La drachme perdue

Résumé du livre de Michel Fromaget

Pour Michel Fromaget la souffrance latente qui touche les jeunes de notre époque et conduit les plus fragiles à l’alcoolisme, à la toxicomanie ou au suicide vient de ce qu’ils pressentent que le paradigme dualiste que leur impose la société moderne ne leur permettra jamais d’épanouir véritablement leur vie. Car le paradigme « Corps et Âme » ne rend pas compte de la réalité profonde de l’homme.

Pour comprendre le dualisme « Corps et Âme »

  • Le dualisme « Corps et Âme » tel que nous le vivons

Le dualisme est une idée  très concrète de l’homme car l’homme dispose de facultés psychiques, donc d’une âme et de facultés physiques, donc d’un corps.

Le dualisme « Corps et âme » considère que l’être humain est composé, par nature et de manière définitive, seulement  d’un corps et d’une âme. Il semble donc naturel de ne chercher que des satisfactions psychologiques et corporelles.

  • Le dualisme n’est pas naturel : l’homme est le fruit de sa pensée

Il n’y a pas de nature humaine car l’homme se construit en fonction d’une image primordiale qu’il reçoit, qu’il accepte, et qui devient la sienne. De manière générale, les enfants sauvages développent des goûts et des aptitudes dictés par leur famille d’accueil. Par exemple, un enfant-ours se bat à coup de dents avec des molosses. Ces enfants sont souvent insensibles au chaud et au froid et leur acuité visuelle nocturne est excellente…

Il y a une nature animale car isolée dès leur naissance, les bêtes développent malgré tout les facultés liées à leur espèce, mais il n’y a pas de nature « humaine ». Le dualisme «Corps et Âme» n’apparaît pas en l’absence d’un modèle de référence. Il n’y a pas de nature humaine, ni de dualisme «Corps et Âme» naturel chez l’homme.

Par ailleurs, il ne viendrait à personne l’idée d’apprendre quelque chose qu’il connait déjà. Puisque l’enfant apprend progressivement son corps et son âme grâce à l’éducation, c’est qu’il ne les possède pas « par nature ».

Le dualisme « Corps et Âme » est une lecture de l’homme parmi bien d’autres possibles. C’est pour cela que l’on peut dire que l’homme est la création de sa pensée. Plusieurs représentation de ce qu’il est sont possibles, il en choisi une et s’identifie à celle-ci. D’autres représentations sont possibles, les peuples africains ont une grande variété d’images primordiales. Par exemple, les Yoruba du Nigeria distinguent au moins cinq principes dans l’être humain, le corps, l’âme, le destin, l’ombre et le principe vital.

  • Au sujet de cette pensée et du « moi » que nous croyons être

Le « moi » est la pièce maitresse du dualisme « Corps et Âme », sa fonction fondamentale est d’assurer l’autoconservation de la personne. Par définition, le « moi » a horreur de la mort, de la souffrance, de la vieillesse…

Le moi aime l’autre en fonction des satisfactions que ce dernier lui procure. L’amour pur n’est pas à la portée du moi. Pour le moi, vivre, c’est éprouver de la satisfaction.

Tel est le moi, telles sont ses limites, ses faiblesses, mais aussi sa grandeur et ses richesses. Car ce personnage n’est pas qu’égoïsme, il est le gardien de la société, de la culture et de l’espèce.

  • L’image primordiale

L’image primordiale crée l’homme tel qu’elle le voit parce que dans la gamme des possibilités humaines, elle choisit certains critères et en élimines d’autres.

Parce qu’elle ne connait dans l’homme que le corps et l’âme et qu’elle laisse au moi le soin de définir les priorités existentielles, la civilisation occidentale cherche en priorité à allonger la vie du corps et augmenter le pouvoir de l’âme. Ce sont les moteurs fondamentaux de notre civilisation.

Pour le dualisme occidental, la vieillesse et une non-valeur, elle est présentée comme « déclin des fonctions organiques », « détérioration de l’aspect physique », « diminution des capacités mentales », « perte d’autonomie »…

Personne ne conteste que nous soyons ce moi physique et psychique, conscient et inconscient. Mais que nous soyons seulement ce personnage est, je crois, le mensonge le plus coupable et le plus lourd de conséquences qu’une civilisation ait jamais enfanté.

La plupart des gens, s’identifient totalement et sans problème à ce personnage et mènent une vie en tous points conforme aux directives. Mais pour d’autres, l’idée de consacrer leur vie à « travailler » et à « aimer », à assurer leur sécurité, à éprouver du bien-être et à aiguiser leur savoir, n’a aucun sens. Cela provoque un « sentiment de vide existentiel », voir « d’angoisse existentielle » qui paralyse les uns et conduit les autres vers la névrose, la déviance, les drogues ou le suicide.

Qu’est-ce que la trilogie « Corps, Âme, Esprit » ?

On peut concevoir les enfants sauvages qui ont été évoqués précédemment comme des « hommes bruts », dont la vie est, en quelque sorte réduite à celle du corps.  « L’homme brut » est semblable à un être humain comme privé de son âme et sa condition nous paraît triste et désolante.

Cependant, lorsqu’un homme est habité par son esprit, la condition psychique « Âme, Corps » qui est la nôtre, lui paraît encore plus désolante que celle de « l’homme brut ». La négation de l’esprit est un drame abyssal, mais l’âme n’en est pas consciente, tout comme l’âme d’un enfant élevé par des loups n’a aucune idée de la vie humaine dont elle est privée.

Pourtant, il paraît vraisemblable que tout homme a fait, au moins une fois dans sa vie, un commencement d’expérience spirituelle, sans pour autant l’identifier. Car l’homme psychique ne sait pas distinguer le psychisme du spirituel, il ne sait pas identifier l’esprit.

  • De l’émerveillement et de l’amour comme expériences de l’esprit

Au début, l’esprit se manifeste à l’âme dans l’expérience même de l’émerveillement. Qui n’a pas connu cet état d’émerveillement où l’âme perd la notion de son existence pour se fondre dans l’objet de son admiration, une fleur, un ciel, une musique, un premier amour ?

Une caractéristique de ces états, qui ne sont plus seulement psychiques, est leur totale gratuité, ainsi qu’une « joie sans cause » qui les habite.

Le regard de celui qui aime n’est plus seulement psychique, il est déjà spirituel. C’est pour cela qu’il discerne dans l’être aimé, non pas l’être actuel, tissé de corps et d’âme, mais l’être qu’il deviendra lorsque l’amour commencera à faire éclore en lui l’esprit.

Cette joie est la joie d’un enfantement qui se fait. Mais celui qui connait cette joie, le plus souvent nommée « joie sans cause », peut aussi connaître un état opposé de souffrance spirituelle que l’on pourrait qualifier de « désespoir sans cause ». Car il est  possible, et c’est hélas le plus fréquent, que l’enfantement dont nous parlons ne se fasse pas ou se fasse mal. Cette souffrance de « manque sans cause» est la seconde et plus fréquente manifestation de l’esprit.

Il n’est absolument pas possible de définir l’esprit. Car définir, c’est toujours finir, or l’esprit participe, pour une part de l’infini. L’âme n’a pas de mot pour bien parler de l’esprit.

  • Des images, des symboles, des paraboles qui disent l’esprit et la naissance de l’esprit.

L’or.

De tous les métaux, l’or est le plus lumineux, c’est pourquoi il est un symbole naturel de l’esprit. C’est la signification profonde de l’or rituel qui resplendit dans les églises, sur les statues de Bouddha ou sur les masques funéraires des pharaons.

Les pierres précieuses.

Toutes les pierres transparentes dont la matière limpide n’arrête pas la lumière, comme les diamants ou les rubis, sont des symboles privilégiés de l’esprit. En effet, dès qu’un homme accepte l’esprit, il se transforme de telle manière qu’il exprime et rayonne l’esprit autour de lui

L’eau.

L’eau fraiche et claire est un symbole privilégié de l’esprit pour de multiple raisons. Tout d’abord du fait de sa pureté et de sa limpidité, mais parce que, comme la vie céleste est impensable sans esprit, la vie terrestre est impensable sans eau. L’expérience spirituelle « rafraichit » l’intelligence et les sens.

Le feu.

L’expérience spirituelle « réchauffe » aussi le cœur et peut aller jusqu’à « l’embraser ». C’est pourquoi le feu peut également désigner l’esprit.

L’air.

L’esprit ne s’impose pas à l’âme. Il la sollicite avec tellement de délicatesse que celle-ci, le plus souvent, n’en a même pas conscience. A ses début, l’expérience spirituelle est discrète, fragile, à la limite du perceptible. Elle incite l’âme à devenir attentive à l’invisible, à se tourner vers le ciel et il est fréquent qu’elle procure une impression de légèreté et de liberté.

La graine.

L’évocation de la graine nous invite à considérer deux autres séries de symboles. L’une exprimant une nouvelle faculté de perception et l’autre une nouvelle naissance. Il est certain que l’homme né une deuxième fois se distingue, entre autres, par sa nouvelle perception de la vie et du monde.

L’œil.

Cette nouvelle perception est souvent appelée « œil intérieur », ou « troisième œil ». C’est « l’œil de Civa » chez les hindous, « l’œil d’Horus » chez les égyptiens, « l’œil du cœur » chez les pères de l’Église et dans la mystique musulmane.

Les nouvelles facultés intérieures qui permettent d’apercevoir l’esprit sont symboliquement représentées par la vue ou l’ouïe. C’est pourquoi dans l’Évangile, l’homme naturel, l’homme « Corps et Âme », est très fréquemment représenté par l’aveugle ou le sourd. Ce n’est pas pour guérir l’âme ou le corps que le Christ est venu, mais pour les faire naitre à eux-mêmes et les éveiller à l’esprit.

Les symboles de la deuxième naissance.

La dernière série de symboles est celle de la « deuxième naissance », celle de « l’homme nouveau ». La première chose à remarquer est que cette idée appartient à toutes les traditions religieuses, toutes ont des « rites d’initiation » qui ont pour objet de donner naissance à un nouvel être. Partout, sauf là où règne le dualisme occidental, les cultures et civilisations ont eu l’intuition que l’enfant né de la femme est inachevé et qu’il doit engendrer un nouvel être.

Parmi les symboles exprimant la nouvelle naissance, on trouve les noces (mystiques ou spirituelles), l’enfant (enfant divin), la transmutation (chimique, métallique), la métamorphose (le vers à soie, le papillon), l’œuf, le germe, la graine, la fleur…

A l’enfant spirituel, comme à l’enfant charnel, il faut un père et une mère et que ceux-ci se soient aimés. Le symbolisme de la « l’union spirituelle » se rencontre dans presque toutes les traditions. L’âme se donnant à l’esprit est comme « épousée » par lui. Alors elle enfante un homme nouveau qui se manifeste comme un enfant. C’est cet enfant que chacun se doit de mettre au monde.

Les analogies et les mythes qui expliquent l’âme et l’esprit, la mort et la vie

Il existe une dernière catégorie de symboles spirituels, par lesquels l’âme semble comme dialoguer avec l’esprit. Ce sont les symboles binaires du Yin et du Yang, du masculin et du féminin, du père et de la mère, du jour et de la nuit.

Le symbole du couple « vie et mort » est manifestement dominant car toutes les religions affirment que, par l’initiation,  l’homme « passe de la mort à la vie »

Dans la naissance du Christ, le christianisme met en forme l’évènement de la deuxième naissance –  inaccessible aux yeux du corps et à l’intelligence de l’âme – en le dévoilant comme « naissance du Christ au cœur même de l’homme ». Car la vierge Marie n’est pas seulement un être de chair qui vécu au début de notre ère, elle est aussi le symbole de l’âme spirituelle qui dit « oui » à l’Esprit. C’est pourquoi le chrétien qui contemple la crèche, ne commémore pas seulement un évènement historique, mais il se regarde naitre lui-même. Cet enfant céleste, cet homme nouveau, intérieur, spirituel, qui se tisse dans l’âme et le corps de celui qui accepte de naître une deuxième fois, c’est le Christ en nous.

  • Pour réfléchir sur l’être et la personne, le « Je » et le « moi »

La pensée rationnelle est souvent méfiante à la simple évocation de Dieu, Allah, Yahvé ou Elohim. C’est un des fruits classiques d’une éducation et d’une instruction religieuse donnée autrefois, par des éducateurs dont la foi et la morale pouvaient être impeccables mais qui ne comprenaient guère les choses de l’esprit.

Par son corps et ses sens, l’être humain est ouvert sur le monde extérieur et matériel. Par son âme, il est ouvert aux autres. Par son esprit, l’homme est ouvert sur l’Esprit et sur « Dieu ».

On pourrait penser que le surgissement de l’esprit chez une personne, apporte des changements perceptibles, comme un embellissement de son âme ou une amélioration de sa santé. C’est une erreur car, par exemple la santé psychique n’entraine pas nécessairement la santé du corps et la santé physique ne s’accompagne pas toujours de la santé mentale.

Il faut donc admettre que nos semblables puissent être des spirituels sans que cela se voie ou bien que nous soyons capables de le voir car seul le semblable voit le semblable, et donc, seul un être spirituel peut voir l’esprit de l’autre. Pour comprendre cela, prenons la comparaison suivante : Rien ne peut prouver la faculté de rêver sinon le fait que nous-mêmes nous rêvons et une personne qui ne rêverait pas ne pourrait pas comprendre le fait qu’une autre personne puisse rêver.

La notion de personne

A l’origine, le mot « personna » chez les Romains, signifie « ce qui est devant, la face, le visage », primitivement, il désignait les masques portés lors des cérémonies religieuses et par les acteurs du théâtre antique.

Dans la pensée dualiste, la personne est l’individu humain « Corps et Âme », ce qui est d’ailleurs en conformité avec les définitions des dictionnaires.

Dans la trilogie « Corps, Âme, Esprit » , la personne humaine n’est pas l’être humain, pas plus que le masque n’est l’acteur. Dans la compréhension tripartite, la personne n’a plus cette valeur absolue qu’elle a dans le dualisme.

L’image dualiste « Corps et Âme » exige que l’être humain se confonde avec sa personne, ors cette confusion est gravissime car elle anéanti toute possibilité d’une deuxième naissance.

Le « Je » et le « moi »

Le moi est la part du psychisme qui est consciente, ou bien celle que l’on est conscient d’avoir. La part de l’être qui a conscience, celle qui dit « J’ai conscience de moi », c’est « JE ». Elle est aussi inconnaissable à l’homme psychique que son propre visage, qu’il ne peut voir que dans un reflet. De même je ne peux connaître « Je » que dans son reflet qui est mon « moi ».

« Je » est de l’ordre de l’esprit. Lorsque je cherche à définir « Je », je ne rencontre que mon « moi ». Mais chacun conviendra que son « moi » d’adulte, n’est pas son « moi » d’adolescent ni son « moi » d’enfant, pourtant l’être qui a vécu mon enfance, mon adolescence et ma maturité, lui ne varie pas. Le « moi » qui varie dans le temps est temporel, mais le « Je » ne variant pas, appartient à l’intemporel.

Mais alors, si le « Je » désigne l’homme spirituel « Corps, Âme, Esprit », est-ce que cela signifie que tous ceux qui disent « Je » sont nés une deuxième fois ?

Bien évidemment non et on peut voir les choses ainsi. Lorsque l’homme psychique dit « Je », il se définit non pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il est capable d’être, tel une chenille se présentant comme papillon.

Approfondissons cette comparaison avec le papillon. L’attitude que nous avons définie n’est valable que si la chenille tend effectivement à devenir papillon. On comprend que si elle renonçait à devenir papillon, elle ne pourrait plus se définir par un devenir qui n’est plus le sien puisqu’elle l’a renié. De même l’homme qui fait le choix de rester psychique et renie le « Je » qui est en lui, en toute logique, ne devrait plus dire « Je »puisqu’il a renoncé à devenir un homme accompli.

Nous sommes donc en droit de penser que ceux qui ont délibérément et définitivement renoncé à l’esprit sont plus rares qu’on pourrait le craindre et que l’usage du « Je » par l’homme « Corps et Âme » reste légitime.

L’homme et sa métamorphose

Le dualisme « Corps et Âme » ne connaît qu’une naissance, une vie et une mort, La trilogie « Corps, Âme, Esprit » connait deux naissances, deux vies et deux morts, la deuxième naissance est donc la naissance à l’esprit.

  • La leçon de la nature, ce que disent, les cigales et les papillons.

Une métamorphose est une transformation affectant l’anatomie (le corps) et le mode de vie (le psychisme). Avant et après la métamorphose, l’individu reste le même et l’évènement n’affecte pas sa nature.

En principe, seul l’animal accompli, métamorphosé peut se reproduire, les larves ne pouvant pas se reproduire. Toutefois dans certaines conditions, il peut arriver que des individus ne se métamorphosant pas parviennent à se reproduire, mais leur progéniture ne parviendra pas à se métamorphoser.

Dans le chapitre précédent, nous avons compris que l’être essentiel, achevé, l’être « Corps, Âme, Esprit », n’est pas la personne. Il vit et s’exprime à travers elle, comme l’acteur antique caché par son masque. Il est donc cohérent de considérer la personne comme une larve de l’homme accompli et achevé. L’objection selon laquelle l’homme « Corps et Âme » serait un homme achevé puisqu’il est capable de se reproduire ne tient pas, car comme on l’a vu il existe des individus immatures qui peuvent de reproduire.

L’homme « Corps et Âme » est capable d’engendrer d’autres êtres « Corps et Âme », mais il n’est capable que de cela. En effet toutes les grandes traditions religieuses le confirment, il ne peut pas y avoir de seconde naissance, sans rencontrer un être accompli, un Maitre de sagesse, un Maitre spirituel.

Ainsi donc, nous ne serions que des larves ?

Même dépourvue de toute coloration péjorative du mot, la leçon, il faut l’avouer, est raide et amère. Certes, elle l’est, mais elle ne l’est que pour le moi et l’âme, car pour l’être et l’esprit qui est derrière notre personne et qui est infiniment plus que nous-mêmes, cette leçon est douce et précieuse. En l’entendant, cet être prend vie et se lève.

Il y a cependant une différence primordiale entre la métamorphose du papillon et celle de l’homme, c’est qu’au papillon, celle-ci est imposée, alors qu’à l’homme, toujours libre, elle seulement est proposée. .

  • Une leçon chrétienne : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » (St Irénée)

Le plus souvent, l’homme ordinaire, même croyant, considère cette idée de déification comme une aberration et une absurdité. Pourtant, cette idée est le cœur même du christianisme.

La déification de l’homme est la clé du mythe chrétien. La « Bonne Nouvelle » (traduction du mot Évangile) c’est l’habitation possible de Dieu dans l’homme dès ici-bas. Les Pères grecs et latins des premiers siècles transmettrons cette nouvelle inouïe, comme Saint Athanase d’Alexandrie qui dit : « Dieu s’est fait porteur de la chair pour que l’homme puisse se faire porteur de l’Esprit ».

Les anciens concevaient la déification comme une métamorphose  car, par elle, l’homme devient tout autre, tout en restant le même, à la manière dont les larves deviennent papillons.

  • Mieux comprendre les manifestations psychiques et physiques de la métamorphose spirituelle

Toutes les traditions religieuses sont unanimes sur ce point, elles demandent à l’homme de « se connaître lui-même », c’est-à-dire de ne pas s’arrêter aux apparences, au moi, à l’âme, mais de creuser plus loin, d’aller derrière la personne, derrière le masque. La métamorphose spirituelle de l’homme, contrairement aux métamorphoses animales, n’est jamais terminée.

D’autre part la naissance de l’homme intérieur, n’entraine pas, comme d’un coup de baguette magique, la mort de l’homme extérieur. Ce dernier, en fait, n’en fini pas de mourir  « Car le bien que je veux je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le pratique » avoue Saint-Paul (RM7, 19).

Les prémices psychiques de l’esprit

Nous pouvons apprendre à identifier les prémices de l’esprit chez nos semblables, et c’est Saint Paul dans l’épitre aux Galates qui en fait la plus complète description : « Le fruit de l’esprit est amour, paix, joie, patience, serviabilité, bonté, fidélité, douceur, maitrise de soi. »(Gal 5, 22). Telles sont les qualités de l’homme sur la voie de son achèvement. Qu’il ne faut pas  confondre avec les sentiments seulement psychiques qui portent le même nom. Car, par exemple, il y a  des crapules qui ont la conscience en paix, des pervers que leur perversité rempli de joie ou des affairistes très patients.

Les qualités spirituelles doivent toutes être nourries par l’amour, autrement elles ne sont rien.

Mais quel est cet amour? Cet amour est incompréhensible dans le cadre dualiste. En effet, l’amour venant de l’homme « Corps et Âme » est fondamentalement, comme le défini le dictionnaire : « Un sentiment d’attachement, d’affection ou de tendresse que l’on ressent pour un être ou une chose ».

L’amour amoureux est tout autre chose, c’est une émotion pure, folle et sauvage, donc dangereuse pour le moi dont la tâche est d’assurer l’adaptation de l’individu à la société. Aussi, le moi canalise et domestique l’amour pour qu’il devienne ce sentiment défini par les dictionnaires. Un amour filtré et récupéré par le moi qui devient une simple fonction du plaisir et de la sécurité que le moi donne et reçoit

On remarque que dans les écritures, le mot français « amour » traduit deux mots grecs différents, le mot « philia » qui est l’amour conjugal, filial, fraternel et le mot « agape », réservé à un tout autre amour qui est celui que Dieu éprouve pour l’homme et celui que l’homme peut éprouver pour Dieu, pour son prochain et pour lui-même. L’amour désigné ici, n’est plus un sentiment, mais une attitude spirituelle.

L’amour ressenti par le  « moi » est conditionné par les réponses du « moi » auquel il s’adresse. L’amour spirituel qui vient de « Je », s’adresse au « Je » de l’autre et il est parfaitement libre.

Les traditions orientales nomment cet amour « compassion » et nous devrions l’appeler « charité » si ce mot n’avait pas été si pitoyablement affadi et détourné. Tel est l’amour du Christ, mais aussi de Socrate, de Bouddha ou de Ramana Maharshi.

Des indices de la présence de l’esprit.

A la lumière de cet amour, l’homme voit clairement que tout, absolument tout lui est donné. Il voit que tout est « Je » et qu’alors, il n’a plus besoin de rien, il n’est plus dépendant de rien et par conséquent, n’a plus peur de rien. Le papillon commence à se libérer de sa chrysalide, l’enfant divin « Corps, Âme, Esprit » commence à respirer et à s’étirer. L’homme éprouve une joie inouïe car il sait maintenant qu’il n’est pas né en vain.

Mais l’amour engendre aussi une paix particulière qui n’a rien à voir avec le sentiment de sécurité issu des travaux du moi. La meilleure preuve est que cette paix peut survenir au pires moments de l’existence, lors de maladies, de guerres ou de catastrophes, au moment même où la vie « Corps et Âme » est en danger extrême.

Un trait significatif de l’homme spirituel est son calme et sa tranquillité. Il sait où il est, ce qu’il fait et quel crédit il convient de donner aux appels, aux cris et aux larmes de la société. Tel n’est pas le cas de l’être psychique qui s’affaire, s’agite, et s’inquiète de ce qui, au fond, est accessoire.

Un indice décisif est « l’humilité ». L’amour venant de « je » est intuition de la métamorphose à accomplir, mais il est aussi intuition de l’immensité du chemin à parcourir et conscience de ma petitesse, de mon insignifiance et de ma misère. Telle est la règle : plus l’homme grandit, plus il est conscient d’être petit.

D’autres traits significatifs, sont le goût pour la solitude et le silence, ou encore le respect et la compréhension des rites, la tolérance religieuse et une intelligence plus claire et plus profonde des textes sacrés des grandes traditions religieuses

Tels sont les premiers traits du « papillon » qui deviennent visibles dans la chrysalide de l’âme. Cependant, ces traits ne sont pas permanents et n’excluent pas la réapparition de leurs contraires. Autrement dit, les deux hommes cohabitent pour un temps et la naissance de l’un ne signifie pas la disparition immédiate de l’autre. Cependant, plus l’homme nouveau s’élance et s’affirme, plus le vieil homme s’estompe et se tait.

Les  indices physiques de la « déification »

C’est une des questions les plus mal comprises qui soit. En effet si les qualités psychiques de l’homme spirituel sont de l’ordre du pensable, les manifestations corporelles, quand à elles sont si merveilleuses qu’elles en deviennent littéralement inconcevables pour la pensée ordinaire.

Les descriptions données par les grandes traditions, orientales et occidentales, de ce corps spirituel convergent de manière spectaculaire. Les qualités et pouvoirs du corps spirituel décrites dans le christianisme sont les mêmes que dans l’hindouisme ou le bouddhisme.

Je les résumerai ainsi :

L’impassibilité : il n’est plus soumis aux manques, à la souffrance et à la mort.

La clarté : il n’est plus opaque, il est transparent à la lumière divine, il rayonne.

L’agilité : il n’est plus soumis à la pesanteur et peut se transporter instantanément où il désire, il est doué de faculté d’ubiquité, il n’est plus soumis au temps et à l’espace.

La subtilité : il n’est arrêté par aucun autre corps, il peut tout pénétrer et permet de tout connaître.

On retrouve souvent chez les saints l’insensibilité à la douleur, la lévitation, le don d’ubiquité, la transfiguration, la faculté de vivre sans manger ni boire, la clairvoyance, l’incorruptibilité de la dépouille… Cependant l’évocation de ces phénomènes physiques soulève immanquablement et à juste titre un grand nombre de questions et d’objections.

Nous ne pouvons cependant pas penser que ces phénomènes sont dénués de toute valeur scientifique, car on dispose actuellement d’un nombre important d’études spécialisées traitant du surnaturel sensible.

D’autre part il faut savoir que ces manifestations ou pouvoirs, ne sont en aucun cas obligés dans l’avancement sur la voie de l’esprit. De plus si ces manifestations ne sont pas des indices nécessaires de la métamorphose, elles ne sont pas non plus des indices suffisants. D’ailleurs toutes les traditions spirituelles authentiques affirment que ces pouvoirs, non seulement ne sont pas des preuves mais de plus qu’ils ne doivent pas être recherchés ni cultivés, car ils constituent pour l’homme spirituel un piège redoutable.

Sachons enfin que ces effets physiques possibles de la métamorphose spirituelle diminuent au fur et à mesure que l’homme progresse vers son achèvement.

A partir de la fin du moyen âge, l’Église de Rome ne croira plus à la possibilité de la transfiguration de l’homme dès cette vie. L’Église moderne a choisi de ne plus faire la moindre allusion à cette question, tant est enraciné le dualisme « Corps et Âme » au cœur de l’homme. L’Église pense plus profitable de parler de « problèmes de société » que des aspects absolument essentiels des fins dernières.

  • Et les amours humaines, ainsi que la vieillesse qui nous guette

Naître à la vie de l’esprit, revient à rencontrer l’amour spirituel. L’homme est alors délivré de la domination de l’égo, maintenant que l’amour a parlé, le règne du moi appartient au passé. Le moi trouve enfin sa juste place – honorable mais modeste – qui est celle d’un organe dont la fonction est d’assurer la sécurité et le confort de l’homme dans son périple sur la terre. Il n’exige plus d’être protégé par des « mécanismes de défenses » et ceux-ci sont de moins en moins sollicités, ce qui transforme la vie courante du tout au tout.

Se découvrant aimé d’un amour total et inconditionnel, l’individu ne cherche plus à être aimé de la société et des autres. Il est aussi capable de regarder autrui et le monde tels qu’ils sont.

Découvrant qu’il n’est plus seul, mais habité par une présence qui l’appelle et qui l’aime, avec qui il peut dialoguer,  l’individu se délivre de ce sentiment d’isolement et d’enfermement qui est une des plus funestes conséquences du dualisme « Corps et Âme». Grâce à cette découverte, ceux qui en raison d’une constitution plus délicate, n’avaient pu vivre dans la condition « Corps et Âme » qu’au prix de troubles psychologiques graves, comme l’angoisse, le sentiment de vide existentiel ou la consommation de drogues nocives, voient leurs troubles s’estomper. Ils perçoivent comment et avec qui, lutter efficacement pour tendre vers une guérison complète.

En résumé, ce que la métamorphose spirituelle change dans la vie pratique, c’est que chaque chose tend à révéler son sens – depuis la moindre caresse donnée à un chien, jusqu’aux grandes décisions conditionnant la vie des hommes – et qu’il devient enfin possible de faire des choix justes.

La nouvelle naissance permet de nouvelles compréhensions de l’acte sexuel et du vieillissement.

L’acte sexuel

Le dualisme ne peut expliquer l’acte sexuel que par le plaisir et la procréation. Pourtant aucune de ces deux explications n’est véritablement satisfaisante. Celle du « principe du plaisir » considère l’acte sexuel comme une fin en lui-même et déconsidère l’homme ou la femme qui ne recherche que l’émoi de ses muqueuses. Celle de « la reproduction » considère l’amour comme un simple moyen et c’est l’acte lui-même qu’elle rabaisse

Mais ce qu’éprouvent des amants réellement amoureux montre la vanité de ses explications. Le vertige qui les prend lorsqu’ils se donnent l’un à l’autre et l’extase qui en découle n‘ont rien à voir avec le désir de procréer ou la recherche du plaisir. Les mystères de l’Amour et de l’acte d’Amour se déroulent à une profondeur inaccessible à la pensée dualiste. L’Amour sexuel vient du corps, l’Amour spirituel de l’esprit et l’Amour psychique de l’âme qui est située entre le corps et l’esprit. L’Amour spirituel et l’Amour sexuel ne s’opposent pas, et l’Amour psychique les rejoint dans une harmonieuse symétrie

Dans l’Amour sexuel, à travers les âmes et les corps des amants enlacés, l’Amour vient de « Je » et va vers « Je ». Or, « Je » est unique, comme l’Esprit est unique, comme Dieu est unique. Ainsi la magie de l’Amour sexuel satisfait le vœu amoureux le plus profond qui est de se fondre totalement en l’autre. Il délivre les amants de ce moi et de cette personne qu’ils ne sont pas, pour les transformer dans cet être qu’ils sont, et qui est le même puisqu’il est unique, puisqu’il est l’Être.

L’Amour sexuel est une voie d’accomplissement de l’être, il vient de l’Esprit et va vers l’Esprit. Depuis des siècles, l’hindouisme et le bouddhisme, le tantrisme et le taôisme connaissent bien cette grande vérité, ainsi que le christianisme orthodoxe.

Le seul « amour sexuel » que puissent pratiquer des amants « Corps et Âme », est un amour tronqué puisqu’il n’unit plus que les âmes et les corps, il se trouve coupé de son origine et de son aboutissement. Cet amour est un acte avorté parce que pratiqué par des amants inachevés, même s’il donne naissance  des enfants. Nous retrouvons ici le phénomène des individus qui ne se métamorphosent pas mais qui peuvent tout de même se reproduire et dont la progéniture ne reçoit pas de ses parents les ressources nécessaires pour parvenir à la métamorphose. On peut comparer cette reproduction « Corps et Âme » au fait de lancer sur la mer un bateau vide.

L’Église romaine, depuis le moyen-âge, a œuvré pour implanter dans les consciences que l’acte charnel, quand il n’a pas pour fin la procréation, est l’expression d’un amour corrompu et coupable. Cette idée est d’une gravité particulière car elle a détourné des foules innombrables du Christ.

Le vieillissement

La condition humaine n’est pas tragique par elle-même, mais c’est la conception dualiste qui en devenant le modèle obligatoire,  la transforme en une entreprise de tristesse sans nom.

C’est pour cela que la civilisation actuelle, dès que la personne aborde son troisième âge, cherche à la détourner d’elle-même. En l’incitant, par exemple, à consacrer de plus en plus du temps précieux qui lui reste à vivre à flatter son âme (universités inter-âges, musés, expositions…) et à cajoler son corps (relaxation, gymnastique, massages). Cependant, inexorablement, alors qu’elle fait mine de donner le change, elle glisse vers une mort désespérée, parce que sans espoir.

C’est un peu comme l’histoire d’un vieil homme qui doit s’aventurer en haute mer. Il a bien l’intuition qu’avant de partir, il devrait assimiler quelques pratiques de navigation, mais sa famille, son médecin et ses amis, le persuadent de se consacrer aux joies de la belote et aux plaisirs du bain à bulles.

Au contraire, la vieillesse pourrait être un temps plus riche et plus fécond que l’adolescence elle-même. Mais cela ne peut être vu avec clarté que dans la pensée « Corps, Âme, Esprit ».

On peut comparer le vieillissement du corps et de l’âme humains qui se dessèchent et se rétractent, à l’arrivée à maturité d’une plante qui libère ses graines. Cette perspective fascinante transfigure une période de la vie redoutable, apparemment absurde et inutile, en un âge porteur de la plus haute espérance.

Si l’on reprend la comparaison avec le papillon, le vieillissement de l’âme et du corps humains peut être considéré comme le vieillissement de la larve. Ce qui signifierait que le vieillissement, qui est  imposé, est une évolution naturelle, destinée à faciliter une évolution spirituelle qui, elle, nous est seulement proposée et qui ne dépend que de notre liberté.

En d’autres termes, le vieillissement n’est pas une calamité en lui-même. Lorsque l’individu accepte sa vocation et s’ouvre à l’Esprit, le vieillissement est l’écrin d’une évolution magnifique puisque l’homme avance vers sa perfection et s’achemine vers l’Être. Le malheur véritable comme l’écrit Maurice Zundel c’est que : « justement parce que la vie a été inaccomplie, la mort apparaît comme un gouffre … » et que « le vrai problème n’est pas de savoir si nous serons vivants après la mort, mais bien si nous serons vivants avant la mort. »

Épilogue : Le secours de la tradition

L’image dualiste « Corps et Âme » instille dans toutes les fibres de l’âme, une accoutumance et une dépendance si puissante que la guérison ne peut pas être obtenue sans souffrance ni combat. La seconde naissance, l’évènement le plus enthousiasmant que l’on puisse concevoir, ne se réalise jamais comme par enchantement.

Si un unique « oui » suffit à inaugurer la seconde naissance, encore faut-il que ce « oui » engage l’être tout entier. Entre « l’esprit » et la « chair » (l’homme corps et âme), il y a une opposition si forte et souvent si subtile, qu’il parait utopique de la dépasser sans le secours d’une tradition spirituelle éprouvée.

De telles traditions existent et doivent être anciennes, avant l’apparition de la pensée dualiste. Parmi elles, le christianisme originel semble susceptible d’offrir au néophyte soucieux d’échapper aux pièges du dualisme, tout l’appui et la force, toute la protection et le réconfort dont il aura besoin. Mais d’autres traditions peuvent également remplir ce rôle.

Lorsque l’homme accepte son esprit et se met en route vers la totalité de son être, vers Celui qui, depuis la nuit des temps, l’appelle et l’attend, tout change dans sa vie. Et ce changement, je crois, est celui dont tout homme en ce monde porte en secret, l’inexprimable nostalgie.