24 – La Science et la Technique

retrouvez ICI un extrait de la conférence

Reprise du cours précédent

La relation sujet/objet

Dans la relation de l’homme et du monde, on sort de la relation sujet/objet et on rentre dans autre chose. On n’est plus dans l’horizon de pensée où il y a d’un côté moi et de l’autre le monde. Cette vision des choses nous coupe de l’homme et du monde, c’est une relation qui est trompeuse car elle donne l’impression d’être rigoureuse, or elle ne l’est pas. On a l’impression d’être dans une relation rigoureuse car on fait bien la différence entre le sujet et l’objet, mais en fait, on n’est pas dans la rigueur, on est dans une espèce de fiction parce qu’on n’est jamais en face du monde et le monde n’est jamais en face de nous, le monde n’est jamais un objet et  nous ne sommes jamais un sujet.

La vérité c’est que nous sommes toujours pris par le monde et que le monde est toujours pris à l’intérieur de nous. C’est en tenant compte de cette pensée que nous commençons à avoir une relation juste au monde.

La relation entre l’homme et le monde, est une relation de richesse, de ce qui ne cesse de déborder et c’est dans cette richesse qui va de nous au monde et du monde à nous que se tisse notre relation au monde.

La phénoménologie

La phénoménologie dit que la caractéristique de l’être humain c’est « d’être au monde », c’est de sortir de soi pour être dans la réalité, laisser la réalité rentrer à l’intérieur de nous et l’enrichir de plus en plus à travers des niveaux de sens de plus en plus élaborés. C’est cela qui caractérise la rigueur, et non pas le fait de la relation sujet/objet qui est une relation d’asservissement, une tyrannie de la part de l’homme à l’égard du monde.

Mais il convient de dire que la relation « d’être au monde » qualifie encore peu la relation véritable qu’il peut y avoir entre nous et le monde parce que, sans la nommer, cette relation « d’être au monde » renvoie à la transcendance et au dépassement de soi. Encore faut-il que cette relation à la transcendance soit vécue, qu’elle soit nommée et qu’elle définisse l’homme non pas comme un sujet mais comme une Personne.

La spiritualité

La relation que nous pouvons avoir avec le monde est quelque chose qui va loin à l’extérieur et à l’intérieur de nous, qui nous emmène au-delà de nous-mêmes et de ce qui est.

La relation de entre l’homme et le monde est une relation géniale et extraordinaire, c’est la raison pour la quelle, Rimbaud dit que nous ne sommes pas au monde et que la vie est ailleurs. Parce que si nous étions au monde, nous aurions une vision extraordinaire, et de nous, et du monde, or nous n’avons pas cette vision, nous avons un rapport au monde et à l’homme d’une désespérante banalité. Quand nous parlons du monde, nous parlons du monde extérieur et du vacarme des informations, de la tristesse qu’il y a à l’intérieur du monde et quand nous parlons des hommes, nous parlons également de la tristesse, de la violence, de la médiocrité des hommes. Notre relation de « l’être au monde » est complètement dévorée de l’intérieur par la tristesse et celle-ci fait totalement oublier l’homme et le monde.

Malheureusement dans le monde actuel, être dans le monde et avoir un sens de l’homme, c’est être triste, or la vérité de la connaissance nous amène à ouvrir les yeux et à voir les choses autrement.

Spirituellement, le véritable lien entre l’homme et le monde est forcement extraordinaire et c’est cela qui permet de voir le monde. Rimbaud a raison de dire que nous ne sommes pas dans la monde et nous ne sommes même pas dans l’humanité. Il y a ici, une subversion de le mort donnée par la sainteté et la spiritualité qui remet les choses dans leur axe véritable. Quand Maxime le confesseur parle de l’homme et du monde, il en parle par rapport aux mystères en disant que la clef de l’homme se trouve dans les mystères qui sont dans l’Eglise et dans a divine liturgie. C’est cette relation entre la condition humaine et les mystères qui permet de comprendre l’homme. Cela parait très mystique, mais au fond, c’est d’une extrême justesse, si nous ne passons pas par une haute spiritualité pour aborder les choses de l’existence, on ne voit plus le monde et on ne voit que de la tristesse.

La science et la technique

La encore nous allons voir que la science véritable et la technique, n’ont rien à voir avec ce que nous appelons ordinairement la science et la technique. La manière dont nous les abordons est très éloignée de ce qu’elles sont véritablement.

La techno science

Pour apercevoir ce problème, il convient de regarder le drame que nous connaissons à propos de ces notions. Il ne s’agit pas d’accuser la science ou la technique, mais il s’agit de comprendre quelque chose qui s’est produit à la renaissance et qui a totalement faussé le rapport que l’on peut avoir à la science et à la technique en produisant un certain nombre d’effets pervers dont nous sommes aujourd’hui les victimes.

En vérité, nous n‘avons pas affaire à la science et à la technique mais à la techno-science qui n’est ni la science, ni la technique. La techno-science c’est quelque chose que Heidegger décrit très bien en faisant la différence entre ce qu’il appelle la technique et ce qu’il convient d’appeler la technique moderne.

Quand Heidegger parle de la technique, il se réfère au modèle d’Aristote, un modèle bien résumé par la théorie des quatre causes qui permet à Aristote de penser l’action et de décrire ce qui est véritablement agissant.

La pensée d’Aristote

A la base de la pensée d’Aristote, il y a une réflexion profonde sur la notion de l’homme et du monde et sur la relation qu’il peut y avoir entre l’homme et le monde, et à cette occasion entre la science et la technique. Pour Aristote, l’essence du monde est divine, ontologique et vivante, elle se caractérise par le concept d’énergie que l’on peut traduire de la façon suivante :

Le monde est guidé par un principe extraordinairement agissant, un principe d’énergie, et on pourrait dire de diffusion et de rayonnement. C’est la vision de la réalité que l’on peut qualifier de « divine », nous sommes dans un monde agissant qui est le produit d’une force lumineuse qui cherche à se diffuser et à rayonner et qui le fait à travers tous les règnes de la nature, minéral, végétal et animal, qui sont d’une extraordinaire diversité.

En chaque chose, nous trouvons ce principe agissant qui défini la spécificité de chaque chose, son unité, sa cohésion intime et qui lui permet d’être ce qu’elle est dans un ensemble lui-même cohérent et riche. La vision aristotélicienne de la réalité est une vision divine de l’existence marquée par un principe énergétique lumineux et rayonnant qui maintien sans cesse la diversité dans l’unité et l’unité dans la diversité, ce qui donne un monde extraordinairement cohérent et riche qui s’élève.

Le Progrès

Hegel comprend très bien ce qu’est le progrès et ce que signifie, à travers le progrès, le souffle créateur et rayonnant que l’on trouve dans la réalité, lorsqu’il montre qu’à chaque fois qu’il y a progrès, il n’y a pas négation de ce qui a été, mais relèvement de tout ce qui existait auparavant. C’est-à-dire qu’aucun progrès ne ce fait sans qu’il y ait une relation entre l’élévation de  ce qui progresse et l’élévation de ce qui a progressé.

Dans cette façon de voir les choses, on a la vision d’un monde qui s’élève, qui se redresse, qui se verticalise et qui prend de plus en plus d’ampleur. On comprend ce que veulent dire la science et la technique.

La science

C’est l’ouverture du regard qui est capable de voir :

– Premièrement,  ce principe divin, lumineux, énergétique et rayonnant à l’intérieur de la réalité dans sa cohérence et dans sa diversité, c’est ce qu’on appelle contemplation ou bien encore theôria.

– Deuxièmement, ce que l’on comprend si mal et qui s’appelle l’universalité qui est la relation entre l’unité et la diversité, entre la cohérence et la richesse.

Nous pensons que l’universel c’est ce qu’on retrouve partout et qu’il réside dans l’identité et l’égalité des choses, mais l’universel, ce n’est pas le fait d’être tous d’accord et de retrouver les mêmes choses partout. L’universel est un moment spirituel extrêmement rare dans lequel, parce qu’on a la vision, on est capable de faire exister l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité. C’est un principe extraordinaire d’organisation du monde où il n’y a aucune opposition entre l’un et le multiple. A chaque fois qu’on est capable de faire exister l’un et le multiple, on est dans l’universel et cela donne la vérité de la science.

Ce n’est pas par hasard que l’université s’appelle ainsi, parce que dans le terme université, nous retrouvons la relation entre l’unité et la diversité, l’université est le lieu le plus universel qui soit, dans lequel on fait coexister les savoirs dans l’unité globale liée à un projet de rayonnement.

L’universalité, c’est créateur, cela permet de réconcilier la richesse et l’unité et quand, dans l’histoire, il y a des moments universels, ce sont des périodes ou des lieux de l’histoire où la diversité et l’unité se sont rencontrées.

Mais aujourd’hui, quand on parle d’universel, on est dans la banalité, et on confond l’universel avec la banalisation mondiale d’un certain nombre de choses pour lesquelles tous le monde est d’accord, mais cela n’a rien à voir avec l’universalité.

L’universalité, c’est la science et son essence, c’est par excellence, le regard capable de faire exister les deux et cette vision des choses donne la véritable science. Celui qui a la science, c’est celui qui et capable de nous faire voir l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité et de restituer le souffle créateur de l’intelligence.

La technique

Dans cette vision des choses, Aristote explique très bien ce qu’est la technique, il prend le modèle de l’artisan et en particulier de l’architecte. L’essence de la technique nait d’un projet, pour l’architecte, c’est celui d’habiter et de se donner une habitation dans tous les sens du terme.

Le projet

La technique commence, non pas par les moyens, mais avec le but et le sens. Aujourd’hui, quand nous parlons de technique, nous ne pensons qu’aux moyens, à l’accumulation de moyens, et jamais on intègre la notion de but dans notre réflexion sur la technique.

Nous avons tendance à penser que la bonne technique, c’est celle qui démultiplie les moyens permettant à un individu de faire ce qu’il veut, mais c’est une vision totalement irresponsable de la technique qui a pour but de servir un individu ludique dans sa volonté de pouvoir et finalement dans sa volonté de violence.

La technique véritable est exactement l’inverse, tout commence par le fait d’avoir un projet, dans le cadre de l’architecture, c’est  celui  de l’habitation, c’est-à-dire un lieu où on va demeurer et accueillir l’être, en lui permettant de se développer.

Les moyens

La deuxième caractéristique de la technique, c’est de se donner les moyens de réaliser ce projet, ils sont au nombre de trois :

– Un plan, une forme, une idée de l’habitation

– Des matériaux avec lesquels on va matérialiser cette forme

– Des ouvriers permettant de mettre en forme et de matérialiser ce projet

Cela veut dire que la caractéristique de la technique, c’est de devenir agissante dans un monde qui est lui-même agissant et de pouvoir recueillir l’énergie, le rayonnement et la puissance créatrice de l’existence, afin de les faire vivre. Là, nous avons un projet d’ensemble cohérent que Heidegger résume très bien en disant que la caractéristique de la technique, c’est la collaboration entre les forces de l’homme et les forces de l’univers afin que celles-ci puissent se développer ensembles. C’est la traduction sur le plan de la culture et du savoir faire humain de la puissance que l’on trouve dans la nature. En ce sens, on peut dire que par la technique, lorsque celle-ci joue son rôle, l’homme rentre dans sa relation à Dieu et donne du sens à l’idée qu’il a été fait à l’image de Dieu et pour sa ressemblance.

Le souffle créateur

Lorsque Dieu agit, quelque part,  il le fait par la technique, il a une vision et se donne les moyens de sa vision. Cette vision vient du cœur et elle peut se réaliser en passant de l’intérieur vers l’extérieur. Quelque part, l’intime en Dieu se trouve en l’homme, et être dans une relation de science et de technique implique de faire communiquer l’intérieur et l’extérieur. A l’intérieur, être habité par le souffle créateur et le faire vivre, puis se donner les moyens extérieurs de faire vivre cette relation intérieure.

La relation entre la science et la technique, a un sens très profond, d’une part, il y a la réalité profonde du monde et de ce souffle créateur,  et d’autre part, la capacité de le faire vivre sur un plan humain.

La technologie

Tout change lorsque dans l’évolution de l’homme, et en particulier de l’homme moderne, on passe de la technique à la technologie, c’est-à-dire la technique de la technique. Là on rentre dans un autre monde, et Heidegger prend l’exemple d’une centrale électrique qui va produire de l’électricité en démultipliant les forces de la nature pour servir l’homme. On est dans ce qu’il appelle la mise à disposition du monde et c’est ce qui caractérise aujourd’hui le problème que nous avons avec la science et la technique.

Bergson définit très bien ce qu’est la mise à disposition du monde et le problème que cela pose, il réfléchit sur la relation qu’il peut y avoir entre le vivant et la machine, et cette réflexion est essentielle pour comprendre notre monde.

Avant tout, il faut comprendre la différence qu’il y a entre le vivant et le mécanique. Le point commun entre les deux, c’est d’être une organisation, c’est-à-dire un moyen pour rendre des éléments cohérents,  pour les ordonner et ainsi créer un objet autonome, sauf que pour la machine, cette organisation est faite de l’extérieur, alors que pour le vivant elle est faite de l’intérieur.

Vous et moi, nous sommes des organismes vivants, constitués d’un ensemble d’éléments ordonnés qui permettent le mouvement grâce à un auto mouvement qui est notre mouvement personnel. Nous ne sommes pas des machines au sens où ce n’est pas un être extérieur à nous-mêmes qui nous permet de nous organiser et de nous mouvoir.

Bergson nous dit que l’homme a deux possibilités dans sa relation à la vie, la première c’est de vivre la relation au vivant de l’intérieur avec l’homme intuitif et la deuxième c’est de vivre cette relation de l’extérieur  avec l’homme technique.

L’homme intuitif.

Avoir une relation au vivant de l’intérieur, cela veut dire le laisser vivre, laisser vivre les mille nuances qu’il peut y avoir à l’intérieur de la réalité, lesquelles nous informent de l’extraordinaire multiplicité et richesse qu’il peut y avoir dans le monde. Cette expérience correspond très bien à ce qu’Annick de Souzenelle décrit lorsqu’elle parle du féminin intérieur, de la capacité réceptive de l’homme intuitif  à capter une multiplicité de messages et de sensations qui vont positivement l’informer et lui donner plus que de la science, plus que de la technique, sous la forme de ce qu’on peut appeler de l’Art qui est cette manière sublime d’évoluer dans l’existence et étant capable de la faire vivre.

Tout ce qui se fait de créateur dans le monde, se fait par ce qui est capable d’être dans cette dimension féminine et intuitive qui débouche sur une dimension artistique et créatrice capable de mobiliser une diversité en lui donnant une cohérence.

L’homme technique

La deuxième relation possible à l’existence est celle de l’homme technique tel qu’il est devenu dans notre monde. C’est une relation de pouvoir, l’homme ne veut pas se laisser informer par l’existence et ensuite, dégager à partir de cela, un art créateur. Ce qu’il veut, c’est véritablement asservir le monde pour pouvoir en tirer profit.

Il est intéressant de voir que toute la réflexion de Marx repose sur le profit et il dit qu’il y a quelque chose dans le profit qui dévore la civilisation dans laquelle nous sommes. Le profit dont parle Marx n’est pas le bon profit, comme celui d’une entreprise qui fait des bénéfices parce qu’elle fonctionne bien, c’est le profit lié à la malignité c’est à dire au fait de vouloir profiter des autres et de les utiliser en les asservissant.

Là, on est dans un dispositif de violence bien décrit par Bergson qui dit qu’il fonctionne de deux manières.

Le profit

D’une part, il consiste à prélever dans la réalité un certain nombre d’éléments utiles qui vont servir à fabriquer une représentation, ou comme on dit aujourd’hui, un algorithme  qui va permettre d’utiliser le monde autour de nous. Dans cette situation algorithmique, on n’écoute plus la réalité, mais guidés par notre désir de pouvoir, on prélève des éléments qui sont utiles, on bâtit une représentation simplificatrice et à partir de là, on détourne les forces extérieures à notre profit et à notre usage.

Aujourd’hui, nous somme rentré dans l’accomplissement de cette mise à disposition du monde, internet nous permet, en un clic, de pouvoir circuler à travers le monde, de recevoir quantité d’informations, de communiquer avec quantité d’amis, de commander en ligne quantité d’objets, et derrière, on a un individu qui fait tout tout seul, depuis chez lui dans un univers totalement dématérialisé où en un clic, le monde lui appartient. On vit dans un monde totalement étonnant qui est purement virtuel, réduit à l’image, et qui représente véritablement le fantasme du tyran chez Platon. Quand Platon décrit le tyran, c’est celui qui est tout seul, qui a le monde à ses pieds et qui peut en un claquement de doigts satisfaire tous ses désirs parce que tout lui obéit.

On voit apparaitre cet individu de la techno-science chez Descartes dans « Le traité de l’homme » lorsque Descartes  remet en question la perception qu’il a du monde et qu’il explique que cette perception est tellement confuse, qu’il lui faut juger les choses pour bien les percevoir et c’est le jugement qu’il est capable de produire à propos de la réalité qui lui donne une juste perception de celle-ci.

Le jugement

La perception dépend du jugement et non plus de l’intuition. Nous avons là, une mutation fondamentale de la culture moderne.

Toute la philosophie de Rousseau est fondée sur la sensibilité, mais en même temps, toute son œuvre est une œuvre politique, il écrit « Le discours sur les origines des  inégalités » et « Le contrat social » et on se rend compte que si Rousseau a une fascination pour la sensibilité, il a aussi une fascination pour le droit. Paradoxalement, la sensibilité et le droit, c’est la même chose parce qu’il y a un point qui les relie, c’est celui du jugement, et derrière lui, ce que Kant appelle le sujet législateur.

L’homme moderne a inventé le jugement et il a fait reposer tout le savoir, toute la science sur le jugement au détriment de la perception et des éléments sensibles.

Le Jugement est très bien représenté dans l’écrit de Rousseau appelé « Rousseau juge de Jean-Jacques », le jugement, c’est l’individu qui devient tellement sensible à lui-même qu’il est capable de se juger lui-même et d’avoir la science de toutes choses.

Camus dans « L’homme révolté » écrit que la révolution française a été produite par deux choses : le libertinage et le droit. Cette remarque est très juste et elle permet de comprendre que le sujet législateur  est à la base de ce qu’on appelle aujourd’hui la production de la science et de la technique.

L’idée de la révolution française, c’est qu’on n’a plus besoin de la loi divine parce que la loi humaine peut la remplacer, parce que le sujet et capable d’être à la fois juge et partie, il est capable de se juger lui-même. Il va être de plus en plus capable de juger, de légiférer, de se comprendre lui-même et de comprendre le monde autour de lui.

C’est ce sujet qui organise aujourd’hui le savoir. Michel Foucault en a donné une belle image dans « Surveiller et punir » lorsqu’il montre que ce qui est à la base d’un projet de prison pensé par Bentham,  est un panoptique, c’est-à-dire une prison avec une tour centrale où tout serait transparent et où les gardiens pourraient tout voir d’un seul regard.

Ce sujet capable de tout surveiller, de tout juger et étant juge et partie, c’est l’homme vu par la science moderne et que les droits de l’homme ont pour but de faire exister. Ce sujet qui observe tout, qui juge tout, nous sommes dedans puisque nous sommes surveillés nuit et jour par Google qui prend toutes les informations nous concernant pour organiser le monde et en tirer profit.

Autrement dit, à l’intérieur de la science, nous avons affaire à ce que le Christ décrit dans l’Evangile lorsqu’il dit aux pharisiens : «Malheur à vous docteurs de la loi parce que vous avez enlevez la clef de la science, vous n’y êtes pas rentrés vous-même et vous avez empêché d’entrer ceux qui le voulaient ». Cette Parole est fondamentale.

La techno-science

La clef de la science est volée lorsque l’homme ne collabore plus avec les forces rayonnantes et créatrices qui sont en lui et autour de lui, mais quand il poursuit un projet d’asservissement qui correspond exactement à ce que nous vivons aujourd’hui avec les algorithmes, les Big Data, la surveillance du monde. Ce projet  commence lorsqu’on ne fait plus confiance à ce qu’on voit, à ce qu’on sent, c’est-à-dire à son féminin intérieur qui est capable de capter les informations et de se laisser nourrir par elles, et qu’on met à la place ce dispositif algorithmique, réduisant le monde à une représentation et utilisant celle-ci pour ne voir dans la réalité que ce qui peut être utile et profitable à l’individu unique et au tyran que nous sommes.

La techno science n’est plus la science ni la technique, mais l’utilisation maligne de la science et de la technique au profit d’un individu qui va développer  une extraordinaire efficacité et des performances remarquables, mais également un mode « d’être au monde » de plus en plus inquiétant, dépersonnalisé et avec un coût extrêmement élevé pour la planète.

Normalement, la science et la technique ne devraient pas provoquer de violence à l’égard de la nature et de la société, or telles qu’elles sont organisées par la techno science, non seulement  elles produisent une violence totalement affolante, mais surtout, la culture techno scientifique n’est plus capable de comprendre l’homme et même, à un moment se félicite de sa disparition. Car il faut bien voir que nous sommes embarqués dans un processus de dépersonnalisation croissante dans lequel la disparition de l’homme a été programmée.

La disparition de l’homme

Cela remonte encore à la renaissance, où nous voyons apparaitre le triomphe de l’artifice, c’est le maniérisme italien qui le met en place et en particulier Arcimboldo. Sa peinture est remarquable parce qu’elle traduit exactement la mutation qui a lieu à la renaissance.

En 1573 il représente le cycle des quatre saisons, des visages humains représentés avec des légumes et des fruits de chaque saison, en regardant cela, la première réaction est d’être subjugué par l’originalité de l’artiste qui arrive également à recomposer des visages humains à partir de livres ou d’instruments de mathématiques.  Nous voyons là une extraordinaire habileté de l’artiste pour composer et décomposer le visage humain, mais si nous réfléchissons un peu, Arcimboldo nous dit que pour faire un homme, il n’y a plus besoin d’un homme, on peut arranger des fleurs, des légumes, des livres ou des instruments techniques et on aboutit au même résultat.

Aujourd’hui, nous sommes dans la réalisation d’Arcimboldo à grande échelle, le 24 Octobre 2017 lorsque l’Arabie Saoudite a conféré sa nationalité à un robot capable de mimer la représentation humaine, cela veut dire que pour faire un citoyen, il n’y a plus besoin d’un être humain, un robot fait aussi bien.

Les robots arrivent, puisque bientôt ils remplaceront par exemple, les conducteurs de taxis et ensuite, on aura les conducteurs de camions et il n’y aura plus besoin d’êtres humains, les robots feront aussi bien l’affaire. Déjà au japon, il y a des robots qui font office d‘hôtesses  d’accueil ou d’infirmières.

Bien évidemment, on nous explique les multiples bienfaits et on se récrie à la moindre critique en disant qu’on a aucun respect pour le progrès du genre humain, pour la souffrance humaine et qu’on ne se rend pas compte des services que cela va rendre et combien cela va faciliter la vie quotidienne.

N’empêche que, métaphysiquement parlant, ce qui est en train de se passer, est une atteinte qui relève de la transgression pur et simple, avec comme message que pour faire de l’humain on n’a plus besoin de l’humain et que le robot fait aussi bien.

Un problème spirituel et métaphysique

Le problème spirituel et métaphysique que cela pose, c’est celui de la définition même de la science et de la technique. Heureusement qu’il y a des contre-feux qui s’allument et qui essayent de rétablir la vérité. C’est d’abord la pratique de la science elle-même qui invite à remettre en question la science permettant de retrouver l’essence de celle-ci.

La pensée de la connaissance que l’on trouve chez Bachelard est une vision très orthodoxe et parait aller dans le sens d’un certain nombre de recherches qui se font aujourd’hui dans la science et la technique. Bachelard est un penseur de la métanoïa, c’est un penseur révolutionnaire. La métanoïa, c’est ce qui se passe lorsque quelqu’un fait volte face en tournant le dos à l’intelligence telle qu’il la connaît pour aller vers l’intelligence véritable.

Tout homme peut être tenté par le tyran intérieur et le sujet qui asservit le monde au jugement et à l’individu législateur, tout homme peut être saisi par l’ivresse du génie humain et se mettre à adorer ce génie comme on adore une idole, mais Lorsque l’homme fait une révolution intérieure, il tourne le dos à tout cela.

Dans la pensée de Bachelard il y a des éléments qui permettent de reconstruire le savoir de manière cohérente dans un monde bouleversé par la techno science. Bachelard dit deux choses :

– Premièrement, que la connaissance doit passer par les deux éléments opposés du masculin et du féminin.

– Deuxièmement, qu’elle doit constamment être remise en question.

Le masculin et le féminin

La connaissance doit passer par le masculin et le féminin, par le jour et la nuit, par la raison et l’intuition, par la science et la poésie, il est impensable de penser la science indépendamment de la poésie. Ce sont les deux faces de la même médaille parce que la vraie science ne se trouve ni dans la science, ni dans la poésie, mais dans la capacité d’un sujet humain de se révolutionner et d’être capable de faire, et de la science, et de la poésie, c’est-à-dire de révolutionner la raison par l’intuition et l’intuition par la raison.

On retrouve ici la polarité du masculin et du féminin à l’intérieur de la connaissance et par là même des éléments authentiques d’équilibre que l’on trouve dans le taoïsme où le monde fonctionne avec le Ying et le Yang qui permettent à la fluidité de l’existence de se manifester, mais également  dans les polarités que l’on trouve chez Yung entre l’animus et l’anima et qui permettent de maintenir une tension créatrice.

La remise en question de la connaissance

Il y a ici cette vision que la connaissance se trouve dans un homme qui se converti et qui est capable de résister à la raison et en même temps à l’intuition. Résister à la raison, cela veut dire comprendre que la science n’est jamais aussi productrice que quand elle réfléchit sur ses propres présupposés et qu’elle est capable de les remettre en question.

Dans l’évolution de la science, c’est probablement la révolution d’Einstein qui nous fait passer de la physique classique à la physique contemporaine, c’est-à-dire que l’esprit humain rompt avec la tentation de vouloir ramener le monde à une formule, pour réaliser que si on veut comprendre quelque chose à l’univers, il importe d’intégrer le fait qu’il y a un espace et un temps spécifique pour chaque système planétaire.

Ce qui intéresse Bachelard chez Einstein, c’est l’idée que la science refait la science et révolutionne ses propres principes. Il en va un peu comme de la médecine, la médecine n’est pas une science, c’est un art, parce qu’on ne peut pas donner le même traitement à tous les individus étant donné que chacun à quelque chose de spécifique et qu’il faut, en quelque sorte, inventer une médecine pour chacun.

Dans l’ordre du savoir, il importe de faire la même chose, inventer une science pour la terre, une pour la lune, une pour Mars et pour chaque domaine spécifique. C’est cette capacité à refaire la science et, en quelque sorte, à la régénérer à chaque fois qui lui donne toute sa puissance.

D’autre part, il est important d’apercevoir que l’homme intuitif ne doit pas évoluer vers de fausses métaphysiques qui sont des espèces de discours rationnels à propos d’une expérience métaphysique, mais faire de véritables expériences intuitives, c’est-à-dire, vivre et comprendre la spécificité de chaque élément, l’eau, l’air, la terre, le feu, et vivre en quelque sorte une cosmicité qui permet d’élaborer un mode authentiquement métaphysique, c’est-à-dire la poésie.

Ce qui manque à la métaphysique occidentale c’est d’être une véritable expérience et d’avoir un sens visionnaire dans lequel il y aurait des intuitions.

Les messages d’un monde inconnu

Bachelard a une vision en mouvement qui consiste à remettre en question la science comme savoir et la philosophie comme savoir, afin de déboucher sur des découvertes et sur le fait de se laisser informer par l’extraordinaire richesse qui se trouve autant dans le cosmos à l’extérieur que dans le cosmos à l’intérieur.

Ceci n’empêche pas la rigueur rationnelle, au contraire, c’est ce qui oblige à cette rigueur, parce qu’un esprit doit être capable de remettre en question les obstacles tant rationnels qu’intuitifs qui empêchent de se laisser informer par la vie. Lorsque Bachelard étudie la science, il montre qu’étudier la science, c’est étudier la psychologie du savant et c’est apercevoir qu’il a en permanence tendance à enfermer le monde dans des schémas réducteurs qui l’empêchent d’accéder à la réalité et révolutionner la science pour aller au delà des schémas et se laisser informer par la nouveauté.

Bachelard a une magnifique expression lorsqu’il parle d’Einstein, il dit qu’il nous donne des messages d’un monde inconnu et on pourrait dire la même chose de la physique quantique. Etre dans la science, c’est se laisser informer par les messages d’un monde inconnu.

Le savoir véritable

Lorsqu’on a compris cet aspect révolutionnaire et cette pratique de la conversion où on va au-delà de l’intelligence du sujet législateur, cela permet de découvrir les trois composantes du savoir véritable qui sont le savoir, la connaissance et la science.

Le savoir

C’est deux choses :

– Premièrement, c’est ce qui remplace l’ignorance. Là où il n’y avait pas d’information, on va vers les informations qui permettent d’avoir les éléments capables de maitriser l’ignorance.

– Deuxièmement, c’est l’art de savoir utiliser ces informations. Quelqu’un qui a une culture, n’est pas quelqu’un qui sait beaucoup de choses, mais c’est quelqu’un qui a réfléchi sur sa culture. Le savoir commence quand on réfléchit sur les informations pour transformer l’individu ignorant. L’individu ignorant étant celui qui n’est pas capable d’aller dans la « docte ignorance » dont parle Nicolas de Cues, c’est-à-dire se sentir ignorant par rapport à l’extraordinaire de la réalité et retrouver le savoir comme une expérience spirituelle.

La connaissance

C’est ce qui permet de rentrer à l’intérieur des choses et de les connaître intimement, ce n’est pas simplement avoir de l’information, mais c’est avoir une connaissance au 2ème degré de ce qu’on peut commencer à appeler l’ordre profond des choses. Une chose est d’avoir de l’information, et une autre de commencer à découvrir l’ordre et l’organisation qui fait qu’on va pouvoir agir à l’intérieur de cette information.

Là encore, ce n’est pas parce qu’on a une connaissance qu’on a la connaissance véritable. L’expérience de la connaissance véritable, c’est quand on est capable de vivre l’extraordinaire frémissement qu’il y a à l’intérieur de la réalité, un frémissement merveilleusement décrit par Jankélévitch lorsqu’à propos de la musique, il a cette expression admirable en parlant de la « symphonie de murmures ».

L’expérience de la connaissance, est une expérience musicale, celle qu’on a quand on commence à rentrer dans l’intime des mots et des idées, qu’ils se mettent à résonner à l’intérieur de nous et qu’on commence à se laisser guider par ces résonances qui donnent un univers de plus en plus riche.

L’expérience de la connaissance, c’est se mettre sur le chemin initiatique où on va être appelé et révélé de l’intérieur, on va aller de révélations en révélations. En quelque sorte, l’expérience de la connaissance, c’est la même chose que l’expérience de l’amour, lorsqu’un couple s’aime, il va dans l’intimité réciproque et de révélations en révélations, dans des résonnances de plus en plus puissantes à l’intérieur de l’existence.

La science

La science c’est premièrement, la méthode et deuxièmement, plus que la méthode.

Ce qui caractérise la science, c’est le fait de se donner une rigueur dans le raisonnement et dans l’expérience en les soumettant à une discipline.

Se donner une méthode, c’est déjà l’expérience de la science, mais la méthode véritable, va au-delà de l’objectivation, elle découvre l’art d’avoir de la méthode, c’est à dire quelle découvre un maitre, et à un moment, la méthode n’est plus une méthode, mais c’est un maitre qui est celui qui nous enseigne de l’intérieur et nous apprend à avoir plus que de la rigueur.

On peut alors comprendre la relation entre le Christ et la science. La parole du Christ « Soyez parfaits comme votre Père dans le ciel est parfait » veut dire « soyez Un comme votre Père dans le ciel est Un ». Le péché de l’homme, c’est d’être coupé en deux et de ne pas être dans l’intégrité.

La rencontre avec le maitre intérieur, c’est ce qui nous permet d’être Un et cette expérience de l’unité, c’est celle de Dieu fait homme, de l’homme divin dans laquelle, on ne sépare pas le ciel et la terre et c’est là que le Christ se trouve au fond de la science.

Le Christ vient nous dire que le monde est relié au verbe divin et qu’être Un c’est être autant homme que Dieu et autant Dieu que homme en unissant le céleste et le terrestre. Quand on est dans cette unité, on est dans une extraordinaire rigueur, autrement dit, la science commence.

Conclusion

Nous voyons qu’il y a beaucoup d’ignorance, beaucoup de violence et de chaos parce qu’on ignore la science et la connaissance, et on ne sait pas ce que peut donner la profondeur du savoir qui nous amène vers plus que de l’information, mais vers une écoute du Verbe.

La profondeur de la connaissance nous amène vers les ressources intimes et vers l’extraordinaire musique de l’existence. L’expérience de la science passe par l’unité du Verbe et on comprend pourquoi le Christ reprend les pharisiens avec tant de fermeté, c’est parce qu’ils sont coupés en deux, ils ne vont pas dans la connaissance, ils font semblant d’aller dans le savoir et dans la science parce qu’ils sont prisonniers de ce tyran intérieur, de ce sujet législateur qui entend être la science.