Christos Yannaras

La morale royale

Nous allons nous pencher sur le thème de la morale royale en faisant référence à la pensée et à la vision d’un grand théologien grec : Christos Yannaras.

Dans la liberté de la morale, il développe l’idée d’une morale royale et souligne que le christianisme se fonde sur une telle morale. Ceci est complètement paradoxal parce que pour Nietzsche la morale chrétienne est la morale des esclaves et non pas des hommes libres, encore moins des rois. Nous allons essayer de comprendre ce que signifie la royauté et en quoi c’est quelque chose qui nous concerne aujourd’hui dans notre monde démocratique où il n’est plus question de royauté et où le principe royal de l’existence est totalement à l’opposé de nos mœurs démocratiques.

J’aimerais montrer qu’il n’y a pas plus moderne, plus contemporain et plus démocratique que cette vision royale de l’existence. Pour cela, je voudrais revenir sur la critique adressée à la royauté avant de montrer ses aspects cachés et créateurs jusque dans la vision de Christos Yannaras et de sa théologie.

 

Il y a trois choses qui font que la culture a critiqué et remis en question la royauté :

L’arbitraire de la décision individuelle

L’organisation du pouvoir humain donne l’impression d’être particulièrement arbitraire dans la mesure où un seul décide.

C’est notre attitude démocratique qui s’exprime à travers cette critique, il nous parait juste que la décision soit collective et non pas individuelle. Un seul n’a pas à décider à la place de tous et il importe que tout le monde puisse s’exprimer. Lorsque Luc Ferry analyse la démocratie et la modernité, il dit : « L’antiquité pensait que la nature était une œuvre d’art que l’on contemple, l’homme moderne veut dire son mot, il ne veut pas regarder le monde comme quelque chose de donné, il veut pouvoir le construire lui-même et imprimer sa marque.

Le pouvoir qui n’appartient qu’à une personne est le signe de l’injustice et de l’arbitraire.

La confusion à propos de la transcendance.

Lorsque Pascal analyse la structure du pouvoir, il fait la différence entre ce qu’il appelle « les grandeurs d’établissement et les grandeurs naturelles. Il tend à montrer le mensonge du pouvoir qui consiste à vouloir faire passer les grandeurs d’établissement pour des grandeurs naturelles.

Les grandeurs naturelles sont celles que l’on trouve dans la nature, ce sont celles qui s’expriment dans la vie spirituelle et transcendante qui dans sa majesté s’impose naturellement à nous.

Dans l’organisation humaine qui est la nôtre la grandeur naturelle est liée à la notion même de pouvoir, il faut qu’il y ait du pouvoir, on ne peut pas vivre sans quelque chose qui s’impose sur le mode du pouvoir. Il y a dans l’existence même du pouvoir, quelque chose de naturel, on impose toujours quelque chose, et même quand on n’impose rien, on impose le fait de ne rien imposer. Imposer veut dire poser, et il faut bien que quelque chose soit posé pour commencer.

Le grand problème de l’humanité, très bien perçu par pascal, c’est ce qui se passe lorsque les grandeurs d’établissement tendent à se faire passer pour des grandeurs naturelles. Ce n’est pas parce que le pouvoir est quelque chose qui est indispensable pour l’organisation du monde et ce n’est pas parce que le pouvoir est l’expression de la transcendance à travers l’expression d’un pouvoir naturel, religieux ou humain, que tout pouvoir humain est naturel.

Il y a une grande différence entre mon pouvoir et « le » pouvoir. Nous sommes dans l’imposture si je pense que mon pouvoir me donne « le » pouvoir et nous avons ici en mémoire cette parole du Christ à Pilate : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut ». Le pouvoir ne vient pas des hommes mais de la transcendance et le Christ a une parole lumineuse, de même que Pascal lorsqu’il parle de la différence entre pouvoir naturel et pouvoir d’établissement.

C’est la raison pour laquelle Pascal dit : « Il faut toujours obéir à l’autorité parce qu’elle est l’autorité et non pas parce que celui qui l’exerce est plaisant. ». On n’obéit pas à la police, aux autorités et aux institutions parce que cela nous plaît et parce que ceux qui exercent ces fonctions sont sympathiques mais parce qu’il est nécessaire qu’elles existent sans quoi il n’y a plus de vie possible.

Le problème auquel nous sommes confrontés et que Pascal a vu, c’est que dans l’histoire humaine, ceux qui ont reçu du pouvoir par « le » pouvoir ont tendance à l’oublier et à perdre de vue que leur pouvoir ne vient pas d’eux. Et là, on rentre dans le drame du pouvoir qui est la mort du pouvoir.

Toute notre vie démocratique et politique est obsédée par le pouvoir, à tel point que certains, comme Michel Foucault ou Pierre Bourdieux, rêvent d’un monde sans pouvoir parce qu’ils pensent que le pouvoir est mauvais par essence. Ce en quoi ils se trompent.

Ce n’est pas le pouvoir qui est mauvais par essence car il est l’expression d’une transcendance et quand il est bien exercé, il n’est nullement oppressif. Au contraire, il préserve de l’oppression et donne raison à Pline qui disait à Trajan : « Nous nous sommes donné un prince afin d’éviter d’avoir un tyran ». Ce n’est pas le pouvoir qui est mauvais, mais c’est le mauvais usage du pouvoir, et ce mauvais usage vient lorsque celui qui a le pouvoir n’a plus aucune humilité et s’imagine que le pouvoir vient de lui. Saint Paul a raison de dire que toute autorité vient de Dieu, toute autorité est transcendante et la transcendance de l’autorité vient de la transcendance et non pas de l’homme.

Ce qui est dramatique, c’est ce qui se passe lorsque l’homme au pouvoir oublie que ce pouvoir lui vient d’en haut et qu’il se prend pour le pouvoir sans humilité et sans reconnaissance pour la responsabilité qui lui a été donnée.

Les Romains avait déjà le sens de cela, lorsque les généraux traversaient la foule en liesse sur leur char, il y avait toujours un esclave qui leur murmuraient à l’oreille : « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme ». Au moyen âge, le fou du roi avait pour mission de dire au roi ses quatre vérités pour lui rappeler l’humilité et l’Église était là pour rappeler au souverain que s’il y a le pouvoir terrestre, il y a le pouvoir céleste qui s’impose à tout le monde.

Nous pensons pouvoir contrôler démocratiquement le pouvoir grâce à un système démocratique où les responsables doivent retourner régulièrement devant le peuple pour se faire élire. Le gros problème que pose la démocratie c’est que l’on ne sait pas qui contrôle celui qui contrôle. Le peuple contrôle les politiques, mais qui contrôle le peuple ?

Lorsque la transcendance est bien enseignée, elle rappelle que le pouvoir n’appartient à personne, il appartient à Dieu et c’est ce qui fait que nous pouvons vivre dans un monde authentiquement laïque et démocratique. Ce n’est pas forcément parce que le pouvoir appartient au peuple que nous vivons dans un monde démocratique. Un jour, il faudra revenir sur ce qu’on appelle le théologico politique pour s’apercevoir qu’il en va de la vie sociale, économique et politique comme il en va de toutes choses. On fait une énorme erreur en pensant que l’on peut vivre sans Dieu là aussi.

Le principe créateur

Pour Spinoza le principe monarchique est le principe créateur, que ce soit en l’homme ou en Dieu. Pour lui ce principe créateur correspond à l’état suivant : l’homme s’imagine que tout commence avec lui, que tout commence avec Dieu, le commencement avec Dieu légitime le commencement avec l’homme qui à un certain moment conforte le commencement avec Dieu. Pour Spinoza, tout est organisé par la nécessité, au commencement se trouve l’être et tout est une expression de l’être. Rien n’est une expression arbitraire de soi-même, que ce soit en Dieu ou en l’homme. Spinoza s’oppose à l’idée que le monde et l’homme commencent de manière purement accidentelle. Pour lui, le principe monarchique correspond à cette idée, folle selon lui, d’imaginer un principe créateur à la base de cette idée. Pour lui la liberté est une illusion, illusion aussi le fait que les choses commencent parce que l’homme le veut ou parce que Dieu le veut.

Effectivement, cette vision des choses peut conforter l’arbitraire de l’homme, de Dieu et de la pensée. La pensée logique veut dire que l’on commence toujours à partir de quelque chose qui est, et rien ne se fait d’une manière arbitraire.

En résumé, ce qui amène à critiquer la notion de royauté, c’est l’idée de l’arbitraire dans le pouvoir, de la morgue dans l’exercice du pouvoir et de l’idée que tout commence à partir d’un principe créateur qui ne serait précédé par rien.

Ces idées ne sont pas critiquables, personne n’a envie ni ne supporte l’arbitraire, il est insupportable que quelqu’un décide à notre place. Que sous prétexte qu’il faut du pouvoir, certains en profitent pour imposer leur pouvoir, c’est insupportable. Et l’idée irrationnelle que le monde commence à partir d’un principe créateur sans que cela soit justifié, c’est encore insupportable.

Le principe royal.

Dans cette critique, ce qui est dommage, c’est de congédier le principe royal de l’existence en remettant en question le principe monarchique. Je pense que lorsqu’on critique ainsi la monarchie, en fait, on développe une vision royale sans s’en rendre compte. Ne croyons pas que la critique de l’arbitraire monarchique soit l’expression de la démocratie, mais c’est l’expression d’une vision royale de l’existence.

Revenons sur les éléments politiques avant d’aller plus loin.

On critique le principe monarchique selon lequel il est arbitraire de donner le pouvoir à un seul au détriment de tous. On peut remarquer qu’il n’existe aucun pouvoir humain qui soit le pouvoir de tous. Le pouvoir humain est toujours représenté par trois éléments : Un élément monarchique qui est celui qui préside, un élément démocratique qui est le peuple et un élément aristocratique qui est l’élite élaborant les règles et pensant l’organisation.

Autrement dit, il y a toujours un principe monarchique à la base du pouvoir. Cela est lié à des raisons pratiques, la France ne peut pas être représentée par les 68 millions de Français qui la composent. Elle est représentée par un homme, un visage, un nom, une signature et cela permet justement à l’ensemble de fonctionner. Nous vivons dans une véritable illusion avec la notion de démocratie en pensant que la démocratie est le pouvoir de tous. Nous n’avons aucun pouvoir et la démocratie n’est absolument pas le pouvoir donné à tous.

La démocratie c’est la culture, l’éducation et une vie digne donnée à tous et non pas seulement à quelques-uns, mais donner du pouvoir à tous est impossible. Il y a de nombreux essais de démocratie directe, mais on se rend compte que cela ne marche jamais. On se trompe lorsqu’on fait de la démocratie une affaire de pouvoir.

A l’inverse, que quelqu’un représente tout le monde, c’est quelque chose qui est éminemment démocratique, en sachant que l’élu a toujours des comptes à rendre au peuple et qu’il est bon de repasser régulièrement devant celui-ci. Le seul pouvoir que peut avoir le peuple est celui de l’opinion publique et de l’expression où par l’entremise des médias, il peut faire entendre sa voix et comment il reçoit les décisions politiques qui sont prises.

Le sens de la personne, du visage et de la signature.

Ce qui fait qu’un pouvoir est humain, c’est justement qu’il est représenté par une personne qui a un nom, un visage et une signature. On a affaire à quelqu’un. Dans ses romans Le château et Le procès, Kafka décrit le cauchemar du pouvoir. Ce cauchemar est celui d’un individu arrêté par les autorités qui demande à parler à un responsable et n’arrive jamais à avoir un interlocuteur.

C’est un énorme problème qui risque d’arriver dans notre organisation humaine avec l’intelligence artificielle. On risque de créer une véritable angoisse collective du fait de ne plus avoir de personnes avec qui dialoguer mais simplement des boites vocales avec lesquelles il n’y a pas de dialogue possible.

Le sens de la royauté, c’est la personne, le visage, la signature, c’est l’homme réel. Le pays a une représentation humaine et ce n’est pas simplement une majorité électorale sans visage. Pour toute chose, il faut une représentation humaine, réelle et incarnée. Ce qui fait que la confiance peut exister, c’est le fait de se voir et de se parler. La vie économique et sociale peuvent fonctionner lorsqu’ils y a des personnes humaines qui se font confiance et lorsqu’on peut associer une décision à une personne. Et ça c’est royal, c’est intelligent et généreux.

C’est généreux, large et intelligent parce que cela fait confiance à l’homme choisi pour représenter le pays et c’est cela qui va éviter l’arbitraire. Ne croyons pas que lorsqu’un homme est au pouvoir, les décisions sont arbitraires. Lorsque le pouvoir fonctionne vraiment, il rend humble et donne des leçons d’humilité à tout le monde. Ce qui fait que les êtres sont dans la violence du pouvoir, c’est qu’on ne leur fait pas confiance et qu’on ne leur donne pas vraiment le pouvoir, on a affaire à des gens frustrés qui cherchent le pouvoir. Lorsqu’on donne un véritable pouvoir à quelqu’un, cela le rend humble et il a le sentiment d’avoir des comptes à rendre par rapport à la responsabilité qu’il a reçue.

Ce qui est royal, c’est d’avoir cette générosité et cette hauteur de vue qui font qu’on va humaniser le pouvoir et le donner à quelqu’un. On va alors se rendre compte que lorsqu’on donne le pouvoir à quelqu’un, au lieu d’être orgueilleux, celui-ci devient humble.

Aujourd’hui, on veut que le pouvoir et les décisions soient pris par des machines. Au japon, un robot s’est présenté aux élections et s’est retrouvé en troisième position. A quoi joue-t-on ? S’il n’y a plus de personne humaine qui exerce des fonctions politiques, qui diagnostique et qui juge les situations, on fait d’énormes erreurs et on risque de le payer cher.

La véritable royauté, c’est l’extrême incarnation du pouvoir, une véritable présence humaine et pleine de de vie.

L’abus de pouvoir

On pense que l’abus de pouvoir vient du pouvoir lui-même et que s’il n’y avait plus de pouvoir, il n’y aurait plus d’abus de pouvoir. La vérité c’est que pour éviter l’abus de pouvoir, il faut qu’il y ait un pouvoir réel.

Le pouvoir, c’est quelque chose de transcendant qui n’appartient pas au peuple. En rencontrant des personnes qui avaient un véritable pouvoir, je me suis rendu compte qu’elles étaient véritablement ennoblies par le pouvoir. J’ai été très impressionné par les qualités humaines de certains hauts fonctionnaires et par l’humilité et la simplicité de certains dirigeants. Il semble que plus les personnes ont de responsabilités, plus elles sont humbles. La véritable expérience du pouvoir est une expérience mystique qui demande une véritable ascèse et qui transforme celui qui le vit en profondeur.

C’est quelque chose que nous ne vivons plus et qui crée l’énorme problème de la démocratie. Je crois qu’au départ de l’organisation humaine du pouvoir, il y avait l’idée que si on vivait vraiment l’expérience du pouvoir, on n’aurait pas des êtres orgueilleux et méprisants mais au contraire des êtres d’un très haut niveau spirituel parce qu’ils avaient été éduqués de l’intérieur par le pouvoir qu’ils ont.

Dans la réalité, ce qui tient notre pays, c’est un ensemble de personnes qui ont des responsabilités et qui ont été éduquées de l’intérieur par celles-ci, ce qui en fait des personnes assez extraordinaires. Au milieu de la vie politique, nous rencontrons des responsables qui sont l’expression ce que Saint Augustin appelle « la cité de Dieu ». La Cité de Dieu, ce n’est pas l’Église en tant que pouvoir extérieur qui contrôle le monde, mais l’Église comme pouvoir intérieur dans la Cité. La responsabilité va transfigurer des êtres de l’intérieur et il va y avoir dans le monde des êtres en voie de sainteté et de transformation qui vont manifester la présence invisible de l’Église au cœur de la cité. A tous les niveaux de la vie quotidienne, il y a des êtres remarquables et on fait une erreur profonde en détestant le pouvoir.

A ce sujet, Michel Foucault et Pierre Bourdieu nous ont emmenés dans le brouillard. Ce sont les personnes qui ont le plus critiqué le pouvoir qui ont été le plus odieuses lorsqu’elles l’ont eu. Alors que des personnes qui avaient un grand respect du pouvoir étaient éminemment démocratiques, parce qu’étant au service des autres, elles avaient le sens des autres et ne vivaient pas le pouvoir pour leur intérêt personnel. Ils vivaient une véritable aventure spirituelle.

En tant qu’enseignant pendant de nombreuses années, j’ai compris que cela ne me donnait aucun pouvoir et que mes élèves étaient mes maîtres. J’ai vécu cela spirituellement. Je trouve absurde l’idée que le système de l’enseignement qui met en présence des élèves et un professeur serait un système inégalitaire et anti-démocratique parce qu’il y a le professeur qui sait et l’élève qui ne sait pas.

Je n’ai jamais rencontré un professeur qui avait cet état d’esprit et un professeur qui fonctionne ainsi ne tient pas longtemps sa place. Lorsqu’on enseigne, on est le premier à apprendre ce que l’on enseigne aux autres pour les aider à apprendre. Il n’y a pas d’inégalité entre professeur et élèves, tout le monde s’aide à apprendre.

Il y a cependant certains enseignants imbus de leur personne qui abusent de leur situation et cela doit être dénoncé car ils n’exercent par un véritable pouvoir.

L’expérience de la royauté

C’est quelqu’un qui est éduqué par la royauté elle-même. Si nous allons au cœur de tous les métiers et de toutes les professions, on se rend compte que toute profession est royale dans la mesure où, là où nous nous situons, il y a quelque chose de la transcendance qui vit à l’intérieur de ce que nous faisons. Nous trouvons alors la véritable démocratie, c’est ce qui se passe lorsque tout le monde obéit à la transcendance de là où il est.

Où que nous soyons la vie nous offre le moyen de vivre quelque chose de transcendant. Je pense qu’à un moment, nettoyer la rue est une ascèse comme celle de l’ouvrier, du paysan, du médecin ou du chercheur. Partout se trouve la transcendance, et c’est elle qui nous éduque.

Il est important de voir combien les expériences professionnelles que nous avons, nous grandissent. De même, être mère de famille et élever des enfants est une grande ascèse. A tous les âges de la vie nous vivons quelque chose de transcendant.

Cela donne l’expérience de la royauté. Lorsque je vis vraiment ce que j’ai à vivre là où la vie m’a mis, je suis transformé, transfiguré. De la noblesse et de la royauté, on en trouve partout. On en trouve beaucoup chez des gens très simples qui font des choses très pratiques et très concrètes.

Lorsqu’on observe le regard de certains électriciens, de certains plombiers, la manière dont ils évaluent les situations, c’est tout à fait extraordinaire et parfois beaucoup plus intéressant que ce que peuvent dire certains intellectuels ou certains professeurs d’université. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de très grands professeurs d’université et de très grands intellectuels.

Je pense qu’à un certain moment, toute profession nous oblige à devenir extrêmement humble. Et plus on est humble, plus on est saint et plus on grandit et fait grandir les autres.

Spinoza et le principe monarchique

Spinoza nous dit qu’il y a quelque chose de scandaleux dans la vision monarchique parce que celle-ci est arbitraire, c’est l’arbitraire de Dieu qui va avec l’arbitraire de l’homme et l’arbitraire de l’homme qui va avec l’arbitraire de Dieu.

Du point de vue du bon sens et de la rationalité, Spinoza a raison. On part toujours de quelque chose, le monde ne commence pas avec nous et Dieu n’est pas un monarque qui décide les choses pour son bon plaisir en claquant des doigts. Bien évidemment, cette vision auto créatrice et arbitraire de l’homme est critiquable. C’est d’ailleurs ce qui me choque dans la révolution française où le monde commencerait en 1792, comme s’il n’y avait rien eu avant, et on rentrerait dans la nouvelle humanité qui serait l’humanité révolutionnaire. C’est ce qu’exprime cette phrase très grave de l’internationale où il est dit : « du passé, faisons table rase ».

Mais il y a quelque chose d’autre que Spinoza n’a pas vu. C’est que le principe monarchique c’est aussi la nouveauté, l’audace et la rupture créatrice. Ce n’est pas simplement faire des choses en continuité, c’est aussi la liberté, et la liberté c’est avant tout une audace, une manière de s’autoriser des choses pour faire intervenir du nouveau.

La véritable noblesse

Ce qui fait que l’existence peut fonctionner, c’est qu’il y a de la personne et de l’humilité, mais il y a aussi de la liberté d’esprit. Je m’autorise et j’autorise les autres. Je ne demande pas toujours la permission de faire quelque chose. Je fais les choses parce que j’aime les faire, et je ne suis pas toujours à quémander l’accord et l’approbation des autres.

Je crois qu’à ce moment-là, on a affaire à la véritable noblesse. Celle que recherchait Nietzsche lorsqu’il disait qu’il y a dans la philosophie quelque chose qui relève de l’aristocratie, de la noblesse et de l’affirmation de la vie, qui est en fait l’amour de la vie.

Il est terrible que des personnes ne s’autorisent pas, ne se permettent pas et finalement s’interdisent eux-mêmes et interdisent les autres.

Nous comprenons ici, la grande liberté qu’il y a dans l’Église, avec le Christ et les Pères de l’Église où, à un moment, on fait les choses par amour. Ce qui est transcendent c’est d’oser faire ces choses, c’est une autre manière d’être une personne et d’être humble. C’est ce qui fait que nous sommes dans un monde vivant, et il n’y a pas d’arrogance à faire ce que l’on aime en tant que personne lorsqu’on est humble devant l’idée de la personne.

Je crois que la création divine de l’univers et de l’homme, obéit à cela. Dieu s’autorise à être Dieu avec une extrême liberté et Il crée. Lorsque la tradition des pères parle du Christ, elle parle de l’extrême liberté du Christ et de son audace. Elle parle de la folie de la croix et exprimant qu’il y a là quelque chose d’extrêmement créatif. Dieu n’obéit pas à la normalité et à la banalité, il est dans l’amour.

C’est un peu comme les artistes qui s’autorisent des choses pour ne pas s’enfermer dans leur personnage. Dieu ne s’enferme pas dans son personnage et Il ne joue pas à être Dieu, Il Est Dieu. Il fait des choses qui sont totalement surprenantes et auxquelles on ne s’attend pas du tout. On pourrait dire que Dieu s’étonne lui-même d’être Dieu, comme à certains moments, nous pouvons nous étonner nous-mêmes.

Il est extraordinaire de voir comme le Christ est parfois étonné par la foi. On pourrait dire que Dieu sait tout, qu’Il a tout prévu et que rien ne l’étonne. Eh bien Dieu a accepté que l’homme vienne l’étonner par sa foi. Nous sommes devant quelque chose d’incroyablement noble. On est capable de sortir des chemins habituels et de ne pas toujours répéter la même chose.

Spinoza n’a pas vu la nouveauté, l’originalité, l’humour, la créativité, la fantaisie qui nous emmènent hors des sentiers battus. Cela permet de comprendre ces trois très belles paroles qui n’ont cessé d’habiter mon existence depuis que je les ai entendues :

  • Dans le Talmud Dieu dit à l’homme : « Je te pardonnerai tous tes péchés sauf celui de croire que tu n’es pas de lignée royale ».
  • Saint Macaire nous dit : « souvient toi que tu viens de lignée royale ».
  • Une parole dite dans la liturgie catholique : « Tu es prêtre, prophète et roi »

Christos Yannaras a une pensée extraordinairement libre. Il nous dit que la vie en Christ c’est la liberté totale, la création totale, c’est totalement nouveau. Le moine mange Dieu comme dans « Zorba le Grec » Zorba mange la vie. C’est là que se tient l’Église, là, le religieux a du sens. Ce n’est pas quelque chose qui fait des refoulés, mais cela fait des gens forts, libres et justes.