18 – La vie qui va partout

retrouvez ICI un extrait de la conférence

La Vie qui va partout

On a parlé de l’eschatologie et cela nous a amené à voir que chez Maitre Eckart, tout va au-delà, c’est ce qui amène cette théologie à être assez paradoxale.

Nous allons rentrer dans un autre cycle pour confronter le sens aux questions du mal, de la souffrance et de la mort, là où le sens est contesté. Pour comprendre ce qui va être dit à propos du mal, il est important de garder en mémoire la notion d’éminence, la notion du  « plus que », tout est « plus que », tout déborde.

La vision spirituelle de l’existence

Revenons sur ce qu’on pourrait appeler une vision religieuse, spirituelle et théologique de l’existence, cette vision repose sur le dépassement de la banalité, c’est-à-dire que les choses ne sont pas simplement ce qu’elles sont, elles sont éminemment ce qu’elles sont.

Cette vision est thématisée par Mircea Eliade lorsqu’il dit que l’homme religieux est celui qui met en relation les choses du monde avec une source d’être et qui transforme le rapport aux choses. Pour lui, les choses ne sont pas simplement des choses, ce sont des symboles et, de ce fait, il y a un passage du profane au sacré.

Dans l’expérience du monde que nous faisons, cette dualité entre les choses et la source d’être se voit très bien dans le rapport que nous pouvons avoir aux autres et à l’existence, ou bien à nous-mêmes et à notre existence. Il y a ce que nous sommes et il y a le fait que nous soyons.

Nous sommes professeur, avocat, maçon, commerçant, mère, épouse, nous faisons des choses et nous avons une fonction sociale en tant qu’homme et en tant que femme tout à fait estimables, et puis il y a le fait que nous soyons et quelque chose qui est lié au miracle de l’existence dont nous sommes porteurs.

Il arrive que ce fait de l’existence se manifeste et c’est ce qui donne la profondeur de nos relations. Dans l’amour, dans l’amitié, nous aimons les êtres non pas parce qu’ils nous sont utiles, mais parce que nous nous réjouissons de leur existence, leur existence est une occasion de joie, aimer quelqu’un, c’est le remercier d’exister.

Nous touchons là au fait poétique et mystique de l’existence, également au fait érotique, dans le sens fort du terme, nous sommes dans l’intensité de l’existence avec ce qu’elle peut avoir d’attirant, de dynamisant et de tonifiant, c’est ce qui fait que l’existence est « plus que ».

Le fait que l’existence soit plus que l’existence n’est pas simplement lié à sa fonction utilitaire dans l’organisation de la nature et de la société, mais elle est porteuse en même temps d’un caractère miraculeux. Vivre, c’est avoir cette relation au « plus que », à la Présence créatrice, et cela permet de comprendre l’éthique fondamentale liée à l’existence.

L’être moral

Nous en avons parlé à travers l’expérience de la Présence, quand je fais l’expérience de la Présence et que je me laisse guider par elle, cette expérience m’amène de plus en plus loin et si je vis cela, je me sens vivant, je ne veux pas simplement vivre, mais que l’autre vive, que le monde vive, que le temps vive et que l’éternité vive. Je m’aperçois qu’avoir une éthique, c’est être guidé par l’amour même de l’existence.

Dans cette vision des choses, personne ne me dicte ma conduite de l’extérieur, je suis guidé de l’intérieur par la Présence et c’est elle qui m’inspire dans mon action morale, je suis un être moral parce que je suis un être vivant, plus je suis vivant, plus je suis moral, et plus je suis moral, plus je suis vivant.

La morale m’est enseignée par la vie même et c’est ce qui fait que, comme le dit Pascal, la vraie Morale se moque de la morale. Chez Pascal, la morale est liée au sentiment de la grâce, c’est ce qui se passe quand je fais vivre les choses de l’intérieur, je passe, comme il le dit de l’infini à l’infiniment infini.

La nature est infinie et quand je la vie de l’intérieur, elle devient infiniment infinie parce que par ma vie intérieur, je vais découvrir de multiple mondes à l’intérieur de celle-ci et faire vivre ces mondes. Je vais découvrir les mondes des espèces végétales et animales, nous avons tous eu, étant enfants, des livres sur le monde des abeilles, des fourmis, des oiseaux, des mammifères, nous voyons tous ces mondes  et on peut multiplier cela dans tous les aspects de l’existence.

Là nous comprenons que dans cette dimension de l’existence, il n’y a ni bien ni mal. Je ne vis pas dans l’optique du bien et du mal, je ne pose pas mon existence parce qu’elle est bien, ce n’est pas parce qu’il y a le bien que j’existe, c’est parce que j’existe qu’il y a du bien et je découvre quelque chose qui va au-delà de la notion de bien et de mal.

Dépasser le bien et le mal

Je ne vis pas quelque chose parce que c’est bien et ce n’est pas bien parce que c’est opposé au mal, je vis quelque que chose parce que je vis, et je me laisse guider par la seule relation avec la vie, c’est la vie qui me guide. Cela amène une morale plus exigeante que la morale fondée sur le bien et le mal. Il pourrait paraitre un peu affolant de dépasser le bien et le mal, mais en fait le dépassement du bien et du mal ne veut absolument pas dire leur élimination, cela veut dire quelque chose de plus exigeant que ce que nous appelons habituellement le bien et le mal.

Le bien et le mal, c’est ce qu’on enseigne aux enfants et c’est une bonne chose, c’est de l’ordre du permis et du défendu, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Bien évidement, il est important pour notre conduite de respecter le permis et de défendu, c’est ce qui nous permet de vivre avec les autres, mais il convient, à un moment, de sortir de cette vision d’enfant pour rentrer dans la morale fondamentale.

Ceci est important parce que cela va permettre de comprendre la question du mal et en particulier de la comprendre à travers Berdiaev. La caractéristique de la pensée de Berdiaev sur le mal, c’est que d’un côté, pour lui, le mal existe et d’un autre côté, dans sa pensée, il y a un refus du bien et du mal.

Il faut bien comprendre d’une part le refus du bien et du mal et d’autre part, la notion même du mal. Berdiaev n’est pas le seul à refuser la notion de bien et de mal, Spinoza le fait aussi dans son « Ethique » ainsi que Nietzche puisqu’il a écrit : « Par delà le bien et le mal ». Il y a un point qui relie Berdiaev, Nietzche et Spinoza, c’est que derrière le refus du bien et du mal, il y  la conscience que si nous posons la question de la morale en termes de bien et de mal, nous n’allons rien comprendre à la morale et rien comprendre au mal.

Une extraordinaire confusion

On s’aperçoit qu’il règne une extraordinaire confusion au sujet du mal, pour nous tous, le mal c’est d’abord des choses horribles qui, malheureusement, ont lieu tous les jours, ce sont des actes de cruauté et de barbarie qui nous choquent, nous révoltent, nous indignent et que nous appelons le mal.

Si nous posons le mal en ces termes, il faut faire très attention parce que, très vite, cela peut déraper. Depuis longtemps, l’humanité réfléchit sur le mal, essaye de comprendre le mal et en particulier les choses horribles de l’existence, mais quand l’humanité essaye de comprendre le mal, on bascule dans un dérapage et cela nous fait passer en général par quatre stades.

Le premier stade, c’est la stupeur, le bouleversement, on est tous sidérés par les attentats terroristes, les massacres, et au départ, on ne sait pas quoi dire. Il faut faire attention quand le mal rentre dans la catégorie de l’innommable, si on en reste là, on va subtilement passer de l’innommable au fatalisme.

Le deuxième stade c’est le fatalisme, c’est l’attitude résignée devant le caractère intrinsèquement mauvais de l’existence. Lorsque des terroristes commettent un attenta, notre réaction est de dire que quelque part, il y a quelque chose de fondamentalement mauvais chez les hommes pour commettre des actes d’une telle barbarie et quelque chose de fondamentalement mauvais dans l’existence, et là on est dans l’attitude de résignation devant le tragique de l’existence . Ce n’est plus tout à fait l’innommable, c’est déjà une rationalisation de l’innommable.

Le troisième stade, c’est naturalisation du mal. On naturalise l’innommable et on établit en règle l’idée qu’il y a quelque chose d’obscur dans l’existence.  Cette attitude a été et demeure un des meilleurs moyens pour se prémunir contre la souffrance que le mal peut provoquer.

En effet si nous disons qu’il y a quelque chose d’obscur dans l’existence et dans l’homme et si nous l’établissons en règle, quelque par il n’y a plus de souffrance  car le mal devient normal, c’est la nature des choses. Ceux qui pensent cela, on décidé une fois pour toutes que les choses étaient fondamentalement mauvaises pour ne pas se laisser surprendre par le mal qui va venir.

Finalement, sur le mode du « Je vous l’avais bien dit », ce sont ceux que le mal n’étonne plus et ne bouleverse plus. Les êtres qui agissent ainsi ont une très grande sensibilité et ils souffrent tellement à l’égard du mal qu’ils ont trouvé cette parade qui consiste à le naturaliser.

Les Babyloniens avaient une vision fataliste qui consistait à dire que le bien et le mal sont envoyés par les dieux selon leurs désirs et que nous n’y pouvons rien. Donc le mal innommable, lorsqu’on le laisse un peu agir, n’est plus innommable car on le rationalise et finalement il devient naturel.

Le quatrième stade est la notion d’équilibre entre le bien et le mal, on en vient à dire que le mal n‘est pas si mauvais que cela parce que quand j’analyse le mal et la fatalité du mal, je m’aperçois que si je naturalise le mal, tout d’un coup, je ne souffre plus, cela transforme le mal en une forme naturelle, et c’est l’évolution morale de la naturalisation du mal.

C’est une théorie que l’on retrouve chez Platon, chez Empédocle, chez Freud et partout, C’est la théorie du bien et du mal comme couple d’opposés s’équilibrant à l’intérieur de la réalité, Éros et Thanatos, la Vie et la Mort.

Chez Platon, il y a l’idée que le monde, pour être bien gouverné a besoin du bien et du mal, pour Empédocle, il y a un équilibre entre le bien et le mal, il dit que la vie passe par des forces de bien et des forces de mal et que ces forces permettent d’équilibrer les choses. Chez Freud, on retrouve cette dualité entre éros et thanatos qui est constitutrice de l’être.

L’acceptation du mal

On est passé du mal comme innommable, au mal comme obscurité, puis au mal comme obscurité naturelle et enfin au mal comme équilibrant le bien et  faisant partie de la vie  avec  la théorie du balancier. À un moment, il y a trop de liberté  et cela entraine le chaos, on dit qu’il y a des problèmes de mœurs, mais comme tout obéit à la théorie du balancier, on va avoir une réaction inverse et tout va s’équilibrer.

Si on pousse un peu les choses, on va déboucher sur l’optimisation du mal et son utopie.

Finalement, si le mal permet d’équilibrer le bien, c’est un moindre mal, et quelque part, il faut se féliciter de l’existence du mal parce que le mal évite d’aller trop mal, c’est l’idée du mal protecteur. Par exemple, il y a des théories qui expliquent que la douleur est une bonne chose parce qu’elle permet de prendre conscience de nos limites, de nous avertir d’un danger, et finalement on peut dire que s’il n’y avait pas le mal, ça irait encore plus mal.

Donc, acceptons le mal car quelque part, le mal que l’on subit nous préserve d’un mal plus grand. Quand on suit la pente naturelle de notre esprit, on aboutit à une confusion entre le bien et le mal et au fait d’accepter le mal en trouvant que c’est bien.

C’est une manière de nous prémunir, c’est une réaction de la bonne conscience qui  ayant besoin de survivre à l’intérieur du monde, pour ne pas trop souffrir, accepte le mal. Au départ on entendra dire que le terrorisme c’est atroce et puis, petit à petit, on fini par dire que finalement ça fait progresser les choses, ça nous alerte, cela révèle des choses positives, bien sur, cela fait souffrir, mais on peut y voir de bons aspects. Finalement, avec ce type de discours, on peut faire avaler toutes les atrocités de l’histoire.

La morale du bien et du mal

On ne pense pas, on ne voit pas, on ne rentre pas dans la profondeur des choses, on rationalise pour pouvoir se donner bonne conscience et c’est cela qui est à la racine du bien et du mal. Réfléchissons  sur ce que dit Berdiaev qui nous explique que le mal, ce n’est pas le mal, mais c’est le bien et le mal.

Pour véritablement aborder la question du mal, il faut sortir du bien et du mal parce que le mal, c’est le couple même du bien et du mal. Cela est dit dans les Evangiles d’une manière extrêmement profonde, lorsque Jésus critique les pharisiens, Il les traite d’hypocrites et Il critique la loi.

On dit souvent que le Christ a critiqué la loi et que le judaïsme est une religion de la loi alors que le christianisme nous sort de la religion de la loi, or, le Christ dit qu’Il n’est pas venu abolir la loi mais qu’Il est venu l’accomplir. En revanche, quand Il critique la loi et l’hypocrisie, il critique la perversité de la morale qui est à la base de la transgression et du scandale.

C’est très facile d’avoir comme morale celle du bien et du mal parce que c’est la morale de la règle, la morale infantile. Pour beaucoup, la morale, ce sont des règes données par les politiques, les juristes, les législateurs pour nous dire ce qu’il faut faire, le bien ou le mal, en nous donnant des repères. Cette vision des choses est une perversion de la vie et débouche à la foi sur l’immoralisme, sur l’amoralisme et sur l’hypocrisie.

Quand le Christ critique la loi, c’est de cette loi qu’il est question, c’est-à-dire le rapport à la morale sous la forme de la règle, cette vision de la morale est profondément perverse car elle évite tout effort intérieur. Aujourd’hui, en France, c’est la justice qui parle de la morale à l’occasion des procès qui sont fait pour des discours tenus par certains. On met en place des dispositifs qui sont parfois effrayants.

Si quelqu’un, lors d’une conversation, tient des propos stupides à propos des femmes ou des étrangers, on va lui tomber dessus en le convoquant devant un tribunal, en lui infligeant une peine et en le donnant en pâture dans les médias, on assiste à cette occasion à une véritable lapidation collective et on s’aperçoit qu’il y a une disproportion entre la punition et le délit.

Évidemment, les propos stupides tenus sur les femmes ou les étrangers sont parfaitement odieux, mais qu’est ce que c’est que cette machine judiciaire qui se met en marche, qui se met à légiférer et à analyser les discours, à convoquer les gens, à en faire des coupables ? On a l’impression qu’il y a une ambiance qui devient sournoisement totalitaire où tout ce que vous faites est enregistré, analysé et critiqué.

Cela veut dire que dans l’espace public, vous avez l’obligation d’être parfaitement lisse, transparent, neutre et de dire des banalités.

On est déjà dans un espace où on ne peut pas exprimer ses convictions religieuses, parce que c’est une insulte à la laïcité, mais que devient une opinion engagée dans ce type d’espace où on commence par neutraliser la stupidité et où on va rentrer dans un dispositif de plus en plus répressif ?

En fait on est dans un monde où on attend la décision du législateur pour savoir ce qu’il faut penser, ce qu’on a le droit de dire ou de ne pas dire. Cela entraine la stupidité morale et derrière elle l’immoralisme et l’amoralité.

L’immoralisme et l’amoralisme

L’immoralisme, c’est que pour ne pas avoir d’ennuis avec la justice et la société, on dit ce qu’il faut dire et on va, non pas respecter les femmes, mais faire semblant de les respecter en s’interdisant de dire certaines choses. Tant mieux si on s’interdit de dire certaines choses, mais est ce que celui qui s’interdit de dire ces choses a conscience de ce que c’est qu’une femme, de ce que c’est qu’un être humain, de ce que c’est que l’existence ? Ou alors, il n’agit que par peur du gendarme, Nietzche dit même chose : « Si je suis moral par peur du gendarme, je suis apparemment moral, mais en fait je suis immoral, je me sers de la morale pour mon intérêt personnel, je n’ai aucun respect pour la morale et en fait, je la détruis ».

Si a un moment j’agis par conformisme et par réflexe, je ne vais pas simplement être immoral, mais de l’immoralisme, je vais passer à l’amoralisme car l’inconscient dans lequel je suis à propos de la morale fait que celle-ci n’existe pas, elle est annihilée, il n’y a plus ni bien ni mal.

L’énorme problème de l’existence, c’est le conformisme intellectuel et moral qui fait que je n’ai aucune conscience de ce que je fais et, ce qui est très ennuyeux, c’est que quand, dans une société, les gens sont moraux par conformisme, il n’y a pas de morale, il y a de l’immoralité, de l’amoralité et personne ne s’en rend compte, ce qui est quelque chose d’effrayant.

Heidegger disait que le problème le plus profond de la condition humaine c’est non seulement l’oubli de l’être, mais l’oubli de l’oubli. On ne se rend plus compte de ce que l’on fait et on vit dans une totale inconscience, cela est un énorme problème posé par l’existence sociale, le conformisme social et l’extraordinaire bêtise, stupidité et abêtissement organisés.

La judiciarisation du monde d’aujourd’hui ne fait pas progresser les gens, elle les infantilise moralement et, par là même, la morale profonde n’est plus posée.

La vision de Denis l’Aréopagite

La pensée de Denis l’Aréopagite est une pensée des anges et de la hiérarchie céleste,  sa vision de la hiérarchie céleste et des anges est une vision du regard. A la base de sa vision, il y a la théologie négative, puis il y a la hiérarchie et enfin il y a les anges.

La théologie négative c’est par excellence la pensée du « plus que » qui explique que ce que nous connaissons n’est rien par rapport à ce qu’il y a à connaître, cela n’enlève pas le sens mais ça le dynamise. Cela ouvre sur une hiérarchie de niveaux d’être qui vont de plus en plus haut et cette hiérarchie, c’est la hiérarchie angélique qui passe par les anges et les archanges, les dominations, les principautés et les trônes. C’est ce qui se passe lorsqu’on modifie son regard, qu’on se convertit et qu’on arrive à se libérer totalement du monde.

Les anges ce sont des types de regards de plus en plus élevés et profonds qui nous amènent  à la liberté intérieure qui est ce qui se passe quand on voit les choses d’un point de vue royal.

Aujourd’hui le problème de la vie sociale et politique, c’est celui des mentalités, tout le monde dit qu’il faut absolument changer les mentalités et on se pose la question comment faire pour changer les mentalités, pour acquérir une bonne mentalité et allumer l’étincelle de l’être intérieur ?

Actuellement, on tape sur les gens en leur disant « çà c’est mal, çà c’est bien », dans la vision des pères de l’Eglise et de Denis l’Aréopagite, il n’est pas question de cela, il est question de développer une vision royale de l’existence. En disant qu’on a une vision royale de l’existence et des êtres, il n’y a pas besoin de taper sur les gens pour leur faire comprendre les choses, ils ont de l’intérieur d’eux-mêmes, le respect, l’attention, la bonté, la générosité.

Délivre-nous du malin

On comprend là le problème de fond si bien vu par Berdiaev qui dit que le mal c’est le bien et le mal. On infantilise et on ne se rend pas compte de ce qu’on fait, on s’en rend d’autant moins compte que tout cela a une apparence morale, tout cela est très politiquement correct, mais c’est finalement très effrayant.

On comprend alors, la critique que fait le Christ à la loi en disant que la morale n’est plus une morale royale, c’est une morale juridique, c’est une morale de la loi, conformiste et totalement opposée à ce que devrait être la véritable morale. On comprend également pourquoi, dans le Notre Père orthodoxe il est dit non pas « délivre nous du mal », mais « délivre-nous du malin » parce que le malin, c’est la morale qui couvre l’immoralisme et l’amoralisme, le malin, c’est le conformisme.

« Délivre-nous du mal » voudrait dire délivre nous de l’horreur, bien sûr qu’on espère tous être délivrés des crimes, des atrocités et des actes de barbarie, mais si nous n’allons pas dans les profondeurs du malin, nous aurons beau éliminer la barbarie, nous n’aurons pas éliminé le mal.

Nous nous  rendons compte que nous sommes dans un monde qui réprime les actes d’atrocité, de barbarie, de meurtre, et pourtant les prisons sont pleines d’assassins et de criminels et il y a une violence latente dans la société qui est très inquiétante. Cette violence manifeste et explosive dans l’humanité s’explique parce que le travail en profondeur sur le malin n’a pas été fait, parce que la morale royale n’a pas été développée et parce que ce dans quoi on vit, c’est la question du bien et du mal.

La chute de l’humanité

Vous comprenez ici pourquoi Berdiaev est si subtil, quand il parle du mal, il dit que le mal est une tragédie, c’est la tragédie du regard qui passe d’une vision royale de l’existence à une vision du bien et du mal. Cette tragédie est décrite dans le livre de la Genèse à partir de ce qu’on appelle « la chute » ou l’exil de l’humanité.

Nous avons à propos de l’interprétation de la chute, une ignorance effrayante que nous devons à Saint Augustin qui a complètement déformé le récit de la genèse. Pour la plupart des gens, l’idée est que le premier homme était au paradis, Dieu lui a demandé de ne pas manger du fruit défendu mais la femme a mangé du fruit défendu et l’a donné à manger à  l’homme qui a donc désobéit à Dieu et a été exclu du paradis.

Dans cette vision l’homme avait le choix entre le bien et le mal et il aurait choisi le mal plutôt que le bien parce qu’il a en lui un mauvais penchant, une mauvaise nature, ce que l’on appelle une volonté peccamineuse.

Cette volonté a été amplifiée et pendant des siècles et encore maintenant, on fait porter à la femme la responsabilité d’être celle qui a séduit l’homme en lui présentant la pomme, l’homme aurait ainsi désobéit  à Dieu et entrainé la chute de l’humanité. A partir de là, il y a une théorie qui se développe en disant que Dieu permet le mal pour que l’homme se convertisse, ou bien Dieu envoie directement des épreuves à l’homme pour qu’il répare ses péchés.

Quand on lit le texte, on s’aperçoit qu’on est loin de ce qu’il se passe réellement. Tout d’abord, il n’a jamais été question d’une pomme, il n’est question de la pomme que dans le récit de la guerre de Troie où une déesse qui n’avait pas été choisie jette une pomme au milieu des trois déesses choisies et cette pomme de la discorde sera à l’origine de la guerre de Troie.

Jamais, dans le jardin d’Eden, il n’a été question d’une pomme, de la même manière jamais il n’est dit qu’Adam ait choisi délibérément le mal plutôt que le bien.

Il est dit que Dieu a placé au centre du jardin d’Eden l’arbre de la connaissance du bien et du mal et qu’il a recommandé à Adam qui a été créé mâle et femelle de ne pas manduquer du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Cela veut dire qu’il faut d’abord vivre et ensuite juger, et non pas juger avant de vivre parce que si je juge avant de vivre, je commence par la fin.

Il faut commencer par le commencement et ne pas vouloir tout de suite aller au jugement, l’homme aura la connaissance du bien et du mal mais pas tout de suite, avant, il doit vivre. C’est très important car quand, mentalement on commence à juger avant de vivre, on tue la vie.

La morale royale

Adam et Eve, c’est nous, nous sommes tous Adam et Eve, nous avons tous en nous une partie masculine et une partie féminine et ce qui est dit, c’est que le féminin intérieur de nous-mêmes se laisse séduire par l’esprit rampant, le serpent, ce qui fait qu’à un moment ce féminin intérieur se met à manduquer du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Cela veut dire que l’être humain a perdu son féminin intérieur, sa réceptivité a été capturée, ce qui l’empêche d’accéder à la connaissance véritable, à savoir, celle de la Vie. C’est la vie qui doit guider les choses et permettre d’arriver au jugement juste pour ensuite, pouvoir effectivement juger les choses.

Le bien est le mal, c’est la partie grossière et infantile de nous-mêmes. N’allons pas dans la régression infantile, allons dans l’être accompli de nous-mêmes, ne restons pas à l’extérieur de l’éthique mais rentrons à l’intérieur, devenons pleinement vivant, il n’y a qu’une éthique, c’est celle de la vie et pas celle du bien, du mal et de la loi.

Dieu ne veux pas faire de nous des êtres qui jugent, il ne veut pas que nous devenions inconsciemment moraux, mais que nous allions dans la morale royale.

Vivre, c’est tout voir royalement, généreusement, magnifiquement et le mal, c’est le malin, c’est ce qui se passe lorsqu’on a perdu cette vision royale, on est totalement déséquilibré et on tombe dans l’état de péché, c’est-à-dire qu’on rate la cible, on fait des choses déséquilibrées qui ne tiennent pas la route.

Ce qui ne tient pas la route, c’est ce qui se passe lorsque au lieu d’avoir une morale royale, on a une morale enfantine qui dépend des règles, qui dépend de la société, du permis ou du défendu et où il faut un juge, un tribunal pour savoir ce qui est bien ou ce qui est mal. Cela fait que l’on vit dans une inconscience totale, en ce sens, nous sommes dans le mal, et ce mal provoque les trois manifestations du mal dans le monde, c’est-à-dire, la perversion, la transgression et le scandale.

Les trois manifestations du mal

La perversion, c’est ce qui se passe quand on prend des voies parallèles par rapport à ce qui est, on ne vit pas ce qui est mais on joue avec. Le pervers c’est celui qui va, par exemple, jouer avec la cruauté en expliquant que la cruauté n’est pas de la cruauté, c’est un jeu, cela est bien montré chez  le marquis de Sade lorsqu’il a de la jouissance à torturer des êtres en expliquant que ce n’est pas de la torture mais que cela fait partie normalement du plaisir érotique.

La perversion, c’est quand on ne s’aperçoit pas que l’on est dans un mensonge et qu’on explique que tout est normal, que tout est juste, c’est quand on dit que la morale est une affaire de règles et non pas de royauté, que du moment qu’on respecte les règles on et en règle avec la morale. On joue avec la morale pour son propre confort personnel, à ce moment là, on peut tout pervertir.

Le truand est tout à fait d’accord pour respecter les règles, et même ça l’arrange car il dit que du moment qu’il paie ses impôts et qu’il respecte la vie sociale, il est quitte et il n’a pas à se transformer intérieurement.

C’est là que le Christ dit aux pharisiens qu’ils ne transforment pas leur cœur, qu’ils sont moraux à l’extérieur et que la vraie morale, les autres et le monde ne les intéressent pas, ils se masquent derrière les apparences. Cela entraine inéluctablement des transgressions.

La transgression, c’est lorsqu’on fait des choses énormes sans s’en rendre compte. Celle qui a très bien compris cela c’est Hannah Arendt, quand elle analyse ce qu’elle appelle la banalité du mal, elle se rend compte que la logique qui a mené au nazisme était une logique ordinaire, extraordinairement ordinaire, on commettait des crimes épouvantables sans s’en rendre compte parce qu’on n’avait plus aucun sens profond de l’existence.

Elie Wiesel dit qu’il est très ennuyé parce que lorsqu’il était à Auschwitz, il voyait leurs gardiens qui avaient un sens du bien et du mal et il n’arrivait pas à comprendre comment ces êtres qui avaient un sens du bien et du mal pouvaient par ailleurs emmener les déportés aux chambres à gaz et aux fours crématoires.

Mais cela se comprend très bien, ils avaient un sens du bien et du mal et c’est pour cela qu’ils étaient capables d’emmener des innocents à la mort, ils n’étaient pas allés dans leur être profond et pour eux tout n’était qu’une affaire de règles. Quand on interroge Klaus Barbie, il dit : « C’était les règles, je n’ai fait qu’obéir aux règles » et il a tout à fait raison, tout ce système était organisé autour d’une inconscience totale et d’une absence totale de conversion intérieure. Une absence totale de vie morale et cela débouche sur le scandale.

Le scandale est une inversion des valeurs, le coupable devient innocent et l’innocent devient coupable, on est dans le monde à l’envers.

Pratiquer une véritable conversion

Ce qui est tout à fait novateur dans la façon de Berdiaev de poser la question du mal, c’est qu’il faut que la question du mal soit une affaire non pas juridique mais spirituelle, c’est la raison pour laquelle il se dégage du bien et du mal, de la règle et de la loi, pour aller à un autre niveau, beaucoup plus important et fondamental.

On retrouve des exigences de ce type chez Nietzche quand il parle de la vie ou chez Spinoza quand il parle de la nécessité, c’est-à-dire d’une chose qui se laisse guider par une expérience existentielle et ontologique forte qui ne repose pas sur des critères extérieurs.

Là nous voyons quelque chose de nouveau, c’est-à-dire une façon de poser la question du mal en ne se laissant pas subjuguer par le mal qui existe et qui nous bouleverse à l’extérieur mais en rentrant à l’intérieur de nous-mêmes pour pratiquer une véritable conversion.