ou la vie angélique
Introduction.
Nous allons examiner l’apport des pères de la tradition dans l’expérience morale et spirituelle de la vie en Christ.
Nous avons parlé des structures ontologiques de la morale, nous avons parlé du mal de la souffrance et de la mort, du péché et des objections. Nous allons maintenant aborder des éléments pratiques venant des pères pour aborder à la fois l’expérience ontologique et les obstacles que l’on rencontre lorsqu’on fait cette expérience.
Le premier père que nous allons rencontrer est Denys l’Aréopagite, qui n’est pas un saint, mais qui est le théologien chrétien par excellence. On pense souvent aux grands pères de la théologie latine, Saint Augustin, Saint Thomas, mais on ignore que la matrice de la pensée théologique chrétienne se trouve chez Denys l’Aréopagite.
Pour parler de Denys l’Aréopagite, je voudrais aborder trois choses. Premièrement, la relation qu’il y a entre le Christ et la pensée, ensuite nous parlerons de la question de la hiérarchie et enfin, nous verrons la relation entre la hiérarchie, la communication et la liberté.
Le théologien Chrétien par excellence
Nous devons commencer par comprendre pourquoi Denys l’Aréopagite, cinquième siècle après Jésus Christ, est le théologien chrétien par excellence et ce qu’il a apporté à la théologie, et à travers elle, à la pensée.
La théologie s’est posé la question de savoir comment traduire le Christ dans la culture, la philosophie, la métaphysique, la pensée. On peut traduire le Christ dans la vie pratique, l’amour, le service des frères et le don de soi, on peut le traduire dans la vie mystique et spirituelle, et on peut le traduire dans la pensée.
Le Christ introduit fondamentalement l’idée que tout va au-delà. On a parlé de Dieu, on a parlé de l’amour, mais le Christ introduit le fait que Dieu va encore plus loin que ce que l’on peut imaginer et que l’amour va encore plus loin que ce que l’on peut imaginer également. Le Christ introduit la transcendance, l’au-delà, à l’intérieur de l’existence.
Vivre mystiquement, c’est aller au-delà de moi-même. Vivre pratiquement, dans le service des autres, c’est également aller au-delà de moi-même. Et dans la pensée théologique on va voir apparaître ce principe de l’au-delà. C’est ainsi que ceux qui reçoivent le message du Christ, comprennent ce que signifie l’idée que Dieu c’est fait homme. C’est une idée incompréhensible et choquante quand on la voit de l’extérieur, elle a choqué en son temps et elle choque encore.
Des interprétations négatives.
Lorsqu’on pense que Dieu s’est fait homme, il y a deux façons d’interpréter négativement cette idée.
La première, dire que Dieu s’est fait homme, c’est dévaloriser Dieu, il peut être décevant que Dieu soit un homme car ce n’est pas ce qu’on attend de Dieu. Si Dieu est trop humain, ce n’est plus Dieu.
La deuxième, c’est l’inverse et c’est dire : « pour qui se prend l’homme pour dire que Dieu s’est fait homme ? » L’homme est-il si important que cela pour qu’il puisse devenir Dieu.
L’idée que Dieu puisse devenir homme choque parce que, d’un côté elle dévalorise Dieu et de l’autre côté elle survalorise l’homme, elle déséquilibre tout.
On s’aperçoit que, dans notre vie culturelle, sociale et politique, lorsqu’il y a une confusion entre Dieu et l’homme c’est souvent catastrophique. Dire que Dieu est un homme c’est quelque chose qui dévalorise et perverti totalement l’idée de Dieu. A l’inverse l’idée que Dieu s’est fait homme donne une trop grande importance à l’homme. Je crois que notre culture, notre vie sociale et politique sont extrêmement marquées par le déséquilibre produit par une confusion entre Dieu et l’homme.
Mais c’est pas du tout cela que veut dire « le Fils de Dieu » et le fait que Dieu s’est fait homme, il y a une autre interprétation de cette idée.
Dieu s’est fait homme cela peut vouloir dire Dieu qui va au-delà de Dieu et l’homme qui va au-delà de l’homme, Dieu et l’homme vont ensemble au-delà.
Dieu ne devient pas moins que Dieu, Il devient plus que Dieu. Et l’homme qui porte Dieu, c’est l’homme qui est plus que l’homme. Dieu pourrait n’être que Dieu, l’homme ne pourrait être que l’homme, or Dieu va infiniment au-delà de Dieu et l’homme est appelé lui aussi à aller au-delà de l’homme. Tout est appelé à l’au-delà.
Cela veut dire qu’avec le Christ toutes les idées qu’on pouvait avoir sur Dieu et sur l’homme sont à reprendre car les choses vont infiniment plus loin que ce que l’on imagine. Dieu s’est fait homme cela veut dire que Dieu est infiniment plus proche de l’homme et de la réalité dans laquelle nous vivons que nous l’imaginons. Et l’homme qui est appelé à devenir Dieu cela veut dire que l’homme est infiniment plus proche de Dieu qu’on ne l’imagine.
Cela veut dire qu’il y a infiniment plus de proximité entre Dieu, la création et l’homme qu’on ne l’imagine et infiniment plus de proximité entre l’homme et Dieu qu’on ne l’imagine. On n’imagine pas à quel point Dieu est proche, intime et on n’imagine pas à quel point l’homme peut être porteur de transcendance.
La dimension du Christ
Je crois que c’est dans ces rapports totalement bouleversés qu’apparait la dimension du Christ, et c’est ce qui va, à un moment, convertir les cœurs et donner une crédibilité au Christ. On suit le Christ parce qu’on se dit qu’enfin, on entend un langage sur Dieu et sur l’homme qui permet de comprendre leur relation sans dévaloriser Dieu et sans survaloriser l’homme.
On entend un message vertigineux, passionnant, génial. A un moment Berdiaev dit que Dieu est génial et je crois que ceux qui suivent le Christ disent la même chose. L’enseignement du Christ nous bouleverse et nous passionne parce que c’est totalement génial, c’est totalement génial à l’époque où il parle, c’est totalement génial au Ve siècle et c’est toujours aussi génial.
LE CHRIST ET LA PENSÉE
Si nous envisageons le Christ comme étant ce qui nous oblige à opérer une révolution totale de tout ce que nous avons pensé, vu et cru, nous commençons à comprendre quelque chose.
Le Christ va au-delà.
Je crois qu’il est important de conserver ici l’idée que le Christ va au-delà et cela va se traduire dans la pensée.
Le gros problème de la philosophie c’est de réconcilier l’idéal et le réel, l’intelligible et le sensible, l’invisible et le visible. Dans notre réalité, comme dans nous-mêmes, il y a des éléments qui sont invisibles et visibles, idéaux et réels, dans la réalité que je vois autour de moi il y a de la matière et des formes, ce sont des formes incrustées dans la matière qui permettent de voir quelque chose. Je vois de la matière qui a été informée, je vois de la forme qui s’est matérialisée, je vois un rapport en permanence entre l’intelligible et le sensible.
Dans ma manière de percevoir les choses, il en va de même, je perçois le monde parce que je suis capable d’associer des éléments sensibles avec des éléments idéaux et intellectuels. Le problème c’est d’essayer de penser la relation entre les deux, il est très difficile de penser la relation entre l’idéal et le réel parce que nous avons toujours tendance à ramener les choses soit à l’idéal, soit au sensible.
Je pense que, pour la majorité de nos contemporains, la réalité est uniquement sensible et l’idée de forme intellectuelle parait totalement abstraite. A l’inverse, nous apercevons que quand nous essayons de formaliser et de rationaliser notre vision du monde, nous sommes hyper intellectuels.
Nous sommes toujours déséquilibrés, ou bien les choses sont trop intellectuelles, ou bien elles sont trop sensibles. Cela veut dire que, même si nous percevons les formes matérielles et la matière, et si nous utilisons nous-mêmes les cadres intellectuels et les sensations, quand il s’agit de comprendre et de décrire ce que nous voyons et ce qui existe, on n’y arrive pas. Les explications que nous donnons du monde et de ce que nous percevons du monde sont toujours défaillantes. Elles sont défaillantes parce que nous avons une vision statique des choses, nous avons une pratique statique de la connaissance. Nous n’arrivons pas dans notre pratique, à associer le visible et l’indivisible, l’intellectuel et le sensible, le matériel et l’idéal.
Il nous manque l’expérience vivante dans laquelle on arrive parfaitement à associer l’intellectuel et le matériel, le sensible et l’insensible, le réel et l’idéal.
C’est une chose que Platon montre très bien dans ce qu’il appelle la dialectique de la beauté, la dialectique de la beauté et de l’amour c’est ce que Platon met en place pour expliquer que le sensible et l’intelligible ne sont jamais opposés, que l’intellectuel et le matériel ne sont jamais opposés. Platon nous dit que quand je suis attiré par quelqu’un que j’aime, je suis d’abord attiré physiquement par la personne mais, si je vais au bout de cet attrait physique, cet attrait physique va se transformer en un attrait intellectuel, moral et spirituel.
Aimer ce n’est pas simplement désirer posséder quelqu’un physiquement, mais, parce qu’on le désire, désirer le connaître. Plus je vais désirer physiquement quelqu’un, plus je vais l’aimer moralement et spirituellement. Nous voyons ici que c’est de l’intérieur de l’attrait physique que naît la dynamique intellectuelle, morale et spirituelle.
Il n’y a pas l’intellectuel ou bien le matériel, mais il y a l’un parce qu’il y a l’autre. Parce qu’il y a le matériel, il y a l’intellectuel, parce qu’il y a le visible il y a l’invisible. Je trouve cela admirable.
C’est génial de penser ainsi parce que nous sortons des dichotomies qui nous crucifient et nous allons pouvoir comprendre comment de l’intérieur de la pensée apparaît tout le mystère du Christ de la croix, de la gloire et de la résurrection.
Le monde est pris dans des oppositions.
On dit que Dieu est incompatible avec l’homme, la transcendance est incompatible avec l’immanence, l’invisible c’est incompatible avec le visible, l’intelligible c’est incompatible avec le sensible. Or Platon nous montre exactement l’inverse. Quand on vit vraiment à l’intérieur du matériel et du sensible, cela produit l’intelligible et on va vers son autre.
Si on utilise cette vision des choses, on va comprendre comment la tradition a introduit le Christ à l’intérieur de la pensée. L’idée que, parce qu’il y a le sensible il y a l’intelligible, parce que je désire quelqu’un physiquement je vais vouloir le connaître intimement et moralement, cela permet de comprendre la croix et de comprendre la gloire.
La croix c’est le fait que les choses sont divisées, crucifiées et en état de mort. La croix c’est un monde qui vit dans le sensible, dans le visible et qui a totalement perdu ses racines invisibles, transcendantes et intelligibles, c’est le monde de la mort.
L’expérience de la croix c’est exactement ce que l’on trouve dans la beauté chez Platon, au lieu de rejeter le sensible, vivons-le. En le vivant, une mutation va s’opérer à l’intérieur du désir, on va découvrir que le désir matériel réclame le désir intellectuel et intelligible. C’est exactement l’expérience de la croix où le Christ descend à l’intérieur de la matière, à l’intérieur du monde déchu et Il le vit, Il l’aime, Il l’épouse et va au cœur de ce monde. Aller au cœur de ce monde, c’est tout d’un coup faire jaillir la gloire à l’intérieur de la croix.
C’est ce que le Christ fait sur la croix, à savoir, passer de la mort à la résurrection, c’est ce qu’il fait dans son enseignement, c’est ce qu’il opère à l’intérieur de nous. Le Christ enseigne, c’est-à-dire qu’Il arrive avec des paroles à l’intérieur de la réalité pour proposer de vivre ces paroles. Lorsqu’on écoute le Christ et sa parole, et qu’on vit cette parole, l’être matériel qui était en moi se transfigure et devient un être spirituel.
L’expérience du Christ, la parole qui est introduite dans la réalité concrète, et la réalité concrète qui se transforme, c’est exactement la croix et la gloire.
Enseigner est très difficile.
Quand vous allez enseigner, vous allez être rejeté par des gens qui ne vont rien comprendre à ce que vous dites, voir qui vont se fâcher en vous écoutant et peut être avoir des pulsions de mort à votre égard, donc c’est assez dangereux. Socrate en fait l’expérience, il essaye de faire réfléchir le monde autour de lui et il va le payer de sa vie. Le Christ a fait exactement la même chose, il a enseigné et Il l’a également payé de sa vie.
Mais Il est rentré avec la parole dans la matérialité et il s’est passé des mutations et transformations lumineuses autour de lui. Si certains l’ont rejeté et ont désiré sa mort, d’autres se sont intéressés à ce qu’il disait et ont commencé à vivre de cette parole. Ils se sont rendu compte que plus écoutaient le Christ, plus ils avaient envie de suivre sa parole et plus ils le suivaient, plus ils devenaient vivants. Et là nous voyons l’expérience de la parole qui est une expérience à la fois de mort et de résurrection.
Cela permet de résoudre le problème philosophique qui est de savoir ce qu’est la réalité. Est-ce que la réalité est idéale, ou bien est-ce que la réalité est sensible. Est-ce que la réalité c’est purement des structures mathématiques, ou bien est-ce que la réalité c’est purement les expériences sensibles individuelles.
Ça n’est ni l’un ni l’autre, parce que la réalité c’est la vie. La vie, c’est une activité, c’est une pratique, ce n’est pas quelque chose d’abstrait, c’est quelque chose de concret, c’est quelque chose de vivant. Philosophiquement, cela débouche sur la naissance de ce qu’on peut appeler la phénoménologie, c’est à dire l’expérience du vécu qui est à la base de la connaissance, c’est la découverte que l’on fait à la fin du 18ème siècle, au début du 19ème et encore aujourd’hui.
La phénoménologie
Pour comprendre la dynamique de la connaissance, il faut passer par la vie, il faut passer par la pratique. Des phénoménologies, il y en a eu beaucoup, il y a eu la phénoménologie de Hegel, il y a eu la phénoménologie de Husserl, les phénoménologies de Heidegger, de Sartre, de Merlot Ponti de Michel Henry.
Cette phénoménologie se fonde sur l’expérience du vécu et sur la pratique du vécu pour pouvoir comprendre la réalité et la vie. Il y a une relation profonde entre le Christ et les structures de la connaissance et de l’Esprit, c’est-à-dire que la connaissance véritable est au cœur du Christ et le Christ est au cœur de cette connaissance véritable. Cette connaissance véritable réside dans le dépassement entre le sujet et l’objet, entre l’intellectuel et le sensible. C’est la découverte d’un autre horizon de pensée, et cet autre horizon de pensée va au-delà des idées reçues et de la pensée dichotomique.
Il y a deux types de pensée, on peut penser en termes de ou/ou et penser en termes et/et. Penser en termes de ou/ou, c’est ce qui se passe quand on établit un conflit entre le sensible et l’intelligible, le visible et l’invisible, l’intellectuel et le matériel. On dit c’est ou l’un ou l’autre, dans notre culture, en permanence on vit des dichotomies, on a tendance à la fois à idéaliser les choses et en même temps à les matérialiser. Nous sommes à la fois un monde individualiste et scientifique. Quand nous avons une vision scientifique du monde, nous sommes d’accord pour avoir une vision purement théorique et scientifique de la réalité, mais dans la vie, nous voulons avoir un rapport personnel individuel et sensible. Or c’est totalement incompatible l’un avec l’autre, il faut choisir, ou le monde est totalement rationnel et dépasse ma subjectivité ou alors le monde est ramené à moi et perd toute rationalité.
La caractéristique de la pensée du Christ, c’est d’aller au-delà de la dichotomie, pour entrer dans le et/et, c’est de dire qu’il n’y a pas le corps ou l’esprit mais qu’il y a l’esprit parce qu’il y a le corps et il y a le corps parce qu’il y a l’esprit. Cela veut dire une révolution totale, mentale et logique. Bassarab Nicolescu dans son théorème poétique appelle cela le tiers secrètement inclus, il dit que l’expérience profonde la connaissance passe par une mutation de la logique qui inclus la contradiction au lieu de l’exclure. Inclure la contradiction, c’est ce qui se passe lorsque dans sa dialectique de la beauté Platon explique que le côté très matériel et charnel de l’amour n’est absolument pas incompatible avec son côté intellectuel, moral et spirituel.
Pour en revenir au Christ, le coup de génie de la patristique c’est d’avoir mis en relation Le Christ avec la problématique profonde de la connaissance. Le Christ, si on s’en inspire, c’est la clé pour ouvrir les portes de la connaissance. La vision en Christ n’exclut rien parce qu’emmenant au-delà de tout et allant au-delà de tout, elle se sert de tout et elle sert tout pour pouvoir avancer.
Nous ne sommes pas encore dans la culture chrétienne.
Nous ne sommes pas encore dans la pensée du Christ. Aujourd’hui, en physique, on commence à introduire la nouvelle logique qui va au-delà du tiers exclu, mais on n’en est qu’aux balbutiements. Nous n’avons pas encore la liberté d’esprit suffisante pour pouvoir nous inspirer de la dialectique de la beauté de Platon et d’autre part de la pensée du Christ et de son enseignement.
Denis l’Aréopagite, comprend très bien cela. C’est un penseur, théologien qui a été nourri par Platon, nourri par le platonisme et le néoplatonisme et qui a été également nourri par le Christ et l’expérience du Christ.
C’est la raison pour laquelle, il met en relation les deux et il élabore ce qu’on appelle la théologie négative.
La théologie négative
Elle est très mal comprise. Vue de l’extérieur la théologie positive consiste à dire ce que Dieu est, et la théologie négative consisterait à dire ce qu’il n’est pas. Mais, cela va beaucoup plus loin, la théologie négative ne consiste pas simplement à dire ce que Dieu n’est pas pour ne pas enfermer Dieu dans une catégorie, ceci est une vision simpliste parce qu’elle ne rend pas compte du fait que la théologie négative n’est pas un principe formel logique, c’est une expérience de connaissance fondamentale.
La théologie négative repose sur l’idée que tout ce que nous pouvons dire de Dieu, n’est rien par rapport à ce qu’est Dieu qui est toujours au-delà tout ce que l’on peut dire. Pour comprendre cela, il faut comprendre qu’il s’agit d’une expérience et non pas de principes abstraits. La théologie négative de Denis est incluse dans l’idée que je connais Dieu de ne pas le connaître. C’est assez déroutant, cela voudrait dire que c’est quand je ne connais pas Dieu que je le connais et pour le commun des mortels cet énoncé est totalement absurde, il nous emmène dans l’inconnu et dans le désespoir.
Si connaître Dieu c’est ne pas le connaître, cela veut dire que connaître Dieu c’est être dans l’échec de la connaissance. Lorsque Denis l’aréopagite dit : « je connais Dieu de ne pas le connaître » ce n’est pas la négation de la connaissance mais c’est une autre forme de connaissance qu’il nous propose. Il nous propose de comprendre qu’il existe une connaissance qui va au-delà de l’opposition entre connaître et ne pas connaître.
En général nous opposons le savoir et l’ignorance, on sait où on ne sait pas. Pour Denys l’Aréopagite ce n’est pas ainsi que cela se passe parce que, dans la réalité, ça n’est jamais ainsi. Dans la réalité de la connaissance vivante, le savoir est toujours lié à l’ignorance, l’ignorance est toujours liée au savoir et on connait toujours de ne pas connaître. Connaître de ne pas connaître, cela veut dire que le véritable savoir est un commencement, lorsqu’on va faire une expérience de connaissance c’est le contraire de la connaissance morte qui prétend savoir.
L’expérience de connaissance.
Faire une expérience de connaissance, c’est ce qui se passe quand, rentrant dans la connaissance, je vis une véritable surprise, un véritable étonnement. Je commence à comprendre que quelque chose d’immense est en train de se développer devant moi et que je ne suis qu’au début de la connaissance. La connaissance, c’est la connaissance des choses à leur début, c’est la connaissance des semences de connaissances.
Dans l’espace de la résurrection il n’y a pas de mort. La théologie négative c’est ce qui nous met en face d’un savoir qui ignore la mort. Il y a une tragédie du savoir et de la connaissance dans notre monde car, très souvent, les savoirs sont des savoirs de mort parce que ces savoirs sont destinés à dire le dernier mot pour couper la parole aux autres. Ils sont pétris de ce que Nietzsche appelait la vengeance. Beaucoup de savoir sont liés à des règlements de compte de la part de gens qui ont souffert et qui ont des vengeances à exécuter. Ils veulent prendre le pouvoir intellectuel en faisant une théorie qui va fermer la parole et la bouche à tous ceux qui leur ont fait du mal et desquels ils veulent se venger, avec leur savoir ils pensent en finir. Cela donne un savoir de mort, des théories de mort, et sur le plan politique, c’est dramatique.
Ce que nous propose la théologie le Denis l’Aréopagite, c’est exactement l’inverse, c’est de dire que nous ne sommes pas là pour régler des comptes, nous sommes là pour rentrer dans le vrai savoir, c’est une expérience vivante et créatrice qui nous met en face d’un commencement.
Vous allez rentrer dans le domaine spirituel de la réalité et vous n’avez pas imagination de là vous allez. Vous allez découvrir des choses et vous n’allez pas être sans savoir, mais il va se passer quelque chose de tout à fait étonnant, quand vous aurez le vrai savoir, vous aurez une expérience merveilleuse, vous allez vivre ce savoir comme un commencement.
L’expérience du commencement, c’est l’expérience de la joie à l’état pur. Quand on a réussi un examen, on se dit que c’est formidable parce qu’on va pouvoir, grâce de cette réussite, avoir une clé qui ouvre les portes de l’avenir, on va avoir le sentiment que tout commence. Un des moments les plus joyeux de l’existence, c’est d’être en quelque sorte devant le printemps de la vie, le printemps de la connaissance, tout va commencer.
Je crois que la véritable connaissance c’est exactement celle que nous donne la théologie négative, la théologie négative c’est le printemps de la théologie, de la pensée et de l’âme, c’est mettre la connaissance en état de printemps et de nouveauté.
Tout va au-delà
Nous allons rentrer dans l’expérience de Dieu à travers le Christ qui nous enseigne que tout va au-delà, et si nous vivons cet au-delà, nous allons vivre les choses en état commencement. Ce qui fait que, à la fois nous connaîtrons et nous ne connaîtrons pas, et ça ne nous dérangera absolument pas.
Je pense qu’il en va de la connaissance comme il en va d’un grand amour. Un grand amour, c’est un amour qui ne se lasse pas d’aimer et dans lequel l’être que l’on aime est toujours neuf, toujours intéressant, il y a toujours du plaisir à vivre ensemble, à partager les choses et chaque jour est un jour neuf qui enrichit les jours qui étaient déjà là. L’expérience du Christ, c’est l’expérience de la résurrection et de la nouveauté.
Cela s’est traduit par l’idée que si on voulait penser la théologie et le religieux, il fallait introduire ce qu’on appelle le « plus que », que le moyen âge va exprimer sous la forme du principe d’éminence qui signifie que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais elles sont éminemment ce qu’elles sont. Dieu n’est pas Dieu, Il est éminemment Dieu.
Cela veut dire que je dois sortir de l’état de banalité et de banalisation dans lequel je suis. Pour cela, je dois faire de la connaissance, non pas un savoir objectif en face de moi, mais une expérience personnelle riche. Connaître, c’est construire l’homme qui connaît à l’intérieur de moi.
Lorsque Denis l’Aréopagite parle de Dieu, dit que Dieu n’est pas essentiel, Il est sur-essentiel. Ceci est la traduction du « plus que » et de l’éminence. C’est quelque chose que l’on comprend très bien lorsqu’on enseigne et c’est ce qui crée ce qu’on peut appeler, la merveille du cours, de la conférence ou du livre réussi.
L’enseignement
Lorsqu’on enseigne, on raconte toujours ce que l’on sait, et l’enseignement commence lorsqu’à l’intérieur de l’enseignement, on commence à raconter quelque chose qu’on ne sait pas. Là on commence à enseigner.
Pour enseigner véritablement, il faut se mettre en difficulté, c’est ce que se passe lorsqu’on écoute les mots de l’intérieur et que l’on est révélé par les mots qu’on entend.
Lorsqu’on enseigne, on dit quelque chose et à un moment, on commence à s’ennuyer parce qu’on dit ce que l’on sait, il faut alors faire une forme de révolution par rapport à l’enseignement et se mettre en état de nouveauté par rapport à ce que l’on dit.
L’état de nouveauté, c’est dire quelque chose et s’apercevoir qu’on l’a dit beaucoup trop vite, on revient alors sur ce qu’on a dit, on l’écoute et on se rend compte que cela va beaucoup plus loin. C’est là que commence véritablement l’enseignement. Lorsqu’on dit quelque chose, il convient d’aller au-delà de ce que l’on dit et de comprendre que ce que l’on dit est une toute petite partie de ce qu’il y a à dire.
Enseigner, ce n’est pas raconter ce que l’on sait, mais c’est raconter ce que l’on est. On fait cela lorsqu’on se laisse inspirer par son propre enseignement pour pouvoir communiquer quelque chose de l’ordre de l’enseignement que l’on donne.
La Bible, un texte thérapeutique.
Quand le Christ parle, Il reprend la Bible en disant que ceux qui croient avoir lu la Bible n’ont rien compris et sont restés à l’extérieur. Il faut reprendre la Bible et réaliser que la Bible n’est pas un texte politique mais un texte thérapeutique pour faire de nous des êtres vivants.
La Bible parle à travers le Christ, l’Esprit Saint parle à travers Lui, Il parle en Esprit et en Vérité. Il est parlé par ce qui parle de l’intérieur du texte. A un certain moment, il faut passer de la parole parlée à la parole parlante pour découvrir la parole qui se parle à l’intérieur de ce que l’on dit, à ce moment-là, on commence à vivre.
Pour parler de Dieu, il faut se laisser parler par Dieu, c’est ce qui se passe lorsque quand je dis quelque chose, je me rends compte que ce que je dis n’est qu’une toute petite partie de ce qu’il y a à dire parce que cela va infiniment plus loin.
Ceci permet de comprendre la signification de deux grands textes de Denis l’Aréopagite. Le premier concerne les noms divins et le deuxième, la hiérarchie céleste et ecclésiastique.
LA HIERARCHIE
En fait, la hiérarchie et les noms divins, c’est exactement la même chose. C’est la traduction du « plus que » et de l’éminence.
Denis l’Aréopagite dit que Dieu n’a pas qu’un seul nom, Il s’appelle l’Etre, la Cause, la Vie, l’Intelligence… Plus on rentre en Dieu, plus on découvre les noms de Dieu, un nom en appelle un autre, et à un moment, on va comprendre que Dieu est ineffable, c’est-à-dire que le nom de Dieu est totalement ouvert. Dieu s’ouvre en moi et je suis ouvert par Lui.
Dieu est ineffable ne signifie pas qu’on ne peut pas parler de Lui, mais que, passant d’un nom à un autre, Dieu s’ouvre en nous. Et là nous découvrons le véritable nom de dieu qui est l’ineffable dans l’homme, la douceur infinie.
En passant d’un nom de Dieu à un autre, Dieu ne meurt pas, il n’y a pas de mort, c’est la vie infinie, la sensibilité infinie, la douceur infinie.
La hiérarchie c’est ce qui permet d’aller de l’inferieur vers le supérieur. C’est aller vers des niveaux de plus en plus élevés dans les deux sens, c’est à dire de la profondeur vers la grandeur mais également de la grandeur vers la profondeur. C’est le monde d’en haut qui viens dans le monde d’en bas et c’est le monde d’en bas qui monte vers le monde d’en haut. C’est le sur-conscient qui descend dans l’inconscient et c’est l’inconscient qui monte vers le sur-conscient. Nous comprenons ce qu’est le véritable pouvoir, la véritable puissance hiérarchique.
Dans notre monde, la hiérarchie c’est l’ennemi à abattre, on pense que le pouvoir supérieur commande tout et écrase le pouvoir inférieur. La véritable hiérarchie n’est pas un principe de domination qui écrase ce qui existe, c’est un principe de libération qui ne se fait pas n’importe comment, mais qui se fait en élevant tout.
Ce qui est intéressant dans la vie ce n’est pas qu’il y ait des chefs ou pas de chef, mais qu’on élève, que le niveau s’élève. Les hiérarques sont des maitres qui sont au service des autres pour les élever. Ce ne sont pas des maitres qui dominent, ce sont ceux qui descendent pour élever les autres à l’infini.
Il y a ici une manière tout à fait intéressante de penser la hiérarchie céleste, mais également nos relations morales et politiques. Ce qui dirige le monde, ce n’est pas ce qui domine, ni l’absence de domination, mais c’est ce qui élève le niveau général. C’est là que doit se situer la véritable autorité. Cela débouche sur la hiérarchie angélique.
HIÉRARCHIE, COMMUNICATION ET LIBERTÉ
Les anges sont des niveaux de communication qui interviennent dans l’élévation et qui permettent la libération et la délivrance. Denis l’Aréopagite est le penseur des anges et de la hiérarchie angélique à travers trois triades angéliques.
Les seigneuries, les puissances et les pouvoirs ; les chérubins, les séraphins et les trônes ; et enfin les anges, les archanges et les principautés. On passe des seigneuries aux principautés en passant par les trônes. Tout cela est un langage symbolique pour exprimer les trois stades de l’expérience spirituelle, à savoir, la conversion, le regard et la délivrance.
La conversion, c’est ce qui se passe lorsque j’introduis un seigneur à l’intérieur de mon âme et de ma vie spirituelle, c’est ce qui me fait passer de l’obscurité à la lumière en me mettant sur le chemin. Le seigneur c’est celui qui enseigne en mettant de l’ordre dans l’existence et en introduisant l’élévation. Il y a en chacun de nous, un être royal, mais cet être ne vit pas et le seigneur est celui qui le révèle.
Le Christ est appelé Seigneur parce qu’il est la Vie qui vient révéler la vie élevée qui est à l’intérieur de moi, il vient libérer mon seigneur intérieur. Le Christ est celui qui élève le monde et qui réveille en nous l’homme élevé. La Seigneurie est toujours généreuse, le seigneur est celui qui voit large pour l’humanité.
Les Anges sont les multiples manières d’élever l’homme profond. Cela nous amène à un changement de regard qui se manifeste à travers les chérubins et les séraphins qui sont ces archanges avec des yeux et des ailes et qui s’envolent. On s’élève et on débouche sur le sommet le plus élevé qui est le principe.
Les principautés, c’est revenir au principe spirituel qui permet de tout élever. Ce principe spirituel c’est la même chose que la délivrance à l’égard du monde, nous somme libérés de l’esprit de lourdeur qui fait que, plaqués dans la réalité, nous ne voyons rien et nous ne sommes pas capables d’élever.
Le drame de notre monde, c’est qu’on vit à ras de terre, dans un monde totalement égotique, matériel et immédiat. On n’a aucune visibilité par rapport à ce qui existe et nous sommes dans un état de mélancolie et de désespoir en ayant le sentiment que la vie est vide et absurde. Sauf quand on découvre le principe qui élève tout, là une autre vie commence et on découvre la vraie vie, on est capable de libérer toutes choses, de les mettre en état de commencement et de les orienter vers leur potentiel créateur et divin.
Résumons-nous :
Denys l’Aréopagite fait rentrer la croix du Christ à l’intérieur de la pensée, et, d’une manière géniale, reprend toute la tradition philosophique pour l’élever encore. Nous avons là un véritable trésor à méditer, je pense que Denis l’Aréopagite est un des miracles de notre culture, c’est une des choses les plus belles que l’on puisse lire.