22 – Tyrannie et esclavage

retrouvez ICI un extrait de la conférence

La réalité de la morale Chrétienne va bien au-delà de ce que l’on imagine, elle est apophatique. Le christianisme n’est ni un théisme, ni un athéisme, c’est un apophatisme, c’est toujours en relation avec une expérience spirituelle qui nous emmène au-delà.

Nous allons aborder les thèmes de la tyrannie et de l’esclavage et pour parler de cette question du tyran et de l‘esclave nous aborderons quatre éléments :

1 ) Le tyran et l’esclave qui nous paraissent scandaleux ne sont pas toujours apparus ainsi

2 ) La remise en question de l’esclavage

3 ) Le couple tyran/esclave pris sous un sens moral

4 ) l’interprétation ontologique, métaphysique et théologique pour essayer de rentrer dans le cœur de cette notion.

Ce couple tyran/esclave pose la question de la condition humaine et il est au cœur de la souffrance des hommes. La caractéristique de la souffrance étant le scandale de la tyrannie et le sentiment d’injustice que représente l’esclavage. Réfléchir sue ce couple c’est poser la question de la condition humaine et cette question est posée dans toute sa splendeur dans les psaumes où la voie du psalmiste s’élève vers Dieu pour dire : «  Seigneur, où es-tu ? Viens à mon secours, mes ennemis m’accablent et je vais bientôt succomber ». On a là une image forte de ce qu’est l’expérience terrible du tyran et de l’esclave dans laquelle l’homme se sent asservi par des forces qui le tyrannisent.

Le couple tyran/esclave n’a pas toujours été scandaleux

Il faut savoir que la notion de tyran et d’esclave qui nous apparait aujourd’hui comme le comble de l’oppression et du scandale n’a pas toujours été considérée comme telle et ne l’est d’ailleurs toujours pas. C’est là la caractéristique du scandale car il n’est pas nommé et n’apparait pas comme un scandale mais passe pour quelque chose de normal. Dans l’antiquité, le tyran et l’esclave sont considérés comme des choses normales, mieux encore, la tyrannie est considérée comme quelque chose de naturel. Un penseur comme Simonide écrit tout un traité sur la tyrannie pour expliquer que le pouvoir politique ne peut fonctionner que si c’est un seul qui détient le pouvoir et qui l’exerce.

Quand à l’esclave, il apparait comme naturel, Aristote qui pourtant libérera ses esclaves à la fin de sa vie, considère que l’esclavage fait parte de la nature et que c’est une réalité liée nécessairement à la nature d’esclave, il y a des esclaves parce que c’est dans la nature des hommes.

Etre esclave, c’est être l’outil de quelque chose ou de quelqu’un et ne pas s’appartenir. On peut dire qu’il y a une part de vérité dans cela, le tyran et l’esclave font partie du cours des choses et ne sont pas forcément scandaleux, cela nous permettra de comprendre le moment où ça le devient.

Ils ne sont pas scandaleux parce que parfois, le pouvoir fonctionne parce qu’il est détenu par un seul et il est vrai que dans l’existence nous sommes amenés à être des outils de machines sociales, économiques et politiques dans lesquelles nous sommes un rouage parmi d’autres  et que, d’un certain point de vue, c’est cela qui permet à l’organisation sociale de fonctionner.

La remise en question de l’esclavage

C’est Platon qui s’insurge contre la tyrannie et l’esclavage pour des raisons morales. Le tyran au sens négatif  du terme c’est celui qui abuse de son pouvoir, qui s’en sert pour faire ce qui lui plait et devenir ainsi un oppresseur. Platon dit deux choses :

Premièrement, le tyran est un esclave, deuxièmement, ce tyran esclave sommeille au fond de chacun de nous et représente la part sombre et obscure de nous-mêmes. Socrate et ensuite Platon ont été frappés par l’esclavage des hommes à l’égard de leur corps, de leurs passions et de leurs désirs. Le tyran c’est celui qui est esclave de ses passions et qui fait dans la réalité ce que parfois il fait en rêve, à savoir épouser sa mère et tuer son père, il se livre aux transgressions fondamentales de l’inceste et du meurtre symbolisé par le parricide.

Cela amène Platon à réfléchir sur la fureur des passions humaines. Platon pense que la réaction pour se libérer du couple tyran/esclave relève de la mesure et non pas de ma maitrise. Dans « La république » il montre qu’il faut se méfier de la façon dont on pense la maitrise des passions parce que sous prétexte d’évacuer la tyrannie, on peut la reconduire autrement.

Il y a ici quelque chose de très subtil de la part de Platon que nous comprenons en lisant le marquis de Sade. Ce qui caractérise les personnages du marquis de Sade, c’est l’apathie, c’est à dire l’absence totale de sentiments. Pour que le libertin se livre aux expériences sadiennes, il faut qu’il ait tué en lui toute émotion et qu’il soit devenu totalement indifférent, là, la jouissance qu’il retire de son état de toute puissance est décuplée. Si un libertin ne fait pas preuve d’indifférence, il ne pourra jamais être libertin. Ce qui caractérise le libertin, c’est sa froideur totale et son côté glacial.

On s’aperçois ici, qu’on peut parfaitement maitriser toutes ses émotions et ne pas être un sage ou un saint, la maitrise des émotions peut participer de la tyrannie, nous dirons même que la tyrannie, le crime et le sadisme fonctionnent d’autant mieux qu’on est capable de maitriser parfaitement ses passions, ses désirs, ses fantasmes et ses besoins.

Platon a donc raison de dire que la réponse à l’esclavage et à la tyrannie ne réside pas dans la maitrise des émotions. Pour Platon, ce qui permet de sortir du couple infernal tyrannie/esclavage c’est la sagesse résidant dans la pensée inspirée, la pensée venue d’en haut qui fait que je ne suis pas dans l’indifférence, dans la froideur et dans la maitrise, mais dans le service de ce qui est plus haut que moi afin de faire exister la dimension royale de l’existence. Platon met en place des éléments extrêmement forts qui font que nous allons redécouvrir la vision des pères et de la tradition.

A savoir que pour sortit du couple tyran/esclave, il ne faut pas faire de l’homme le tyran de son esclavage et de sa tyrannie, mais il faut l’amener  à découvrir la dimension royale de son existence. Platon commence à ouvrir la question en montrant que le tyran et l’esclave ne sont pas simplement des figures politiques positives, mais des figures de la violence, d’une violence qui existe à l’intérieur de nous et qu’il importe de surmonter .

Le couple tyran/esclave pris sous un sens moral

Ces figures du tyran et de l’esclave vont prendre une dimension particulière avec la modernité. Nous en ferons une réflexion en quatre étapes, premièrement la Boétie, deuxièmement Rousseau, troisièmement Hegel et Marx et quatrièmement Freud.

La Boétie

Dans « Le discours sur la servitude volontaire », La Boétie réfléchit sur la condition humaine et il se rend compte que s’il y a des tyrans, c’est qu’il y a des esclaves, les tyrans existent parce qu’on les fait exister. On les fait exister parce qu’il existe de la part des être humains une vision des tyrans qui se transforme en admiration. La Boétie explique que toute la force du tyran vient du fait qu’il a le sentiment de se faire craindre et que si on n’a pas peur de lui, son pouvoir se dissipe.

La relation tyran/esclave ne pose pas seulement la question des passions mais de la profondeur de l’âme, pour la Boétie, les hommes sont responsables de leur esclavage.

Rousseau

Pour Rousseau, ce qu’explique la Boétie est impossible car dit-il : «  n’oublions pas que les esclaves sont des victimes et qu’en général, ils n’ont pas le choix ». En disant cela Rousseau s’oppose à une théorie politique développée au 18ème siècle par un théoricien de droit appelé Grotius qui a la volonté de fonder le droit sur la guerre. Pour lui le droit naît dans la confrontation des hommes et le pacte s’établit à l’intérieur de la relation entre le vainqueur et le vaincu.  Le vainqueur donne la vie sauve au vaincu en échange de sa soumission, pour Grotius cette relation née de la guerre fonde le droit.

C’est une vision athée et matérialiste, le droit vient de la violence et en particulier du pacte entre le vainqueur et le vaincu.

Pour Rousseau, il s’agit là d’une absurdité, le pacte ne pouvant exister qu’entre des personnes égales qui se reconnaissent réciproquement des droits et des devoirs. Lorsqu’un vainqueur l’emporte et établit un pacte avec le vaincu, il ne s’agit pas d’un pacte ni d’une convention mais d’une mystification cachant la violence. Celui qui est vaincu ne peut pas faire de pacte car il n’a pas le choix, quand on dit à quelqu’un qu’il doit se soumettre ou bien c’est la mort, il ne s’agit pas d’un pacte mais d’une soumission rationnelle de quelqu’un qui n’a pas le choix et qui, pour ne pas être tué accepte l’esclavage.

Il est intéressant d’apercevoir un tournant dans la pensée philosophique qui est de se rendre compte que le statut de l’esclave est complexe. Que l’on peut être esclave de ses passions, esclave de la peur, mais aussi la victime pure et simple d’une situation totalement scandaleuse qui s’impose à l’homme. On voit alors apparaître une réflexion complexe sur l’esclavage qui se met en place politiquement avec Marx.

La réflexion de Marx à propos de l’esclavage ressaisit la complexité dialectique de l’esclavage en essayant de comprendre comment il se met en place. A cette occasion, on voit apparaître une histoire derrière l’esclavage et pas simplement des éléments qui font partie de l’histoire. C’est quelque chose qui apparaît déjà avec Hegel dans « La dialectique du maitre et de l’esclave » et qui a été reprise par Marx.

Hegel

Dans « La phénoménologie de l’esprit », Hegel explique que la philosophie et la sagesse humaine apparaissent à l’occasion d’une expérience que les hommes font et qui est celle de la tyrannie et de l’esclavage. Il dit que cette expérience est celle de la conscience et de l’apparition de la sagesse. En simplifiant « La dialectique du maitre et de l’esclave », nous allons pouvoir comprendre une première manière de réfléchir à cette question sous la forme d’une histoire.

De fait, on ne peut pas répondre à cette question parce qu’un esclave c’est un outil, c’est une passion, c’est une peur, c’est un scandale, que tout cela fait partie de l’esclave et on ne peut pas définir simplement un esclave parce que tout est vrai. On ne peut pas prendre un de ces éléments isolé pour répondre à la question « qu’est ce qu’un esclave ? ». Il faut rentrer dans l’histoire qu’il y a derrière.

 Hegel dit que lorsque les hommes ont un « moi », ils veulent l’affirmer et le problème se pose lorsqu’un « moi » rencontre un autre « moi », il y a une lutte à mort qui s’instaure car la volonté du « moi » est d’être unique. Cette lutte entraine l’apparition d’un moment crucial qui est la prise de conscience qui si on continue à se battre, on va tous mourir et donc, on sera tous perdants. Un des protagonistes cède en disant « tu es prêt à me tuer et même à te tuer pour faire reconnaître ton « moi », le jeu n’en vaut pas la chandelle, donc je me soumets à toi et je deviens ton esclave.

L’esclave va se mettre à travailler pour le maître et le maître à se reposer sur l’esclave. A un moment, les positions vont se renverser car le maître va tellement dépendre de l’esclave qu’il va devenir l’esclave de l’esclave et l’esclave va devenir son maitre.  En faisant cela, l’esclave va aller au-delà du couple tyran/ esclave et cet au-delà s’appelle la sagesse, le commencement de la philosophie et le début de la pensée.

Dans cette histoire chez Hegel, l’esclave est pris comme le signe d’une histoire beaucoup plus profonde qui va au-delà de l’outil, au delà des passions, au-delà de la soumission et de la peur, au delà de la victime parce que c’est tout cela à la fois. Pour comprendre l’esclavage, il faut comprendre les figures de ce qui se passe derrière.

Premièrement, tout être humain est esclave de son « moi » et de son orgueil, il est esclave de ses passions et tout être humain est le tyran décrit par Platon, celui qui veut tout se permettre.

Deuxièmement, toute relation humaine est asservie à la violence, arrêtons de penser que les relations humaines sont idéales, les relations humaines sont des luttes d’égos, quand un « moi » rencontre un autre « moi », c’est la guerre. Derrières les apparences de la vie sociale, les relations humaines sont souvent terribles, il suffit de penser aux luttes d’égos dans une entreprise ou toute autre organisation.

La rencontre avec l’esclavage est un moment capital de la naissance de la conscience, les hommes sont passionnés, ils sont tyrans et ils se rendent compte que s’ils continuent, ils vont tous mourir. Ils font l’expérience de la rencontre avec la mort et tout d’un coup, ils découvrent une limitation positive. Nous sommes mortels et nous ne pouvons pas faire tout ce que nous voulons.

Pour la première fois, en étant mortel, j’entends quelque chose qui me sort de la tyrannie. Il y a le « moi » et il y a la Vie et si je  n’obéis pas à la Vie je ne pourrai même plus avoir de « moi ».

Il y a là une expérience extraordinaire qui a été très bien vue par Hegel et qui est très profonde. Nous oublions toujours qu’en nous, il y a trois personnes, il y a le « moi », il y a « l’Etre » et il y a la relation entre le « moi » et « l’Etre » qui fait qu’à un moment, je peux dire « Je suis » et devenir une Personne, une conscience. Le « moi » se veut tout puissant en négligeant « l’Etre » et cela entraine une situation catastrophique. On s’en rend compte lorsqu’il est question de l’euthanasie.

Arrêtons de penser comme François de Closet,  que l‘euthanasie et le suicide sont l’ultime liberté, car le « moi » doit obéir à la Vie et s’il ne le fait pas, il disparait. Le « moi » ne peut pas se suicider et être libre, s’il se suicide, il tue sa liberté en même temps que lui-même. On ne peut être libre que si on est vivant, il n’y a pas de liberté dans la mort.

Certains  de nos contemporains totalement aveuglés par l’égo, pense uniquement la liberté en termes de « moi » en oubliant totalement la dimension de «  l’Etre », la relation entre «l’Etre » et le « moi » et  ce qui fait d’eux des Personnes.

Hegel fait la découverte capitale de ce qu’on peut appeler un esclavage positif, c’est le fait de dire que pour vivre, il faut obéir à la Vie et il faut arrêter d’êtres esclave du « moi ». C’est en obéissant à la vie qu’on arrête d’être esclave. Hegel fait intervenir  quelque chose de totalement nouveau dans la réflexion.

Une partie des personnes qui sont en grande souffrance psychologique, sont dans cette souffrance parce qu’elles sont dans le « moi », mais c’est un « moi » qui est dépourvu  « d ‘Etre » et qui n’est pas dans la vie. A un moment, la question la plus profonde de l’existence est : « Qu’as-tu fais de ton Etre ? », c’est le rappel de  «  l’Etre » au  « moi ».

Dans la lutte maitre/esclave, l’esclave vit une révélation ontologique transcendante, tout d’un coup, il se souvient qu’il y a de l’Etre en lui, l’Etre se souvient de lui et il a cette illumination qui lui fait choisir d’arrêter la course à la tyrannie.

C’est quelque chose de prodigieux, parce que là, on vit une intervention divine en l’homme. Souvenons nous de cette parole des psaumes «Qu’est ce que l’homme pour que tu t’en souviennes ? », il y a quelqu’un en moi qui se  souvient de moi.

Un jeune drogué m’a raconté que le jour où il s’est rendu compte qu’il ne se souvenait plus de son nom, il a arrêté de se droguer. Lui ne se souvenait plus de son nom, mais quelqu’un en lui s’est souvenu de lui. Ce jeune homme a fait une expérience ontologique absolument capitale qui l’a littéralement guéri de la drogue.

Nous avons en nous de l’Etre et cet Etre est indispensable pour la vie de notre moi et le devenir de notre Personne, il faut soigner notre Etre dans notre corps, dans notre âme et dans notre esprit. L‘esclave Hégélien découvre cela.

La deuxième expérience que fait l’esclave Hégélien, c’est l’expérience du travail et de la culture. Il accepte de se soumettre au maitre, mais il ne se soumet pas au maitre, il se soumet à l’Etre et, pour préserver son Etre, il est prêt à travailler pour un autre et à se cultiver lui-même.

Il découvre alors, que plus il obéit, plus il est libre, plus il rentre dans l’écoute de l’Etre, plus il se transforme et plus il transforme le monde autour de lui. La soumission et l’obéissance à l’Etre devient la soumission et l’obéissance au travail, à la culture et  à un autre,  il fait l’expérience positive de devenir un outil, un serviteur, et en devenant outil et serviteur de l’autre, il a préservé ses intérêts, mieux encore, il a augmenté son Etre.

Il est donc très important, premièrement d’écouter l’Etre qui nous fait renoncer au moi, deuxièmement de rentrer dans le travail de l’Etre qui est à la fois matériel et spirituel, qui consiste à travailler et à se cultiver pour les autres. En faisant des choses pour les autres à travers le travail et la culture, l’esclave devient le maitre du maitre, tandis que le maitre qui n’a jamais entendu l’Etre, qui n’a jamais rien fait pour les autres, qui n’a jamais travaillé ni cultivé quoi que ce soit, devient l’esclave de l’esclave.

Dans la génération post 68, il y avait la volonté de transformer le monde et beaucoup disaient qu’il fallait refuser le travail, refuser la culture, refuser la philosophie et être un rebelle en affirmant son « moi » absolu. En fait, nous étions entourés de tyrans Hégélien et ceux qui nous ont sauvés sont ceux qui ont dit : « Maintenant, vous allez obéir, vous allez travailler, vous allez rentrer dans votre Etre, vous allez vous cultiver et arrêter de penser à vous pour penser aux autres, vous allez faire des choses pour les autres. »

A ce moment là, on rentre dans la sagesse.

Pour Hegel, la sagesse c’est celui qui obéit à la nécessité qui est la forme de la Vie qui est en nous, c’est faire ce que la Vie nous invite à faire, c’est-à-dire devenir des vivants. Il y a là un élément très profond pour apprendre ce qu’est un esclave.

Ce n’est pas simplement une personne, l’esclavage est un mystère, c’est une figure, c’est le symbole de l’histoire de l’humanité et de sa transformation. Derrière l’esclavage, il y a toute la misère de l’humanité et toute sa grandeur, il y a le mystère de la mutation et de la transformation du cœur.

L’humanité est pleine d’individus qui ont un égo énorme, qui se précipitent dans la violence et qui génèrent une tyrannie et une souffrance terribles. Ces êtres se libèrent le jour où ils commencent à obéir, c’est-à-dire qu’ils passent d’un esclavage négatif à un esclavage positif, d’une aliénation négative à une aliénation positive.

L’aliénation, c’est deux choses.

Négativement c’est l’esclavage et derrière lui, la souffrance, la folie, le drame et la fausse liberté. Quelqu’un qui est aliéné n’est pas lui-même parce qu’il n’est que lui-même, il est prisonnier de son égo.

Le drame c’est que dans cette situation qui fait de lui un tyran, un être odieux qui sème la violence autour de lui, il pense qu’il est dans la liberté.

Nous sommes dans la grande illusion de l’humanité et la pire des choses qui puisse arriver à cette personne, c’est de réussir, car quand elle réussit, elle est encore plus odieuse et elle génère de véritables cataclysmes autour d’elle.

L’aliénation, c’est celui qui ne se rend pas compte qu’il mène une vie de folie et d’esclavage.

L’esclavage positif, c’est quand j’arrête de faire ce que je veux pour faire ce qui est vivant et ce qui existe, pour donner une réalité à ce que je fais et m’ouvrir sur autre chose que moi-même, pour me libérer de mon égo.

Ce que comprend très bien Hegel, c’est que pour aborder l’esclavage, il ne faut pas s’arrêter à telle ou telle figure d’esclavage, il faut en prendre la globalité et le prendre comme un mystère et comme une histoire. L’esclavage est très difficile à penser parce qu’on n’en a jamais fini, c’est la mutation la plus profonde de notre être, c’est ce qui se passe lorsqu’on cesse de faire notre volonté pour faire la volonté de la Vie. On commence à vivre la Parole qu’il y a au cœur de la prière du  Notre Père : « Que ta volonté soit faite ».

Au-delà de Hegel, cela nous permet de rentrer dans le monde de la modernité et ce qui apparaît avec la modernité, c’est que les graines que Hegel a commencé à planter, on a essayé de les faire pousser premièrement dans le Marxisme et deuxièmement dans la psychanalyse avec des éléments importants, mais aussi des éléments dramatiques.

Marx

Hegel pose la question de l’aliénation pour passer du faux « moi » au vrai « Moi », passer de la fausse maitrise à la véritable maitrise. Marx s’est servi de la matrice de pensée Hégélienne pour penser toute son histoire.

L’histoire de Marx, c’est de penser la condition humaine et comprendre comment l’humanité parvient à se transformer lorsqu’elle se libère de son « moi » orgueilleux pour rentrer dans le véritable « Moi » du travail. Toute l’analyse de Marx, c’est d’essayer de comprendre comment les forces de l’existence entrainent le combat entre les dominants et les dominés et comment les dominés parviennent à retourner la situation et à se libérer des dominants.

L’intérêt de Marx, c’est qu’il a introduit le couple tyran/esclave dans la zone économique et politique en se servant de ce couple pour éclairer la situation économique et en disant que la vie économique nous parle en permanence des relations entre dominants et dominés et de la transformation de la violence du monde par les forces du travail et du progrès.

La vie politique nous parle également de cette transformation, normalement, le marxisme aurait dû réussir, il avait tous les éléments pour le faire parce que la matrice que donne Hegel pour comprendre la notion du tyran et de l’esclave est, d’un certain point de vue, géniale pour comprendre l’économie et la politique.

Dans l’existence, il y a des forces de vie et de forces de mort, faire une lecture de la vie économique et politique, c’est essayer de voir où sont les forces de vie, où sont les forces de mort, et où sont les forces capables de transformer le monde pour passer de la mort à la Vie.

Le problème, c’est que l’on a totalement perdu le couple tyran/esclave pour penser la condition économique et politique, Marx n’a plus réfléchit sur Hegel  et il n’a plus eu cette méditation spirituelle pour penser la réalité.

Marx a voulu penser l’économique et le politique sans spiritualité, en ne comprenant pas que le spirituel est la clef de compréhension de ce qui peut se passer dans le champ économique, politique et social.

Notre histoire économique, politique et sociale, c’est la difficile transformation du monde pour passer de la mort à la Vie, du chaos au cosmos et essayer de survivre à la violence.

Freud

Freud et la psychanalyse ont également essayé de penser l’aliénation avec des schémas proches des éléments Hégéliens. Le point fort de la psychanalyse, c’est de faire la différence entre le « moi » illusoire et le « Moi » véritable. Le « moi » illusoire étant le « moi » de la conscience qui s’imagine être consciente et qui est véritablement comme le tyran Hégélien. Parce qu’il est le plus violent et le plus brutal, il s’imagine qu’il est le plus libre des hommes.

Nous sommes tous prisonniers de cet égo, enfermés à l’intérieur de nous-mêmes et coupés de  l’existence. Le comble de l’illusion, c’est que nous sommes persuadés d’être libres alors que nous ne le sommes pas.

Ce qui permet de sortir de là, c’est d’apercevoir que la réalité de nous-mêmes va beaucoup plus loin que nous-mêmes et qu’elle s’enracine dans les forces de vie de l’inconscient.

Freud a dit quelque chose d’important : « Là où le « ça » était, le « Je » doit advenir. » Freud à l’intuition que quelque chose doit se jouer dans la personne à travers une mutation d’être.

Mais, comme pour Marx, le problème de Freud, c’est qu’il n’y a plus chez lui la réflexion tyran/esclave et  qu’il n’y a pas de méditation spirituelle sur la vie psychique.

l’interprétation ontologique – Le Christ et la prière du Notre Père

Derrière le couple tyran/esclave qui n’a cessé de hanter la pensée philosophique,  nous avons un instrument extraordinaire pour pouvoir comprendre la condition humaine mais le problème, c’est que nous ne nous en servons pas.

C’est là qu’intervient  la tradition du Christ et la tradition des Pères. La prière du Notre Père est la clef de compréhension du couple tyran/esclave et il est dommage qu’on ne prie pas assez cette prière parce qu’elle nous permet de penser la condition humaine et de nous libérer à l’égard de ce qui l’accable.

Notre Père qui est aux cieux

Que ton nom soit sanctifié

Que ton règne vienne

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel

Donne-nous aujourd’hui notre pain substantiel

Remet-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs

Mais ne nous laisse pas succomber à la tentation et délivre-nous du Malin

Nous apercevons que cette prière est constituée de sept éléments.

Dans les trois premiers, il est question du Père, du nom du Père, du règne du Père, on est dans la gloire, on se centre par rapport à la gloire divine. Dans les trois derniers, on rentre dans la condition humaine où il est question du pain, des dettes, et de sortir de la tentation. Le « pivot » qui permet de passer de l’un à l’autre c’est la phrase « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », c’est la clef qui permet de faire venir le ciel sur la terre et de faire monter la terre vers le ciel. C’est la clef libératrice, c’est le cœur de la relation tyran/esclave, c’est la notion de serviteur qui est la même que la notion de roi.

Nous avons vu dans la dialectique Hégélienne qu’on se libère de l’esclavage quand on découvre la vraie obéissance, quand au lieu d’être esclave du « moi », on devient serviteur de la Vie. La clef de notre humanité se trouve là.

Au niveau psychanalytique, le passage de l’esclavage par la tyrannie du « moi » à l’obéissance créatrice à l’égard de la vie, c’est ce qu’on appelle l’Œdipe, ce moment où l’être humain, pour aller vers son devenir d’adulte passe par des sevrages libérateurs. Un enfant voudrait toujours demeurer l’enfant adoré de sa mère et il prend cette relation pour une relation idéale, mais il lui est demandé de quitter cette relation narcissique et mortifère qui l’empêche d’aller vers son devenir d’adulte pour connaître son véritable « Moi ».

L’enfant dit : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », il quitte le « moi » terrestre pour aller vers le « Moi » céleste.

Nous apercevons que tous les mécanismes qui nous entravent au point de vue économique, politique et social, nous viennes d’êtres qui n’ont pas fait leur mutation.

Ceci est très bien analysé par La Boétie car il montre que le monde est ligoté par des tyrans qui stupéfient des esclaves, on est dans une tragédie infantile où il y a ceux qui se permettent tout, qui stupéfient les autres qui n’osent rien dire et l’ensemble vit dans un état de terreur collective.

Il y a des injustices terribles, des victimes, et il y a la folie de la tyrannie.

Ce passage du « moi » terrestre au « Moi » céleste, se fait non pas par une maturation révolutionnaire comme chez Marx, non pas non plus par une thérapie analytique, mais par la rumination en profondeur du drame spirituel qui est dans le cœur de l’homme et qui doit aller vers son « Moi » véritable.

Nous sommes aliénés parce que notre grille de lecture du monde ressemble furieusement à celle de Pierre Bourdieu pour qui il y a les dominants et les dominés et qui ne souhaite qu’une chose, c’est la victoire des dominés sur les dominants, c’est-à-dire des gens qui vont prendre leur revanche.

On pense la révolution comme le fait d’écraser les dominants par les dominés qui à leur tour deviennent une nouvelle classe de dominants, ce qui fait que rien ne change en profondeur.

Il ne s’agit pas de situer négativement l’être humain,  mais il faut le recentrer positivement en le reliant au père et en le faisant rentrer dans la royauté. La seule manière de guérir le cœur humain, c’est de lui remettre sa couronne, il doit comprendre qu’il est fils de roi.

Nous pensons le monde comme un règlement de compte, une opposition et une guerre. C’est soit les dominants qui dominent les dominés, soit les dominés qui prennent leur revanche.

Le Père n’est jamais nommé, la lignée royale de l’homme n’existe pas. Le cœur de l’homme est dans la souffrance, dans la colère, dans la haine et dans la revanche.

Nous entendons des discours de revanche politique économique et sociale, et ce sont toujours des discours de violence.

Pourtant, il n’y a qu’une chose à faire, c’est retrouver nos racines célestes et notre origine ineffable dans l’amour du Père. Lorsqu’on dit « Notre Père », l’important, c’est que nous retrouvons notre origine céleste et on est au-delà du couple tyran/esclave.

Ce ne sont pas les damnés de la terre qui vont renverser le monde, c’est le fait de centrer l’homme dans ses origines célestes. Cela nous donne la mémoire de l’Etre qui nous permet rentrer dans le vrai travail, la vraie culture, la vraie mutation intérieure et de faire revivre toutes les richesses qui sont en nous.

On peut alors rentrer dans le monde de la servitude humaine en se posant les trois questions fondamentales du pain de la dette et de la tentation pour aller au cœur de notre esclavage intérieur et faire ainsi une mutation libératrice.

Ce qui change totalement dans la perspective ouverte par le Notre Père, c’est qu’on sort du face à face mortifère entre le tyran et l’esclave pour retrouver notre vocation de Personne à l’égard de l’histoire. L’important n’est pas le duel  tyran/esclave avec la victoire du tyran sur l’esclave ou la revanche de l’esclave sur le tyran, l’important c’est de nous resituer en tant que Personne par rapport à ce couple pour libérer l’humanité de cet enfermement.

C’est le Notre Père qui d’abord nous redonne une dimension royale et ensuite nous permet de devenir serviteurs en rentrant dans l’histoire et en nous permettant de transformer celle-ci.

Lorsque Marx s’est posé la question de comment transformer le monde, il a eu cette phrase qui disait : « Jusqu’à présent les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer ». Quantité de gens veulent transformer le monde, mais il ne suffit pas de transformer le monde réel en enrichissant notre vie quotidienne avec des objets aussi utiles et efficaces soient-ils, d’autant plus que ces mêmes objets peuvent être des poisons en créant des addictions, mais il faut véritablement vivre le Notre Père.

La clef du couple tyran/esclave se trouve dans cette prière et derrière elle, dans la constitution de nous-mêmes en tant que Personne. C’est-à-dire être un « Moi » capable de susciter la vie et avoir une vie capable de transformer notre  « moi ».