12 – Kant et la critique.

retrouvez ICI un extrait de la conférence

Berdiaev nous apprend qu’il était radicalement kantien. C’est en apparence très curieux de la part d’un penseur  chrétien et libre comme Berdiaev parce que Kant est un penseur rigoriste et à la base de la morale républicaine. On voit mal le lien qu’il peut y avoir entre un penseur du devoir et l’Amour du Christ. La morale kantienne fondée sur le « Tu dois » donne l’impression d’être une morale légaliste à l’opposé de l’inspiration libre, créatrice et généreuse de l’Evangile. Nous allons voir que cette vision de Kant est totalement fausse et que Berdiaev a bien raison d’être kantien. On trouve quelque chose de carrément génial chez Kant en ce qui concerne la morale, le devoir et le sentiment d’obligation.

Il y a quelques années le penseur Gilles Lipovetsky a fait une analyse du narcissisme contemporain et a écrit un livre qui s’appelle « le crépuscule du devoir » dans lequel il constate que nous sommes dans un monde où la notion de devoir n’a plus aucun sens, et même, entraine une réaction de rejet, le devoir étant associé à la contrainte. Il y a dans notre monde le désir d’une morale sans obligation ni sanction.

Revenons sur un certains nombre de préjugés à l’égard de la notion de devoir, afin de bien comprendre ce que cela signifie et combien nous sommes loin de cette vision légaliste quand on a un véritable sens du devoir. Pour cela, il importe de comprendre que la notion de devoir s’inscrit dans le couple droit/devoir avec  4 variantes :

– Le devoir sans droit

– Le droit sans devoir

– Le droit au delà du devoir

– Le devoir au-delà du droit.

Si l’on a présent à l’esprit ces 4 couples, on a quelques moyens de comprendre la notion de devoir.

La relation droit/ devoir

Elle est un fondement de la relation sociale, elle tire ses racines de ce qu’on peut appeler l’ancêtre du droit qui est la relation du don et du contre don. Marcel Mauss explique qu’à l’origine du droit, et généralement de l’échange économique, il y a le don et le contre don à travers la pratique du potlatch. Dans les tribus dites « primitives », pour souder les membres d’une communauté, il existe la pratique suivante : une famille va s’endetter à vie pour inviter tout le village dans une débauche de nourriture et de boisson durant une semaine. Cette famille s’est endettée à vie pour le village, mais elle acquiert en retour le droit d’être invitée. Le système du potlatch est un système où tout le monde est endetté auprès de tout le monde et où l’on a des droits en fonction des devoirs et des devoirs en fonction des droits. C’est l’équilibre doit/devoir, tu invites donc tu seras invité et si tu veux être invité, il faut que tu invites.

Nous vivons tous cette relation de droits et de devoirs, avec tout ce que cela peut avoir de contraignant. Certaines personnes ne veulent jamais être invitées parce qu’elles savent qu’elles devront rendre l’invitation. On trouve une caricature de la notion droit/devoir dans le western « Little big man » où le héros sauve la fille d’un chef indien qui pour répondre à cette dette veut lui donner sa fille. Or le héros n’a pas envie d’épouser cette jeune fille et il part en refusant le « cadeau ». A ce moment là le chef est fou furieux et il a envie de le tuer parce que s’il ne peut pas rembourser sa dette, il est placé dans une situation impossible à l’égard de sa tradition.

On comprend ici pourquoi le Christ, quand il enseigne la prière du « notre Père », dit : « remets nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs ».  La loi chrétienne sort du potlatch et de la réciprocité, elle sort de la loi « œil  pour œil, dent pour dent ». Le christianisme n’est pas dans la réciprocité, il est au-delà. Ceci parce que la réciprocité est contraignante et sans amour.

Notre monde est fondé sur le contrat et le contrat est fondé sur le donnant/donnant qui est une pratique particulièrement dure car elle ne supprime pas la violence dans le monde mais au contraire, l’augmente. On croit que le contrat civilise les hommes, mais c’est au contraire, une manière violente de vivre dans un monde de violence. La nouvelle génération est une génération dure, de jeunes très intelligents qui veulent le pouvoir et fonctionnent sur le donnant/donnant, gagnant/gagnant. Ne croyons pas que le « contrat social » de Rousseau soit une chose merveilleuse, le fait de trouver un mode d’association tel que tout le monde obéissant à tout le monde, personne n’obéisse à personne, cela veut dire : « Soyons tous sociaux et ainsi, chacun pourra conserver son égoïsme individuel ». Il n’y a pas plus égoïste que d’être social en disant : « Je suis social, je respecte la société et en retour, la société doit me permettre de faire ce que je veux ». Le contrat social de Rousseau, c’est l’égoïsme absolu car  la meilleure manière de conserver son égoïsme, c’est la courtoisie, la vie sociale et le respect d’un certain nombre de règles.

Attention, lorsqu’il est dit dans l’Evangile : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse », cela n’a rien à voir avec la relation droit/devoir, cela ne veut absolument pas dire : « endette l’autre et endette toi vis-à-vis de l’autre ». Toute la morale évangélique demande au contraire d’arrêter de s’endetter les uns les autres, de sortir de la position « œil pour œil, dent pour dent », c’est-à-dire d’une réciprocité qui donne l’impression d’être rationnelle mais qui ne l’est pas.

Notre civilisation déchristianisée est confrontée à trois problèmes majeurs, c’est-à-dire, le devoir sans droit, le droit sans devoir et le droit au delà du devoir. Cela nous amène à  comprendre que la seule  manière de sortir de la contrainte où nous sommes dans l’organisation de nos relations, c’est d’avoir le sens du devoir au delà du droit. C’est ce qui donne tout l’intérêt de Kant et toute la lecture subtile et géniale que Berdiaev fait de Kant.

Une violence civilisée

Dans notre monde, tout est organisé autour d’une violence civilisée qui est celle du contrat. Il n’y a pas plus antisocial que le contrat, ce qui est ennuyeux, c’est que tout le droit qui nous gouverne est fondé sur le contrat et tout le monde trouve cela merveilleux et civilisateur. Pourtant, quand dans une famille, on en arrive à établir un contrat entre parents et enfants, c’est que cela va très mal. Une famille à la dérive, ce sont des parents et des enfants qui ne se parlent plus et il ne reste que le contrat : « Je ne te demande pas de m’aimer, ni même d’être poli, je te demande de venir à l’heure aux repas », là on est dans le minimum vital. Dans le monde des bandits, le contrat, c’est quand on décide de tuer quelqu’un. On pose un contrat sur cette personne et généralement, le contrat consiste à faire exécuter le meurtre pas quelqu’un d’autre. Donc attention, ne croyons pas que le contrat soit civilisateur, mais bien évidement, le contrat est tout de même un moindre mal. Cependant, dans le monde du contrat et du contrat social, nous avons affaire à un moyen de préserver l’égoïsme des individus et non pas de le dépasser.

Lorsque le Christ remet en question la loi du talion, c’est cette réciprocité perverse et hypocrite qui est visée car elle donne l’impression que nous avons de véritables relations alors que nous n’en n’avons pas.

Le devoir sans droit

C’est le devoir superficiel, tel qu’on en entend parler tous les jours. Le devoir sans droit, c’est la définition polie de l’esclavage, la caractéristique de l’esclave c’est qu’il est totalement soumis à son maitre, il n’a aucun droit, il n’a que des obligations. L’esclavage a été aboli mais en réalité, il n’a jamais quitté l’humanité.  Il existe sous des formes barbares comme par exemple en Libye  où on vend encore des êtres humains, il y a aussi des formes civilisées d’esclavage comme le servage au moyen-âge et puis nous avons la version moderne avec la prolétarisation et nous avons affaire aujourd’hui à des formes d’esclavage mental. Il existe dans notre monde, des formes de tyrannie mentale comme le politiquement correct qui culpabilise au maximum les individus pour les faire soi-disant  « bien penser ».  On fait peur aux individus et cette peur s’appelle « devoir », c’est du devoir sauvage qui est diffusé dans la société. Il y a là un déséquilibre total, et ce n’est pas parce que l’on parle des devoirs sans droit que l’on parle du Devoir.

Nous ne sommes pas dans un monde moral mais dans un monde hyper moralisateur dans lequel nous n’avons pas affaire au « crépuscule du Devoir » mais à un devoir totalement sauvage où des moralistes autos décrétés fixes des devoirs aux citoyens et cela entraine des conditions catastrophiques de pratique de la morale.

Dans l’Evangile, le pharisien c’est quelqu’un qui, à un moment, au lieu d’enseigner la véritable Morale, pratique une morale sauvage à travers une pratique sauvage du devoir. On se retrouve alors dans une situation ambigüe et perverse où, derrière quelque chose qui ressemble à la Parole et à la Morale de Dieu, nous avons affaire à la férocité des hommes. C’est le propre des fanatiques dont il est question aujourd’hui dans notre actualité. Le fanatique, c’est quelqu’un qui pratique le devoir sauvage, il pratique une forme de police de la morale et de la pensée qui est particulièrement violente. En Iran, des surveillants avec des matraques battaient les hommes qui n’étaient pas barbus et les femmes non voilées.

Remarquons également que dans notre société, en ce qui concerne le droit des femmes, la manie de vouloir introduire ce qu’on appelle « l’écriture inclusive » en changeant les mots pour nous faire bien penser est caractéristique d’un monde hyper moralisateur qui a décidé de terroriser tout le monde en faisant honte aux gens des mots qu’ils utilisent pour enseigner le devoir. Là nous avons affaire à la catastrophe du devoir sans droit. Il n’y a pas plus moralisateur que de dire : « Il est interdit d’interdire », ne croyons pas que c’est une morale anarchiste, mais c’est le visage d’un nouveau fascisme qui s’exprime à travers cela.

Le droit sans devoir

C’est le problème des droits de l’homme, d’un monde qui n’a jamais appris ce qu’est le Devoir et qui n’a pensé la morale que sous l’angle du droit. A la révolution française, on a hésité entre « La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen » et « la déclaration universelle des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen ». Il a été décidé de ne pas rajouter le mot « devoirs » parce que parler des devoirs était considéré comme une régression à l’ancien régime, donc pour éviter le conservatisme, on a pensé uniquement en termes de droits. Nous débouchons  sur le paradoxe du progressisme qui, quand on veut lui imposer des devoirs, considère que c’est insupportable et que la morale qui lui impose des devoirs est violente, bourgeoise et réactionnaire, mais qui se reconnait dans la morale lorsqu’il s’agit de défendre ses propres droits. Ce qui fait qu’on est à la fois contre la morale et hyper moralisateur, c’est qu’on vient d’un monde qui n’a pas associé les droits et les devoirs et qui a toujours pensé les droits sans les devoirs.

Nous sommes dans une société juridique fondée sur la relation entre droit et devoir, ce qui est le fondement du droit, ors la notion de droits de l’homme ne respecte pas la notion même de droit. Comment bâtir un monde où l’on se respecte les uns les autres si les individus n’ont que des droits et aucun devoir ? S’il y a une mesure d’urgence à prendre en faveur du féminisme, ce n’est pas simplement en changeant les mots mais c’est en rééquilibrant l’ensemble par les droits et les devoirs.

Le droit au delà du devoir

Nous sommes dans un monde de sauvagerie où on pratique un droit et un devoir sauvages. Comment sortir de cette sauvagerie ?

Il y a un début de salut avec la notion de droit au-delà du devoir. C’est ce que les droits de l’homme devraient produire et qu’ils n’ont jamais véritablement produit. C’est une notion découverte par les stoïciens qui est celle du droit à l’existence, c’est un droit naturel. Les stoïciens pensaient que tout est bien et que tout est porteur d’une existence divine, c’est ce qui fait qu’il y avait un droit d’exister pour chaque chose et pour chaque être. La notion de droit naturel est une notion fondamentale qu’il ne faut pas prendre sur le plan juridique mais sur un plan mystique et spirituel. Nous venons d’un monde marqué par le totalitarisme qui a contesté le droit à l’existence des juifs pour le nazisme et des croyants pour le communisme. Méditer sur le droit, c’est dire qu’il y a quelque chose qui est le fondement de toutes nos relations et c’est le droit fondamental pour toute chose et pour tout être d’exister. C’est l’essence de la vision divine du monde et de l’existence vue par les stoïciens.

Nous rentrons dans une société où les hommes commencent à se respecter les uns les autres. Mais comment faire une société sans mystique et sans vie spirituelle ?

La démocratie n’est pas juridique ou économique, elle est spirituelle et mystique parce que la démocratie  c’est la Vie, c’est le Peuple, c’est tout le monde, cela veut dire que tout le monde a le droit d’exister et c’est ce que donne la vision de la communion. Un monde ne peut communier socialement que s’il communie mystiquement. C’est la communion mystique qui permet la communion sociale. On est dans un monde, qui pour des raisons superficielles, a séparé le théologique du politique et qui n’a pas compris que l’essence de la véritable politique et socialité est mystique. Quand il y a une vision mystique, on est dans le plus haut respect de l’être humain, des hommes et des femmes.

Tant que les hommes n’auront pas un sens mystique de l’existence, les femmes souffriront, parce que derrière, c’est toute la création qui souffre et qui est dépourvue du féminin mystique.  Le féminin mystique, c’est la capacité de pouvoir être sensible à toute chose en étant dans une réceptivité infinie. Le drame de l’humanité, c’est ce qui se passe dans le jardin d’Eden où le féminin mystique se laisse séduire par l’esprit rampant et perd totalement son rapport à la sensibilité mystique. Prendre du fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, c’est le contraire du féminin car le propre du féminin c’est d’être pris et non pas de prendre. Le féminin mystique s’est laissé prendre par le désir de prendre et à totalement perdu sa réceptivité ontologique fondamentale.

Nous sommes précipités dans des drames sociaux politiques parce que la mystique n’est plus le fondement de la vie politique et sociale et elle en est même totalement exclue sous prétexte d’être totalement laïque. Ce qui reste lorsqu’un monde n’est pas bâti sur la mystique, c’est le calcul et l’intérêt qui donnent une socialité non mystique comme « le contrat social » de Rousseau ou le « pacte social » pensé par Hobbes dans lesquels l’intérêt c’est de rentrer dans la société pour ne pas être agressé et pour partager notre égoïsme. Nous sommes dans une société où les hommes ne se rencontrent pas et où il n’y a aucune communion sauf à certains moments lorsque, par exemple on gagne la coupe du monde et où il y a un semblant de communion. Malheureusement, il n’y a plus que le foot et quelques autres évènements sportifs pour nous réconcilier et créer une forme de communion collective. On retourne ici à Rome où le peuple était plus ou moins « abruti » avec du pain et des jeux. On créait un semblant de ferveur collective pour créer de la socialité.

Dans la déclaration des droits de l’homme, il n’est pas question de communion avec toute l’humanité, la première phrase de celle-ci est une chose qui détruit les droits et qui détruit l’homme en parlant uniquement de liberté. L’homme est libre et l’homme peut être égoïste, on lui donne un droit à l’égoïsme. Marx a très bien compris cela en disant que c’était une déclaration bourgeoise dont le but était uniquement de protéger la propriété et absolument pas de fonder une véritable humanité. Les droits de l’homme, c’est le droit de réunion, le droit d’expression (même religieuse) et finalement, c’est un chef d’œuvre de mensonges et d’hypocrisie où derrière une apparence d’humanité, on célèbre les droits de l’homme. Preuve en est aujourd’hui, la cacophonie à propos de la communication et de l’expression. On se permet parfois une violence et une vulgarité infinies dans le langage sous prétexte que c’est bien notre droit de parler ainsi.

On commence à sortir un peu du marais dans lequel on est perdu à partir du moment où on sort de l’équilibre droit/devoir,  gagnant/gagnant et où on n’est pas dans la sauvagerie de la réciprocité. On n’est pas dans la sauvagerie du droit sans devoir et du devoir sans droit et on commence à avoir un véritable sens du droit. C’est ce qui permet de nous préserver de l’horreur.

Le devoir au delà du droit

C’est l’expérience la plus extraordinaire qui puisse se faire, c’est celle qui, si nous la faisions, nous donnerait les moyens de nous conduire sans violence les uns vis-à-vis des autres. Cette expérience du devoir au-delà du droit résoudrait la souffrance terrible infligée aux femmes et au féminin mystique de l’humanité. L’expérience du devoir au-delà du droit est très bien décrite pas Kant quand celui-ci parle de l’impératif catégorique et qu’il en fait le fondement de la morale. Pour expliquer cela, faisons un petit retour sur les fondements de « La métaphysique des mœurs » et rappelons la structure de cet essai de Kant tout à fait remarquable.

Il est structuré en trois parties :

– La Morale populaire

– La morale métaphysique

– La raison pratique

La Morale populaire

Elle repose sur la bonne volonté et l’idée que la morale est une affaire de bonne volonté. Cela part d’une expérience,  au demeurant fort agréable, des gens qui ont une bonne volonté, un bon état d’esprit, un bon fond. Bien sûr, c’est merveilleux d’avoir, dans la vie, des gens qui ont du cœur et un bon état d’esprit, mais attention, penser la morale ainsi est effrayant car l’enfer est pavé de bonnes intentions et le discours le plus antimoral qui soit est basé sur la bonté et le cœur. On voudrait que tout le monde ait du cœur et qu’on soit fraternels les uns avec les autres. Au risque de surprendre, heureusement que l’on ne va pas dans le sens de cette morale, car le problème c’est qu’on dit aussi qu’il y des gens qui ont un bon fond parce qu’ils sont nés sous une bonne étoile  et d’autres qui ont un mauvais fond  mais qu’on n’y peut rien. Si on va au bout de ce discours on débouche sur les chambres à gaz et les camps de concentration qui reposaient sur l’idée qu’il y avait des races pures et des races impures.

Je ne compte plus le nombre de fois où en parlant de morale j’ai entendu dire : « Vous ne pensez pas que la morale est liée à un don et aux gènes et qu’on n’a aucun mérite à être moral ? » ou alors : « Vous ne trouvez pas que le monde est mal fait, il y a des gens qui sont doués pour la morale et d’autres qui ne sont pas doués, c’est quand même injuste », et encore :  « Ca ne sert à rien de les maintenir en prison, on ferait mieux de rétablir la peine de mort » ou bien :  « Peut-être qu’on pourrait faire une petite opération dans le cerveau des gens  qui ont des problèmes moraux pour les rectifier et fabriquer une humanité morale ».

C’est dire si le discours ordinaire à propos de la morale est effrayant, c’est un discours racial et nazi avec les meilleures intentions du monde. C’est malheureusement le discours du monde dans lequel on est et c’est le monde vers lequel on va.  Si le transhumanisme gagne, on va créer des gens moraux dès la naissance par un eugénisme et on va rectifier les gens qui ne le sont pas.  C’est inconsciemment, ce dont rêve la société. Pour régler la morale, on veut, sans morale, créer des êtres moraux par une modification positive à la naissance ou par une rectification.  Aujourd’hui, la machine est déjà lancée avec les recherches sur l’embryon. Cela part de la bonne intention de vouloir lutter contre la souffrance, et puis petit à petit, on modifie les choses et on crée le super-homme, l’homme nouveau, c’est-à-dire le christ à la place du Christ. Simplement, ce sera un christ né sous éprouvette, plein de bonté et plein d’amour, mais totalement fabriqué.

Kant dit que la manière dont on pense la morale est une catastrophe, en effet, on pense la morale en termes de bonne volonté, or la morale n’est pas une affaire de bonne volonté, c’est une affaire de volonté tout court.

La morale métaphysique

Il faut passer d’une morale populaire à une morale métaphysique, cela veut dire que la morale doit être pensée et elle doit être voulue. C’est l’exigence absolue, c’est la règle de toutes les règles, c’est la règle d’avoir une règle et qui renvoie au sérieux même de l’existence.

Lorsque les enfants sont petits, ils sont tous à un moment traversés par la crise du « pourquoi ? », « Pourquoi est-ce que je dois dire bonjour à la dame ? », « Pourquoi est-ce que je dois m’effacer devant les personnes âgées ? », « Pourquoi est-ce qu’on doit s’habiller ? » … Et lorsque les mères de familles, assaillies par les questions des enfants disent : « Ecoutes, arrêtes de poser des questions et de demander pourquoi, il faut parce qu’il faut ! », c’est une réponse géniale parce que c’est la réponse de toutes les réponses, c’est la réponse la plus spirituelle qui soit, c’est la réponse de l’Esprit Saint. « Il faut parce qu’il faut », c’est l’expression du sérieux. La mère dira à son enfant : « Ecoutes, il faut des règles, par rapport à toi, par rapport aux autres, par rapport à la vie, parce que la vie est une chose sérieuse et je ne peux pas te dire autre chose qu’il faut parce qu’il faut. » Il y a des moments dans la vie où on ne fait pas les choses par plaisir mais parce qu’il faut, et quelque part, le « il faut » est plus important que le plaisir.

L’essence de la morale, c’est qu’on ne fait pas n’importe quoi, on vit avec sérieux, on introduit de la pensée dans l’existence. Quand je dis : « Il faut parce qu’il faut », je suis dans un état d’extrême conscience, d’extrême volonté et dans un état de paradoxe. Parce qu’il faut être dans l’obéissance absolue qui est en même temps la volonté absolue ce qui est l’état le plus paradoxal qui soit.

La découverte géniale de Kant c’est de dire que la morale repose sur une exigence absolue, ce n’est pas une affaire de bonne volonté ou de bon tempérament, ce n’est pas une affaire de sensibilité ou d’humanité, c’est une affaire d’Esprit et si on a cet Esprit, tout est sauvé. La morale vient de l’Esprit, elle ne vient pas de l’humain. On nous enseigne que la morale c’est d’être humain les uns envers les autres, mais on oublie totalement l’Esprit. Si on reste dans l’humain, on va à la catastrophe car il y a des gens qui sont humains et d’autres qui ne le sont pas. Et que va-t-on faire pour qu’ils le deviennent ? Avec cela, on aboutit directement à une espèce de fascisme moral et à des conditions catastrophiques.

Quand on a affaire à la véritable morale, on a affaire à l’exigence absolue qui est un mystère, il y a la voix du sérieux qui nous appelle et c’est la voix de la pensée et du logos. C’est dommage que Kant n’aie pas approfondis cette notion de la voix de la morale et du logos qui nous parle parce qu’il y a là des trésors. Nous avons tous eu un dialogue intérieur à propos de la morale avec, en balance, notre plaisir immédiat d’une part et le sérieux d’autre part, nous avons ressenti la souffrance qu’il y avait quant nous étions faibles et que le plaisir l’emportait sur la pensée et nous avons aussi tous ressentis un immense soulagement intérieur lorsque la pensée, l’exigence, le sérieux prennent le dessus.

Cela permet de comprendre la formule de Kant : « Agis de telle façon que ta maxime particulière puisse être érigée en loi universelle ». On a souvent compris que cela signifiait : « Fais de telle façon que tout le monde puisse agir comme toi. » et on est là devant une interprétation totalement erronée. Cela ne veut pas dire qu’il faut devenir un exemple pour les autres car cela signifierait qu’il faudrait penser en permanence à l’humanité, or c’est impossible car on finirait par tout s’interdire et être frustrés, ce qui aboutirait à des explosions de violence. La vérité, c’est les mots : « Que ta maxime puisse devenir une loi » autrement dit : «  Que ce qui t’a fait agir puisse devenir une loi », ce qui t’a fait agir, c’est une pensée, donc que ta pensée particulière soit une pensée au sens fort, Que ce ne soit pas simplement une pensée, mais LA Pensée. La morale n’est pas une affaire d’action, c’est une affaire de pensée.

Etre moral, ce n’est pas mettre les pensées en accord avec les actions mais au contraire, c’est mettre les actions en accord avec les pensées. On dit souvent que c’est bien de penser mais que l’important c’est d’agir et finalement il n’y a que des gens qui agissent et personne ne pense, personne n’introduit de la pensée dans l’action. Qui sont les grands moralistes qui ont changé le monde ? Ce ne sont pas des gens qui ont fait telle ou telle action, ce sont des personnes dont les actions étaient tellement porteuses de pensée que cela nous frappé. Prenons l’exemple de la non violence de Gandhi, des gens non violents, il y en a beaucoup, mais ce qui frappe chez Gandhi, c’est qu’il avait une manière d’être dans la non violence qui donnait à penser. Là nous débouchons sur le caractère spirituel de la morale.

Qu’est ce qui fait la valeur d’un cadeau que l’on reçoit ? C’est la pensée qui est derrière. Qu’est ce qui fait la valeur d’un acte moral ? C’est l’intention qui est derrière. Là on est dans la pensée profonde. Kant est absolument génial et il a dit des  choses que personne n’a jamais dites et il a compris que la morale c’est de la métaphysique. Si à un moment vous voyez l’idéal sur la terre et que cet idéal n’est absolument pas trompeur, c’est le moment où il y a de la pensée derrière une action et, on en parle encore.

On comprend l’Evangile car ce qui caractérise tous les actes dont Il parle, c’est qu’il y a une pensée infinie, c’est qu’il y a la pensée de Dieu derrière et c’est cela qui est important. Si on dit qu’il est plus important d’agir que de penser, cela peut vouloir dire qu’il est plus important de faire la vaisselle que de penser à Dieu. Hé bien non ! L’important n’est pas de faire la vaisselle, c’est de penser à Dieu. C’est la différence entre Marthe et Marie,  Marthe pense qu’à un moment, être moral c’est agir, et le Christ lui dit que c’est celle qui écoute qui est dans la véritable morale car elle est dans l’attention profonde. Les actions qui nous frappent, ce n’est pas quelqu’un qui a fait quelque chose, c’est la manière dont il l’a fait, c’est ce qui est porteur d’un message pour toute l’humanité. Cela nous permet de comprendre la raison pratique.

La raison pratique

La raison pratique, c’est construire ce que Kant appelle « le royaume des fins » (le monde moral parfait). Muni de cela, je peux commencer à donner du sens à l’homme et à l’humanité. Dans la raison pratique, je peux donner un sens à l’humanité, et ce sens a du sens, ce n’est pas une fantasmatique à propos du sens de la vie, c’est quelque chose qui est construit de l’intérieur et quand il y a vraiment de la pensée dans ce que je fais, c’est quelque chose qui change l’humanité et qui crée un phénomène.

L’homme, c’est extraordinaire parce qu’il fait rentrer de la conscience dans l’univers, ne serait ce que parce qu’il le regarde, mais il y a encore plus profond que l’homme qui est conscient de l’univers, c’est l’homme qui est devenu une conscience morale et qui illumine l’humanité. A ce moment là, c’est toute l’humanité qui est illuminée à travers l’homme et qui prend sens. C’est exactement le Christ dans l’histoire universelle, le Christ fait les choses avec un tel cœur que c’est l’humanité toute entière qui est illuminée et Il nous enseigne à faire la même chose. Il nous dit : « Vivez de tout votre être, aimez de tout votre être, devenez du feu ! À ce moment là, tout est transfiguré.

Kant a compris ce qu’était la Personne et il a compris le lien qu’il pouvait y avoir entre la morale et la Personne. La Personne c’est exactement l’expérience  du devoir, et de la réponse au devoir. Le devoir, c’est l’appel intérieur du sérieux fondamental, de la transcendance, de l’inouï qui nous dit : « Lèves toi ! ». Je répons à cet appel intérieur, je vis de tout mon être dans l’extrême sérieux de l’existence et je deviens une subjectivité créatrice. Là, nous comprenons l’essence de la création. Pour Berdiaev, tout vient de la subjectivité absolue, de la subjectivité divine, et tout, autour de nous est un symbole de cette subjectivité divine. Cette vision des choses qui parait totalement folle par rapport à notre monde qui pense que le sujet est un sous produit de la nature et de la culture, est en fait absolument géniale. Si je prends les choses spirituellement, derrière la matière, il y a ce qui fait agir la matière et c’est l’action, ce qui fait agir l’action, c’est l’intelligence, ce qui fait agir l’intelligence, c’est l’intelligence de l’intelligence que l’on trouve dans la subjectivité absolue qui est capable de se vivre en tant que telle.  Le sujet et le principe de vie infini, c’est la même chose.

Ce qui intéresse Berdiaev dans le devoir bien compris, c’est l’appel intérieur de Dieu en l’homme pour que l’homme vive de tout son être et transfigure l’existence en devenant un être de feu. Là nous avons affaire à une véritable morale. Cela montre que la véritable Morale n’a rien à voir avec la morale. Quand je suis vraiment moral, ce n’est pas mes parents, ce n’est pas la société, ce n’est même pas l’Eglise, cela vient de l’intérieur, c’est moi ! Dans mon propre être, je sens qu’il y a quelque chose de fondamental qui m’appelle, et là, je suis dans la véritable Eglise, dans la véritable société, dans la véritable famille. Je suis guidé de l’intérieur, par cet appel.

Ce qui est intéressant, c’est que Kant, à travers son expérience morale, retrouve l’expérience métaphysique authentique qui devrait exister et qui n’existe plus. La philosophie au départ, est une pratique de la vie et c’est une pratique de la vie divine, c’est vivre de l’intérieur de tout son être pour laisser grandir en soi la vie et l’arbre de vie qui devient un arbre de feu qui transfigure tout. A ce moment là, je n’agis pas par conformisme intellectuel, j’agis par anticonformisme, par liberté, personne ne me demande d’être moral,  c’est autre chose, la morale vient d’ailleurs, elle vient du cœur, du plus profond de moi-même. On s’aperçoit d’ailleurs, que le conformisme des hommes est totalement immoral.

Quand j’aime l’humanité, ce n’est pas par contrat social, je ne passe pas mon temps à célébrer mes droits, à imposer mes devoirs et à être dans des obligations. Cela se passe ailleurs. Tout d’abord je respecte le droit à l’existence de chaque chose et surtout, je me lève !