L’icône

« Qui m’a vu a vu le Père »

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Pour bien comprendre le Christ et ce qu’on peut appeler la « morale chrétienne » il faut réaliser que ce qui nous est révélé est proprement hors du commun. C’est ce qu’il y a de plus extraordinaire dans l’histoire de l’humanité. A savoir que ce qu’on dit est relié à une Vie qui embrase tout et que cette Vie est présente.

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C’est avec Marie que l’on voit apparaître ce qui embrase parce qu’elle n’est pas la fille de Dieu, elle est la mère de Dieu, cela va plus loin que les relations dans les quelles nous sommes. Dieu ne se contente pas de créer l’homme, mais Il naît à l’intérieur de l’homme. Ce n’est pas Dieu qui fait naître l’homme, c’est l’homme qui fait naître Dieu et cela est totalement nouveau.

Nous avons parlé du Verbe et de la chair et à travers le verbe nous avons parlé du principe hyper-agissant qui est à l’origine de tout et qui se trouve dans l’intime de nous-mêmes. Et nous avons défini le sens de l’intime et de ce que peut signifier le corps à travers lui.

Aujourd’hui nous allons parler de l’image, et à travers elle, nous allons explorer une troisième façon d’aborder l’extraordinaire nouvelle que le Christ nous apporte. Saint Jean Chrysostome dit : « que la transcendance soit dans la transcendance, c’est normal, que l’immanence soit dans l’immanence c’est aussi normal, mais que la transcendance soit dans l’immanence, c’est absolument incompréhensible. » Il est incompréhensible que Dieu naisse de l’homme, que les choses viennent de l’intime et de la chair.

L’icône

Il est important de comprendre que l’icône n’est pas ce que nous voyons dans l’église, mais c’est une expérience. Derrière l’icône, il y a l’expérience de ce que veut dire véritablement « voir » et vivre dans un monde d’images. Le résultat de toute la méditation des pères durant les 7 premiers conciles œcuméniques se concrétise dans l’icône. La définition du Christ, c’est la même chose que l’icône.

L’image.

L’image est bien définie par Bergson dans « matière et mémoire » lorsque qu’il explique que l’image et la matière c’est la même chose, l’image c’est notre monde, c’est là que se trouve la matérialité de notre existence. Ce qui amène Bergson à dire cela c’est l’observation rigoureuse de notre réalité et de la condition humaine. Il y a devant nous les objets matériels et nous sommes face à ces objets, notre œil et les objets du monde se rencontrent dans l’image qui se trouve entre notre œil et le monde. Nous ne connaissons pas le monde, nous connaissons les images du monde. Ces images ne sont pas dans notre œil mais elles sont entre nous et le monde. L’image est le point de rencontre entre l’extérieur et l’intérieur, entre le sujet que nous sommes et le monde dans lequel nous vivons. Ce que nous appelons la réalité, c’est dans l’image qu’elle se trouve, elle ne se trouve ni en nous, ni dans les objets mais dans la rencontre entre les deux. Bergson a une belle image pour caractériser cela, c’est l’image du cinéma. Il dit que, pour nous, la réalité est un flux d’images comme au cinéma.

Ceci est très important  et nouveau car cela rompt avec la façon dont on aborde la réalité. D’ordinaire, on pense que la réalité se trouve soit dans les objets soit dans le sujet, on pense la réalité dans les objets lorsqu’on pense la toute puissance du monde extérieur sur le monde intérieur et que l’on a une attitude matérialiste. Cette toute puissance est justifiée par le fait qu’il y a des choses à voir et que ces choses s’impriment dans notre cerveau, ce sont les stimuli extérieurs sur notre œil est sur notre cerveau qui créent l’impression de réalité. Autrement dit la réalité vient de l’extérieur qui s’imprime dans l’intérieur. A l’opposé de cela, nous avons affaire à l’individualisme subjectif qui consiste à dire que nous voyons la réalité parce que nous avons la capacité de la voir avec notre cerveau et derrière celui-ci, les capacités intellectuelles cognitives qui nous permettent de juger des choses. Descartes nous dit que la matière se trouve dans la conscience, c’est elle qui juge les choses. Descartes prend un morceau de cire qui a une certaine forme et une certaine consistance, il l’approche d’une flamme, le morceau de cire se liquéfie, il n’a plus la même forme ni la même consistance, il dit : « Ce  morceau de cire qui était solide est maintenant liquide, mais je sais que c’est le même morceau de cire car c’est mon jugement qui est capable d’identifier les choses et en particulier d’avoir le sens de la continuité à travers le temps. »

Dans notre culture, l’image est au cœur d’une polémique entre le réalisme matérialiste et d’idéalisme subjectif. La réalité nous vient-elle des choses ou bien nous vient-elle du sujet ? L’originalité de Bergson, consiste à dire que la réalité ne vient ni des choses, ni du sujet qui juge les choses, mais elle nous vient des images qui sont au-delà des choses et du sujet qui les juges. Parce qu’il n’y a ni jugement ni choses sans image, et c’est l’image qui est la rencontre entre la réalité et l’individu. L’intérêt de l’image c’est qu’elle ne réduit rien, elle permet à tout d’exister, elle permet à la réalité matérielle d’exister mais également au jugement individuel. L’image c’est ma représentation, mais c’est aussi la forme de la chose, l’image est aussi bien dans la conscience qui se représente les choses que dans les choses représentant quelque chose. C’est parce que les choses représentent quelque chose et que je suis capable de me représenter cette représentation et, qu’à travers la représentation, il y a apparition de la réalité. L’image renouvelle totalement notre rapport au monde, et ce qui est important, c’est qu’elle réconcilie les opposés.

L’esprit de l’Icône et Aristote

Avec Aristote, on est dans l’esprit de l’icône. Toute la philosophie d’Aristote repose sur trois éléments.

Le premier, c’est l’action, au commencement était l’action, c’est-à-dire qu’au commencement il y a un principe agissant dans un monde agissant. Ce qui est, fait être ce qui est, ce qui est n’est pas statique, mais dynamique. La réalité c’est de l’énergie et de la force, c’est ce que signifie la Cause, Dieu, la Vie, l’Etre, et c’est l’énergie de toutes les énergies.

Deuxièmement l’énergie se trouve partout. A travers tous les êtres et tous les objets on trouve une expression de l’énergie première à travers les natures, les essences, les qualités qui font que les choses sont ce qu’elles sont. L’énergie se trouve en Dieu, la cause première qui fait tout exister et l’énergie se trouve dans ce qui existe. Il y a une relation entre Dieu existence première et les existences autour de lui. Dieu agit d’une manière précise, il donne naissance à toutes les choses qui sont autour de nous et qui ont une nature, une essence et une spécificité. Les choses sont ce qu’elles sont parce qu’une énergie première les fait exister. En quelque sorte, Dieu est le principe premier qui s’accompli dans les choses qui ne peuvent pas exister sans le principe premier.

Dernier point, la relation entre Dieu et les choses, Dieu et les êtres, est une relation d’analogie, il n’y a pas confusion entre Dieu, principe premier, et la nature, mais il n’y a pas non plus division, il y a analogie. Cela veut dire qu’il y a le principe premier et, dans l’ordre et le genre qui sont les siens, chaque chose et chaque être actualise cette énergie première. Chaque chose et chaque être est une analogue de Dieu, l’analogie permet de réconcilier le principe premier qui est Dieu, avec la création. Là nous avons de la part d’Aristote une synthèse extrêmement puissance permettant de réconcilier Dieu et le monde.

On peut établir un parallèle avec la vie morale et éthique en disant que la synthèse élaborée par Aristote qui est très puissante intellectuellement, a des effets pratiques moraux tout aussi puissants. Nous touchons alors au principe de l’image et à sa pertinence dans le domaine moral qui est le nôtre. Derrière Dieu et le monde on a affaire à la relation entre l’idéal et la réalité. Si on s’y prend bien, on débouche sur une synthèse créatrice géniale, de l’ordre de la plénitude, mais quand on s’y prend mal, on débouche sur une double catastrophe. Quand l’image est respectée, elle est créatrice et unifiante , mais quand elle n’est pas respectée, elle est destructrice et catastrophique. Quand on a affaire à la pensée de la réalité, il y a deux tentations.

Première tentation : l’idéalisme

Il y a manifestement un principe premier et agissant à la base de tout ce qui existe, Dieu, l’Etre. Il peut être tentant de tout ramener  à ce principe et de ne jurer que par lui. Cette tentation on la trouve dans les passions idéologiques qu’il y a autour de nous. Lorsque des jeunes gens tombent amoureux, ils sont envahis par leur amour et ils ne voient que lui, ils ne jurent que par lui. On tombe dans un phénomène de capture qui peut aller vers une forme d’idolâtrie et de folie amoureuse. Ce qui se passe dans le domaine amoureux se passe souvent dans la vie pratique, on trouve quelque chose qui fonctionne, et on ne jure que par cela, on ne parle que de cela, on est dévoré par cela et cela devient LE principe qui envahi tout. Au niveau théologique, une philosophie, une religion, un parti politique, peuvent jouer le même rôle, on découvre un principe métaphysique ou philosophique qui nous permet de comprendre la réalité, on subit un phénomène d’emprise et on ne jure que par ce principe. Dieu peut devenir ce type de principe fou par lequel on voit tout en ne jurant que par Lui. Le champ religieux est fréquemment la manifestation et l’occasion de phénomènes de capture, lorsque certaine personnes découvre le champ religieux et l’expérience de Dieu, elles sont captivées et elles ne jurent que par Lui, cela explique le fanatisme.

Là nous avons affaire à la déviation de ce qu’on peu appeler l’UN, qui créé le phénomène pathologique de l’idéalisme, c’est-à-dire de la folie des idées. Cela  pose un problème très grave parce que, souvent les idées s’emparent de la vie politique et économique et débouchent sur des catastrophes. Au vingtième siècle nous avons vu des régimes totalitaires basculer dans une violence et une dictature stupéfiantes. Derrière, il y avait un phénomène d’emprise magique de l’idée sur les dirigeants qui ne juraient que par cela.

Deuxième tentation : le matérialisme

La deuxième tentation n’est pas la tentation de l’UN mais celle du multiple. La tentation matérialiste n’est pas celle qui part du principe agissant premier, mais celle qui dit qu’elle n’a pas besoin de l’énergie première, qu’elle n’a pas besoin de Dieu parce que l’énergie qu’elle trouve dans la matière et dans le monde lui suffit, l’expérience qu’elle a des autres et d’elle-même, pour elle c’est Dieu. Là, on est dans autre chose, qui n’est pas dans la folie idéologique de l’UN qui dévore tout, mais qui est la déstructuration de l’organisation mentale du réel. Quand tout et n’importe quoi devient Dieu, on éprouve une sorte de détachement qui est assez grisant, mais qui dissout tout. C’est la tentation de se faire sans Dieu d’une manière totalement arbitraire dans une illusion totale de liberté.

Il ya quelques années, beaucoup de jeunes partaient en Inde, à Katmandou, au Népal, ils avaient une vague philosophie orientale et ils utilisaient l’idée comme quoi tout est illusion pour justifier n’importe quoi et légitimer tout ce qui leur plaisait. Là, on aboutissait à un éclatement de la personne et à une errance. C’est ce qu’on peut appeler la tentation matérialiste, on identifie Dieu à ce monde et dans ce monde, on se sert du relativisme universel pour justifier l’arbitraire. Cette relation entre l’idéalisme et le matérialisme débouche sur la querelle qu’il y a au sein de la culture et qui se traduit également dans le  champ politique et moral.

La crise de l’image

Dans notre monde, on a affaire aux deux extrêmes. D’un côté, il y a des groupements idéologiques obnubilés par une idée fixe à laquelle ils ramènent tout et qu’ils veulent imposer par la force, d’un autre côté il y a un relativisme généralisé où tout vaut tout et où chacun fait ce qu’il veut. En général, l’un appelle et justifie l’autre. Lorsqu’on a affaire à une idéologie dictatoriale, on pense que la solution existe dans le relativisme généralisé. Ils y a des fous furieux qui font de Dieu une idée qui les obnubile, arrêtons cela ! Permettons à chacun de penser et de croire ce qu’il veut. Inversement, on est dans un monde chaotique et sans repères où chacun appelle Dieu ce qu’il veut ! Réagissons et mettons à la place un idéal unique.

Nous sommes dans un monde où le conflit appelle et reproduit le conflit. Cette division à la fois psychologique, morale et politique, qui traverse tout le champ de la culture renvoie à une crise de l’image. Lorsqu’Aristote a élaboré sa « synthèse », il était déjà confronté à cette crise de l’image. Il y avait d’un côté, des penseurs assez impressionnants comme Parménide qui, avec une affirmation intransigeante de l’être, apparaissaient comme violents et dictatoriaux, auxquels on opposait le relativisme des sophistes. Dans la Grèce il y avait un conflit très profond entre l’Un et le multiple, entre l’idéal et la réalité.

Ce conflit correspondait à un problème très pratique qui est aussi le nôtre, à savoir : qu’est-ce qui doit nous guider dans la réalité ? Faut-il UN principe premier qui évite le chaos, ou au contraire, faut-il vivre dans la diversité et la mouvance à travers la tolérance et l’ouverture. En permanence, on voit le monde se disputer sans pouvoir arriver à une synthèse.

Ceci est dû au fait que l’on n’a pas pensé l’image, on vit en dehors de celle-ci et on ignore totalement ce qu’est l’icône. Aristote n’a pas eu le sens de l’icône, mais il a eu le sens de l’analogie et si on comprend le principe analogique qui est chez Aristote, on découvre une vision extrêmement généreuse et ouverte. L’analogie, c’est ce qui permet  de réconcilier les extrêmes de l’idéal et du réel, en disant que nous avons besoin des deux pour penser et l’un fortifie l’autre.

Réconcilier l’idéal et le réel

A la base de la pensée, il n’y a pas « rien », il y a un principe essentiel  structurant, mais ce principe ne fait pas fi de la réalité matérielle concrète, au contraire, il s’exprime à travers elle. L’essentiel s’exprime par le réel et le réel exprime l’essentiel. Le sensible c’est la concrétisation de l’essentiel, apprenez à voir l’essentiel dans le sensible et vous aurez une expérience spirituelle du sensible, à l’inverse, respectez l’essentiel et vous aurez un sens de la matérialité d’autant plus fort qu’il fera vivre l’essentiel.

Si vous êtes matérialiste, vous devriez vous intéresser à l’essentiel parce qu’il n’y a plus concret que l’essentiel. Si vous êtes idéaliste, vous devriez vous intéresser à la matérialité parce qu’il n’y a pas plus idéal que la matière. Au fond, Aristote dit qu’il n’y a pas plus concret que le transcendant et il n’y a pas plus transcendant que le concret.  Cela se traduit par une idée très simple : au lieu d’opposer  l’idéal et le réel, vivez les tous les deux et vivez la réalité du monde comme une leçon spirituelle.

La relation entre la métaphysique et la réalité concrète donne l’analogie de l’être, cela explique les raisons pour lesquelles Aristote s’est intéressé à la métaphysique, mais également, à la biologie, à la physique, à l’astrophysique et l’un ne va pas sans les autres. Je pense qu’il y a un Dieu, un principe agissant à la base de la réalité, donc je m’intéresse à la réalité concrète car j’y vois des leçons divines. Je m’intéresse à la réalité concrète, donc je m’intéresse à Dieu parce que Dieu est par excellence celui qui agit et qui est concret.

Dans la culture occidentale, cela a donné le Thomisme qui a marqué la religion catholique. On peut faire des critiques à cette vision, cependant, elle nous aide à comprendre ce que veut dire l’image et comment l’image est réconciliatrice. Elle nous aide à comprendre le Christ, le Dieu fait homme, le verbe fait chair et la relation entre le visible et l’invisible. Néanmoins, pour être parfaitement recevable, il manque à cette vision une expérience intérieure et mystique.

L’expérience de communion

Il convient alors de passer sur un plan plus profond que celui de l’analogie et de la vie. La théologie orthodoxe, est une théologie mystique qui « reproche » à la vision thomiste de rester au niveau objectif et scientifique sans aller dans l’expérience mystique vécue et profonde de communion.

Pour comprendre cette expérience de communion, il convient de passer de la vision objective d’Aristote à l’expérience de l’art. Cette expérience va plus loin que l’analogie de l’être et que la réconciliation entre l’idéal et le réel parce que ce qui est important, ce n’est pas simplement l’idéal et le réel mais c’est aussi l’invisible et le visible. Ce sont des catégories qu’on ne trouve pas chez Aristote ou chez Thomas d’Aquin.

Une expérience artistique est une expérience d’image. Dans le champ esthétique et artistique, une expérience d’image c’est l’expérience de l’invisible. En disant cela, je pense à Paul Klee qui dit : « Je ne peins pas le visible, je peins l’invisible, je rends visible ». Pour comprendre la relation du visible et de l’invisible, il faut comprendre ce qu’est une expérience de beauté et d’émotion profonde. Dans notre vie quotidienne, nous avons quantité d’images, mais nous ne les voyons pas. Nous recevons un flux d’images, mais combien d’entre elles existent ? Ces images n’existent pas parce qu’elles sont des apparences qui ne font rien apparaître.

Il y a expérience profonde, c’est à dire des apparences qui font apparaître quelque chose et qui donnent du sens à la notion de vision. Lorsqu’on rentre dans ce qu’on appelle « l’apparition », alors on commence à comprendre ce qu’est une image. Une image n’est pas simplement la rencontre de l’extérieur et de l’intérieur dans un flux d’images, ce n’est pas simplement un « analogon » de Dieu et de l’énergie primordiale, c’est quelque chose de fulgurant et éblouissant qui relève de l’apparition. L’apparition, c’est ce moment unique où on voit la réalité telle qu’elle est, c’est le moment où la Vie apparaît à travers la vie. On est au-delà de l’image et de l’analogon, on est devant un phénomène saisissant. La Vie, c’est ce qui se passe lorsqu’on communique avec des archétypes, des formes primordiales, avec l’essence spirituelle et mystique de quelque chose ou de quelqu’un. Pour comprendre les formes primordiales ou archétypales, il faut comprendre quelque chose qui a été entrevu par Platon, à savoir que chaque élément de la création est relié à un mystère divin et transcendant qui habite dans l’invisible de ce qui existe.

Une présence en toute chose

La réalité qui est la nôtre est constamment en relation avec le souffle divin et la puissance créatrice divine infinie, c’est ce qui donne à toute chose et à tout être, sa réalité. Tout être, toute chose, a une forme qui n’est pas simplement matérielle ou bien abstraite et intellectuellement structurée, elle a une présence, une énergie propre qui provient du mystère même de la création.

Il y a des moments dans l’existence où nous voyons la vie, l’enfant, l’homme, l’arbre, la maison, nous voyons quelque chose d’un mystère infini qui s’exprime à travers les choses les plus simples de la vie, alors, nous sommes dans l’apparition. Le ciel a pris possession de la terre et on n’est plus sur terre, on est dans le ciel.

Dans le monde, nous sommes tellement accaparés par le pouvoir, l’utile, l’argent, le profit, la jouissance, le plaisir, c’est à dire l’égo qui veut s’approprier le monde, que rien n’existe, on ne voit pas les choses, on ne voit pas les êtres, comme dit Œdipe : « voyant, j’étais aveugle ». La caractéristique de l’art est d’arrêter le monde, on arrête l’égo qui veut capturer et posséder les choses et on introduit du vide, du silence, une nuit, dans lesquels on va être là pour  être là, en regardant pour regarder et derrière ce vide, on voit les choses qui commencent à exister pour elles-mêmes.

Un jour, alors que je regardais le jour se lever, j’ai vu les arbres immenses avec leurs branches dénudées vers le ciel, tout était brumeux, c’était saisissant de beauté. Tout d’un coup, j’ai été capturé par ce que voyais et en un éclair, je n’étais plus sur terre, j’étais dans un Corot car Corot a peint un tableau où on voit des arbres frissonner dans un vent d’automne. Pendant une fraction de seconde, j’ai été saisi par l’absolu et la beauté, j’étais dans l’apparition, dans la vie qui apparaît dans la brume, les arbres, c’était sidérant de beauté.

L’icône

Je réalise que ce moment que j’ai eu en regardant ce paysage, c’est exactement le moment que j’ai devant chaque émotion esthétique importante,  dans ces moment là, il n’y a plus un sujet en face d’un objet, il y a un saisissement qui se fait, et c’est là que le mot communion prend tout son sens. On communie, c’est à dire que l’extérieur rentre dans l’intérieur et l’intérieur rentre dans l’extérieur, il n’y a plus ni l’un ni l’autre, il y a autre chose, l’infini, l’absolu, la vie et la grâce divine font leur entrée dans l’existence.

Dans leur genre, chaque chose et chaque être possède une image de la réalité divine, mais c’est cela qui a manqué à Saint-Thomas, car il faut le vivre. Il ne faut pas seulement être dans l’analogie, il faut être dans la communion. La caractéristique de l’art, c’est de nous faire vivre cette communion, et c’est la raison pour laquelle Paul Klee disait : « Je ne peins pas le visible, je peins ce qui rend visible ». Si Paul Klee peignait le visible, il ferait une reproduction photographique du visible, et il serait dans le trompe l’œil, il y a des artistes admirables, qui peignent tellement bien la réalité qu’on ne sait plus où est celle-ci, et on est subjugué par cette indécision entre le réel et l’irréel. Mais Paul Klee peignait l’émotion qu’il avait devant le visible et ce que le visible lui révélait. Un jour, en regardant une œuvre de Paul Klee, je me suis dit : « C’est une icône ».

Cela permet de comprendre ce qu’est l’icône au sens théologique. Avec l’analogie de l’être, on commence à avoir un début du sens de l’icône, avec l’expérience esthétique, on a un sens de l’icône plus profond, mais l’expérience de l’icône, c’est l’expérience même de Dieu, c’est la capacité qui nous est donnée de voir Dieu. En regardant une icône, on voit Dieu. Ceci est très important car désirer voir Dieu, c’est désirer le vivre totalement, on dit souvent : « Il faut le voir pour le croire », cela veut dire que le voir est la réalisation du croire. Cela ne veut pas dire qu’on veut une preuve ou une raison pour croire, on n’est pas au niveau de la raison intellectuelle, on est au niveau de l’inspiration profonde. Je veux que Dieu m’apparaisse comme une apparition et je veux faire l’expérience de cette apparition, et là, je serai assouvi et j’aurai vraiment la foi.

Voir Dieu

Voir Dieu, ce n’est pas voir un objet ou un être humain appelé Dieu, c’est voir autre chose qui va plus loin que l’objet ou le sujet, qui va plus loin que tout. Dans le livre de la Genèse, il est dit que « l’homme a été fait à l’image de Dieu ». L’icône commence là, dans l’évangile de Jean, le Christ Dit : « Qui m’a vu, a vu le père », là on tient la signification de l’image et de l’icône. L’image, c’est la transmission et ce qui fait qu’il y a image, lorsque le Christ dit : «  qui m’a vu, a vu le père », il exprime ce que veut dire l’image de Dieu, c’est-à-dire ce qui va me donner une bonne idée de Dieu et qui va faire que je vais « voir Dieu ».

Dieu transmet, il « donne » et il parle par un autre, il s’efface pour faire vivre autre chose que Lui. Si Dieu s’arrête de donner et de transmettre, Il n’est plus Dieu, Dieu est Dieu parce qu’il ne s’enferme jamais dans un objet ni dans un sujet, Il ne s’enferme jamais en lui-même parce qu’il donne en permanence, il est comme le soleil qui rayonne en permanence. Voir Dieu, c’est voir le don de Dieu, c’est voir l’Amour de Dieu, ce n’est pas voir l’objet ou le sujet « Dieu ». Si je vois Dieu sans amour, je n’ai pas vu Dieu, beaucoup de personnes ne comprennent rien à Dieu parce qu’elles veulent Le voir comme un objet ou un sujet, et pas comme un amour rayonnant.

L’important en Dieu, c’est la diffusion, la transmission et l’amour de Dieu, ce n’est pas Dieu en tant qu’objet ou sujet. Seulement nous, nous sommes sans amour, nous voyons les choses comme des objets ou des sujets, nous ne les voyons pas avec amour. Parce que Dieu nous aime Il ne se révèle pas à nous comme sujet ou comme objet, mais comme rayonnement, comme soleil, comme transmission, « Qui m’a vu a vu le Père », cela veut dire que le Christ est la transmission de Dieu. Il est venu pour nous parler du rayonnement de Dieu, nous ne verrons pas Dieu mais nous verrons le Christ qui est la transmission de Dieu.

Ainsi, nous comprenons ce que signifie « l’homme a été créé à l’image de Dieu ». L’image de Dieu ne signifie pas que Dieu a des yeux des oreilles, une bouche et un corps, cela signifie que Dieu est transmission, rayonnement soleil, et que l’homme est transmission, rayonnement, soleil. L’homme est fait pour devenir un soleil, l’essence de l’homme, c’est sa lumière, c’est sa beauté et son rayonnement. La lumière va à la lumière dans la lumière et par la lumière.

L’image de l’homme

La théologie orthodoxe est centrée sur l’icône parce que l’icône est la manifestation du soleil divin, c’est un visage humain derrière lequel se trouve la lumière divine. C’est une image de la Vie qui rayonne et qui se donne, qui passe à la fois par la vie lumineuse et par la vie réelle. Ainsi nous comprenons que le Christ est autant homme que Dieu et autant Dieu que homme, il est la plénitude de la relation entre l’homme et Dieu parce qu’Il est la manifestation de ce soleil qui rayonne. On est dans la plénitude, non pas lorsqu’on est rempli ou gavé de quelque chose, mais quand on est vidé de ce que nous sommes pour laisser paraître la lumière. On n’est plus dans l’analogie de l’être, on est dans l’ineffable, dans l’inouï, et là, on a une image de l’homme.

Une image c’est la relation entre l’intérieur et l’extérieur, à travers cette relation, c’est une apparition et c’est la lumière à l’état pur. L’enjeu des images est celui de la transmission, c’est l’enjeu d’une culture. Il y a une culture lorsqu’il y a « illumination » et c’est pour cela qu’il est important qu’il y ait une victoire des iconophiles sur les iconoclastes parce que derrière, il y a tout le destin de la culture et de l’histoire. Il y a histoire humaine, lorsqu’il y a culture au sens fort, c’est-à-dire lorsqu’il y a « soleil ». Héraclite dit : « la culture est un autre soleil pour l’homme vivant ».

Le message profond de l’image et de l’icône, c’est que l’homme, la culture et l’histoire ont la possibilité de devenir soleil. Lorsqu’on n’est pas dans l’icône, on est devant un soleil éteint, on a des idées et une réalité qui ne sont pas solaires alors que nous sommes là pour devenir des soleils.