la croix. Hans Urs von Balthasar a eu raison d’écrire que la croix c’est la gloire. Sur des lieux terribles qui sont les lieux du supplice, on a l’expérience de la liberté.

Si on va dans les profondeurs de la mort où la vie est plus forte que la mort, cela donne du sens au fait de dire qu’il y a dans l’homme un corps et une intelligence plus profonds que ceux que nous connaissons. Il y a une réalité qui ne s’est pas encore révélée, une vie qui n’a pas encore commencé, et avec le Christ, il y a une recréation.

On peut dire qu’il y a une première création qui est celle du monde, une deuxième qui est l’apparition de l’homme et de la conscience dans le monde et une troisième création qui est l’incarnation et la résurrection du Christ, où on n’est plus dans la conscience mais dans la surconscience. On est alors dans notre avenir.

Le monde est sauvé

Si nous lisons bien l’incarnation, la vie et la résurrection du Christ, nous comprenons que la vie, l’homme et l’apparition de la surconscience n’ont pas encore commencé et nous comprenons ce que veut dire que le monde est sauvé.

Beaucoup disent que cette parole est impossible à cause de toute la souffrance qu’il y a dans le monde, pour eux nous serions sauvés s’il n’y avait plus de souffrance dans le monde. La vérité se trouve ailleurs, elle se trouve dans les profondeurs et le véritable problème est celui de la connaissance. C’est le problème de fond de l’existence humaine.

On pourrait faire un paradis terrestre, et on va probablement le connaître car le transhumanisme prépare ce paradis. Grâce à la science et à la technique nous allons vivre dans un monde ou tout le monde pourra manger, où les maladies seront vaincues et où nous vivrons peut-être jusqu’à 200 ou 300 ans, nous allons peut-être coloniser l’espace. Mais les problèmes de fond de l’humanité ne seront pas réglés pour autant.

Si l’homme vit dans un monde bien nourri, sans problème de santé et sans souffrance sociale, mais s’il est incapable d’avoir l’expérience de la connaissance que « Dieu est tellement vivant que c’est peu dire qu’il est vivant », il pourra avoir toute la nourriture dont il a besoin et toutes les distractions possibles, cette vie sera comme la mort.

En revanche, que le Christ se soit incarné, qu’il ait ressuscité et que les pères de l’Eglise aient compris que la vraie vie n’est pas le paradis terrestre. La vraie vie c’est quand quelqu’un nous dit ; « Je connais Dieu de ne pas le connaître », si cette information est donnée dans l’histoire de l’humanité, celle-ci pourra vivre dans le confort sans mourir à cause du confort.

Il y a là quelque chose d’énorme qui se passe au niveau de l’essence de l’humanité, et on comprend très bien la vie liturgique, la vie de prière et la vie monastique parce que là, on est dans l’existence véritable.

Grégoire de Nysse

A partir de cela, je voudrais avancer avec Grégoire de Nysse qui est un des penseurs fondamentaux de la théologie chrétienne.

Le Christianisme est une « théorie » de l’évolution, de l’histoire et du progrès, mais Grégoire de Nysse introduit une vision tout à fait originale de la notion de progrès. Cette notion est la façon la plus intelligente qui soit de donner du sens à la vie, à condition de comprendre le sens profond du progrès et de ne pas se tromper de progrès.

La vision chrétienne est dans la Parole de Saint Athanase que l’on retrouve chez Saint Irénée : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». La vie en Christ a pour but la déification de l’homme, l’homme est appelé à la Déification. Cela vient de la dynamique même de la Saint trinité, la caractéristique de Dieu, c’est qu’il ne garde rien pour lui, il donne tout dans la divine trinité où le Père passe dans le Fils, où le Fils passe dans le l’Esprit, l’Esprit d’efface devant le Père et le Fils et où il y a continuellement diffusion. On peut se représenter la vie divine comme un déluge de lumière, de vie, d’amour et d’énergie entre les trois personnes. Cela se traduit dans le créé par l’Univers dans lequel nous sommes et la science nous dit que l’Univers est en expansion. Nous sommes dans une réalité dynamique qui se transforme et la vision chrétienne s’inscrit totalement dans cette vision d’évolution, du devenir et de transformation du monde. Cela nous permet de comprendre la spécificité d’une évolution dans un cadre christique qui diffère de la notion de progrès telle que nous la connaissons.

Le progrès

Pour comprendre cette notion, il est important de comprendre : premièrement la révolution qu’introduit la notion de progrès, deuxièmement, la façon dont on pense le progrès dans un monde laïque et troisièmement, la spécificité christique et patristique du progrès.

La notion de progrès est une révolution géniale dans l’histoire de l’humanité. La réaction normale par rapport à l’univers, c’est le fatalisme, le pessimisme et l’angoisse. La vie est difficile, l’humain est confronté à quantités de problèmes dont le plus urgent est de pouvoir se nourrir, se protéger et s’insérer dans la société, choses qui sont éminemment difficiles et remises en question tous les jours.

La notion de progrès

La façon dont l’homme vit est plus de l’ordre de la fatalité, la vie n’a pas de sens, c’est une calamité, on est obligé de se battre pour survivre et on a le sentiment que l’existence est comme un mauvais tour qui nous a été infligé. Lorsque Pascal décrit la condition humaine il la décrit comme un groupe de naufragés sur une île déserte qui voient chaque jour un des leurs égorgé sous leurs yeux. Tous les jours nous voyons des gens mourir autour de nous et nous nous sentons dans un état d’abandon.

Je crois que cette tristesse correspond à un moment crucial dans l’existence humaine, lorsque le voile de l’enfance se déchire et que l’enfant se rend compte que l’existence est dure. Par rapport à cela le progrès est une révolution totale dans la mesure où il remet en question la notion de fatalité en expliquant que l’existence n’est pas simplement une calamité qui nous a été infligée dès notre naissance, mais c‘est quelque chose d’autre qui vient de l’avenir en remettant en question la fatalité. C’est un discours de vie par opposition à un discours de mort, c’est un discours que l’on tient dans les grandes difficultés.

Il y a le discours de calamité, mais il y a aussi le discours inverse qui permet de faire face aux calamités, c’est un discours d’utilité et de patience.

Lorsqu’une calamité arrive, je peux être tenté de me suicider ou de me révolter, mais je ne vais pas rajouter de l’huile sur le feu, je vais vivre et ne pas sombrer dans la violence. Deuxième point, je vais attendre, dans l’existence, tout n’est pas joué, le pire n’est pas toujours certain et les choses peuvent s’améliorer.

C’est le discours de sagesse par rapport aux calamités et c’est ce discours qui sauve. C’est le discours que tient Leibnitz par rapport à la réalité. Il y a des difficultés dans l’existence, mais ne désespérons pas et voyons les choses dans leur globalité, voyons les d’une manière dynamique. Il n’y a pas que du négatif dans la vie, c’est la parole de l’espoir dans le désespoir et c’est la parole de vie. Ce qui permet de traverser les difficultés, ce sont des amis qui ont une force morale et qui sont capable de dédramatiser la situation.

Ceci est le début de la notion de progrès qui est la réaction vitale par rapport aux calamités et qui est un retournement de situation qui permet de dire que la réalité c’est, premièrement des calamités, mais deuxièmement, c’est l’inconnu. On va introduire de l’inconnu, oui ! il y a des calamités dans l’existence, mais n’oublions pas l’inconnu.

Le progrès dans notre culture

Voyons comment la notion de progrès s’est inscrite dans notre culture.

Je remarque que nous n’avons pas tenu les promesses de l’inconnu et nous n’avons pas pensé le progrès par rapport à l’inconnu. Nous avons rationalisé le progrès et formé, à partir de cela, des systèmes fermés parce que nous avons pensé le progrès sur le mode d’un savoir et non pas d’une expérience.

A la révolution française, nous voyons apparaître la modernité qui repose sur l’idée qu’auparavant l’histoire était gouvernée par le passé et qu’il importe à présent qu’elle soit gouvernée par l’avenir. Auparavant les hommes ne croyaient pas qu’ils pouvaient se libérer, aujourd’hui, ils le peuvent. Le progrès n’est plus une ouverture par rapport à la vie, mais une assurance par rapport à l’homme, et sournoisement nous voyons apparaître une guerre au nom du progrès.

On la voit bien lorsqu’on oppose l’avenir et le passé, lorsqu’on oppose la confiance en l’homme et en ses capacités de se libérer et la non confiance en l’homme. On pense le progrès sur le mode de la violence et cette violence peut prendre différents visages. J’en vois trois : Le visage de l’optimisme, celui de l’histoire et celui de l’évolution qui sont les façons modernes d’envisager le progrès.

L’optimisme

C’est ce que l’on trouve chez Leibnitz avec sa vision mathématique du monde, pour lui Dieu a créé une réalité imparfaite qui est amenée à se transformer et à devenir parfaite.  Son idée fondamentale est l’optimisation, pour lui, Dieu a optimisé les choses, Il a créé l’univers optimal dans des conditions réalistes car Il ne pouvait pas réaliser toutes les conditions possibles

Dieu a créé le meilleur des mondes possibles. Voltaire se rend bien compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas et il confronte Leibnitz à la réalité barbare, dure et méchante en y mettant le personnage de Candide qui dit que tout va bien dans le meilleur des mondes. Dommage que Voltaire n’ait pas été un Racine car il a vu les effets, mais pas les causes. Bien sûr, il est assez grotesque de dire que nous sommes dans le meilleur des mondes. Bien que, ce ne soit pas si bête… Lorsque Leibnitz dit cela, il pense qu’il vaut mieux de l’être que du néant et Dieu a préféré un monde imparfait qui existe qu’un monde parfait qui n’existerait pas.

Le problème n’est pas dans le ridicule qui consiste à dire que nous sommes dans le meilleur des mondes. Finalement, Voltaire à tort parce que lorsque les gens souffrent, une des manières de supporter l’existence est de dire que cela pourrait être pire et qu’il vaut mieux vivre cela que rien. En général c’est comme cela qu’on se fait une raison. Voltaire a une réaction de bourgeois qui ne souffre pas en se moquant de ceux qui voient un moindre mal dans ce qui leur arrive.

Je suis assez d’accord avec Marx qui dit que c’est une réaction bourgeoise d’être athée et de ne pas comprendre que la religion a aidé le peuple. En revanche, ce qui est curieux chez Leibnitz, c’est que, pour lui, il n’y a aucune joie dans la création. Sa vision est triste, la différence entre la Genèse et Leibnitz c’est que Dieu trouve le monde beau. Leibnitz pense la création avec les yeux d’un homme ici-bas et il ne pense pas la création d’une manière céleste. Il la pense déjà en justifiant le mal qui est dans le monde. Pourtant, la création est une joie, une jubilation et elle n’a pas été faite dans l’embarras.

L’optimisme m’a toujours rendu triste et j’ai rarement trouvé des optimistes joyeux, il me semble que ce sont des pessimistes refoulés. Lorsqu’on est optimiste on n’est pas franchement joyeux, on se dit que la réalité n’est pas terrible mais qu’on va essayer de garder le moral en faisant avec. On est dans le faire avec et pas dans la véritable création, cette création n’est jamais passée dans la joie.

L’histoire

C’est la théorie que l’on trouve chez Marx. C’est l’histoire qui passe par des transformations, toute transformation provoque une crise et toute crise provoque une transformation. Marx dit que l’histoire est la réponse aux questions que l’histoire se pose, c’est-à-dire que l’histoire est à la fois ce lieu où il y a apparition du mal, du fait de la transformation, et résolution du mal par celle-ci. Le monde crée l’économie et le capitalisme qui entraîne du progrès, mais des souffrances et le monde va résoudre ces souffrances en supprimant le capitalisme. Le monde sera donc arrivé à résoudre le problème qu’il aura lui-même créé à travers le progrès.

On retrouve ici une expérience rationnelle de l’histoire, une auto transformation de la réalité avec une auto-création et une auto résolution du mal, on est dans le rationalisme absolu, on peut tout expliquer et tout comprendre, mais de nouveau, le progrès n’a aucune joie. On ne se réjouit pas de ce qui se réalise.

L’évolution

Elle consiste à dire que Dieu n’existe pas, que la vie humaine est un hasard et que l’homme est abandonné dans un état de solitude totale. Mais c’est la meilleure chose qui puisse être donnée, car comme le dit Sartre l’homme trouve des solutions lorsqu’il est abandonné à lui-même. Il n’y a aucun plan dans l’histoire, mais l’évolution permet toujours de trouver des solutions aux problèmes qui se posent. De nouveau le progrès n’est pas un progrès heureux mais triste et tragique.

Le progrès en Occident

Il n’y a jamais quelque chose à la base du progrès dont on puisse se réjouir parce que celui-ci se situe par rapport au mal et non par rapport au bien, cela change tout. L’idée de progrès inventée par l’Occident baigne dans le mal.

  • L’optimisme dit que Dieu crée le monde mais il est très embarrassé parce qu’il ne peut pas tout créer.
  • L’histoire progresse à travers des crises.
  • Pour que l’évolution se fasse, il faut qu’il y ait crise, abandon et solitude.

Tout ceci n’a rien de joyeux.

En fait nous n’avons pas tenu les ressors du progrès, on n’a pas pensé le progrès, mais on a pensé le monde avec les yeux de la mort et du mal. On a cherché à trouver comment se sortir du mal.  Le but étant le moindre mal, le recyclage du mal et l’adaptation au mal. Jamais le progrès n’a été pensé par rapport à une source transcendante et joyeuse.

Cela produit un progrès qui crée des crises puisqu’il vit et qu’il se pense dans la crise, il a besoin de la crise et du mal pour exister.

Cela se voit très bien dans le transhumanisme qui veut résoudre le problème de l’homme en créant un super homme qui sera une machine humaine pour supprimer la souffrance les inégalités et la mort. On ne pense que par rapport à la mort, à l’injustice et au mal. Il n’y a aucune idée positive, on se pense dans un monde mort.

Le progrès selon Grégoire de Nysse

Grégoire de Nysse revient sur la question du progrès en voulant le penser vraiment et en revenant à l’intuition créatrice de l’existence. Dans l’idée de départ, ce qui permet de faire face à des situations difficiles, c’est la parole de l’utilité et de la patience.

D’une part, il ne sert à rien de se suicider ou de rentrer dans la violence, d’autre part, attendons car nous ne savons pas tout. Dans ces deux paroles il y a : « Vis et attends », c’est une ouverture extraordinaire sur ce que veut dire le progrès parce que celui-ci ne se définit pas par rapport au mal, mais il se défini sur les valeurs totalement nouvelles de la vie et de l’attente.

Cela permet de comprendre pourquoi Grégoire de Nysse pense l’homme par rapport à la Parole du Christ qui nous dit que nous ne savons pas tout sur la vie et sur la mort. C’est en rentrant à l’intérieur de nous-mêmes que nous découvrirons ce qu’il en est de la vie et de la mort. L’expérience intérieure, c’est ce qui se passe quand, commençant vraiment à vivre ce que nous vivons, nous rentrons dans l’espace du commencement. Nous pensions avoir compris quelque chose à l’existence, mais nous comprenons que nous ne savons rien, et lorsque nous pensons à partir de ce non-savoir, étant inspiré par lui, nous faisons un pas en avant par rapport à la mort, au mal et à la souffrance du monde. Nous pensons les choses par rapport à la vie et non par rapport à la mort.

Je crois que la pensée des pères comme Grégoire de Nysse est une pensée qui n’existe pas encore, car je ne vois pas autour de moi des gens qui pensent par rapport à la vie, on veut régler des comptes avec la souffrance, mais personne ne pense à la vie et en termes de commencement.

Comme le dit Grégoire de Nysse dans son commentaire du Cantique des Cantiques : « La vie divine est une vie infinie qui va de commencements en commencements par des commencements qui n’ont pas de fin », c’est quelqu’un qui a fait l’expérience de se laisser inspirer par la vie dans les profondeurs, qui a compris qu’il y a, à l’intérieur de nous une vie infinie qui ne demande qu’à naître et qui découvre « autre chose ».

Le Christ nous emmène au-delà de tout, cet au-delà s’appelle la vie plus que vivante ou la vie éminente et cette vie nous permet de penser le progrès. Nous sommes dans un monde qui cherche à progresser, et vivre le Christ aujourd’hui, c’est introduire une vraie notion de progrès.