L’apophatisme

Dieu est tellement vivant

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Lorsque j’ai parlé de la théologie morale et de la relation qu’il pouvait y avoir entre la morale et la théologie, j’ai tenté d’expliquer que la véritable théologie morale se situe au-delà de la morale et de la théologie aux sens banal de ces termes. Au sens banal du terme la morale est considérée comme un ensemble de règles qui permettent de vivre en société de même que la théologie se ramène à des règles édictées par la religion. Finalement on a affaire à un ensemble où il n’est question que de règles et lorsqu’on discute de la théologie et de la morale, on discute de la compatibilité ou de l’incompatibilité des règles entre elles. Finalement on ne parle ni de morale, ni de théologie parce qu’on passe totalement à côté de l’expérience morale et de l’expérience théologique.

La morale est une expérience extraordinaire, il est extraordinaire que des êtres aient une conscience morale, qu’ils agissent en fonction de cette conscience et qu’ils fassent preuve de force morale. Lorsque quelqu’un fait preuve de conscience et de force morale, on s’en souvient pendant des générations. En général, en tant qu’êtres humains, nous sommes égoïstes, nous voyons les choses à partir de nos intérêts et notre conscience passe après. Ce qui est tout à fait extraordinaire, c’est la force morale qui consiste à ne pas sacrifier la conscience à des intérêts particuliers, c’est aller au-delà de l’homme égoïste et primaire que nous sommes, malheureusement tous.

La théologie est une expérience tout à fait extraordinaire dans la mesure où c’est l’ouverture de la vie à un plan d’existence qui dépasse ce que nous avons l’habitude de vivre. L’existence est reliée à une vie ineffable qui est la vie divine, lorsque nous faisons une expérience théologique, nous voyons les cieux s’ouvrir, et la vie humaine peut être en relation avec un plan d’existence hors du commun.

Ce qui relie la morale et la théologie, c’est ce qu’on peut appeler le « hors du commun », l’être humain est capable de dépasser la vie banale en rentrant dans une existence hors du commun. L’existence  elle-même est capable de dépasser le plan d’existence de ce monde pour rentrer dans une existence hors du commun. Nous apercevons que tout nous amène plus loin. Lorsque nous faisons une expérience morale, nous avons envie de nous ouvrir à la dimension théologique et lorsque nous faisons une expérience théologique, nous avons envie de vivre la vie morale. L’une amène naturellement à  l’autre et ce n’est pas une règle qui permet de passer de l’une à l’autre.

La véritable morale glorifie la théologie et la véritable théologie glorifie la morale. Elles sont en relation l’une avec l’autre, la morale n’est pas l’application de la théologie qui n’est pas non plus l’application de la morale.

La morale Christique

Ce qui fait que le religieux a de l’intérêt, c’est que jamais on ne nous a parlé de l’homme, de la réalité et de la religion comme cela, c’est totalement nouveau parce que cela ne se fait pas du tout en termes juridiques. On a très mal compris la relation qu’il y a entre le Christ et le judaïsme, d’une manière banale, on dit que le christianisme serait une religion de l’amour et le judaïsme une religion de la règle et de la loi. Le Christ serait venu mettre la religion de l’amour à la place de la religion de la loi. Cette vision est fausse et dangereuse car cela suppose qu’il n’y avait pas d’amour dans le judaïsme et que dans le christianisme il n’y a pas de règles.

Il y a de l’amour dans le judaïsme et malheureusement, il y a un christianisme extrêmement légaliste. Le Christ n’est pas venu abolir le judaïsme, il est venu révéler la vérité. Ce qui est fondamental ce n’est pas de se séparer du judaïsme, c’est de se séparer du légalisme qui tente aussi bien le judaïsme que le christianisme et que tout homme en général. Le légalisme renvoie à la part infantile de nous-mêmes qui veut des règles partout et un législateur qui explique ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

C’est aux enfants qu’il faut donner et expliquer des règles, mais à un moment, nous sommes évolués et nous ne devons plus avoir de législateur qui dicte notre vie mais être dictés de l’intérieur de la vie. La Parole du Christ est la Parole de la Vie, elle nous donne la véritable loi qui est infiniment plus rigoureuse que la loi humaine. Lorsque je me laisse guider par la vie, je la sens en permanence à l’intérieur de moi et je sais tout de suite si je suis réglé par rapport à elle ou pas, cela est infiniment plus exigeant que la loi. Dans le légalisme,  du moment que j’obéis à la loi, je peux être sans vie et être tout de même quitte par rapport à la loi. Du point de vue de la vie, je ne suis jamais quitte, et ce n’est pas parce que j’obéis à la loi extérieure, que j’ai obéis à la loi intérieure qui est la loi de la vie.

La morale du Christ et une morale de la vie, c’est une morale intérieure qui n’est absolument pas légaliste que ce soit en termes de morale comme en termes théologiques. Si il y a une relation entre morale et théologie, c’est parce qu’il y a une relation de vie à vie. La vie que j’expérimente en moi, je la découvre au cœur de l’être ontologique, et la vie que j’expérimente au cœur de l’être ontologique, je l’expérimente en moi. La morale n’est pas l’application de la théologie sous la forme d’une règle, et la théologie n’est pas l’application d’une morale sous forme de règles.

Ce n’est pas parce que j’obéis à la morale que je suis un être religieux et ce n’est pas parce que j’obéis à la religion que je suis un être moral. Ors nous sommes dans un monde marqué par le légalisme qui impose des passages obligés en disant que si vous n’êtes pas moral, vous ne pouvez pas être religieux, donc la morale serait la clef de la religion. Ou bien, si vous ne croyez pas en Dieu, vous ne pouvez pas être moral. Les uns disent que la religion doit contrôler la morale, les autres que c’est la morale qui doit contrôler la religion. On est toujours dans des questions d’autorité et de loi et il n’y a aucune expérience intérieure.

La théologie et la morale sont mortes, la théologie morale n’existe pas parce que personne n’a une expérience de quoi que ce soit. La règle empêche tout parce que nous sommes dans une position infantile et que nous réclamons sans cesse des règles. Qu’est ce qu’il faut faire ? A qui doit-on obéir ?

Pour aborder la théologie morale, il faut une totale révolution intérieure à propos de tout. La théologie morale ne parle que de la vie car la morale et la théologie sont l’expression de la vie.

L’expérience du Salut

C’est l’expérience de la vie, si on ne vit pas les choses, on va dans le monde de la mort et si on les vit on va dans le monde de la vie. Le salut, c’est passer de la mort à la vie. La tendance du monde c’est de tout enfermer dans les lois et derrière les lois, de tout enfermer dans la mort et de déboucher sur un monde perdu. L’Éthique fondamentale de la vie en Christ, c’est la gloire, et la manifestation de la gloire, c’est le salut. C’est ce qui se passe à chaque fois qu’au lieu d’avoir une attitude légaliste, extérieure et infantile, j’ai une attitude intérieure qui va dans la profondeur des choses.

La sagesse fondamentale c’est la sagesse qui sauve et qui s’inscrit dans un monde qui peut être sauvé. Le monde peut être sauvé partout où s’opère un retournement intérieur qui permet de passer de la mort à la vie.

Aujourd’hui je voudrais introduire un troisième élément qui permet d’aborder correctement la notion de la théologie morale, c’est la vision apophatique. Dans un premier temps, je définirai l’apophatisme, puis j’en ferai une critique avant de déboucher sur ses trois caractères fondamentaux qui sont l’incompréhensible, l’être et le commencement.

La théologie négative

Si on le considère de l’extérieur, l’apophatisme est la théologie négative se distinguant de la théologie positive qui dit ce que Dieu est. L’apophatisme dirait  ce que Dieu n’est pas. Énoncé ainsi, c’est quelque chose d’ambigu que l’on ne comprend pas très bien. Il parait logique de penser qu’une théologie cohérente dit ce que Dieu est, et développe les attributs de Dieu. Il est éternel, tout puissant, juste, omniscient, Il a toutes les perfections. Par rapport à cela la théologie négative introduirait l’idée que si on veut approcher Dieu il faut voir qu’en termes strictes, on ne peut pas savoir ce que Dieu est mais on peut simplement savoir ce qu’il n’est pas, ceci pour respecter son essence ineffable, incompréhensible et allant au-delà de tout. La théologie positive c’est la théologie qui satisfait la rationalité en donnant des attributs à Dieu. La théologie négative respecterait l’humilité car la perfection divine dépasse infiniment la perfection humaine et nous ne pouvons pas savoir ce qu’est la perfection divine.

L’apophatisme, une théologie nihiliste ?

Si on présente la théologie négative par le fait d‘expliquer qu’on ne peut pas connaître Dieu, certains disent que si on va au bout de ce raisonnement, on débouche sur l’athéisme. Si je dis que je ne peux pas connaître Dieu cela veut dire que je suis toujours en échec par rapport à Lui, Dieu n’est jamais  présent dans mon existence, qu’il existe ou qu’il n’existe pas cela ne change rien, et cela aboutit à l’inexistence de Dieu. Certains pensent donc que la théologie négative est une théologie nihiliste qui débouche sur l’inexistence de Dieu

Ce n’est pas faux et cela explique pourquoi pour certains, la bonne théologie, c’est celle qui débouche sur une définition de Dieu. C’est rationnel, on dit que Dieu est un principe, infini, éternel et tout puissant, et je crois en cette identité.

Cette vision est cohérente, rassurante, mais si on l’analyse, elle se retourne contre elle-même parce que quand je parle d’un principe infini, éternel et tout puissant, en fait, je ne parle pas de Dieu. Je parle d’un concept parfait mais il n’a rien de divin et il ne bouleverse absolument pas mon existence, je peux très bien être athée et considérer qu’à la base de toutes choses, il y a un principe organisateur parfait. C’est une opération intellectuelle cohérente mais ce n’est pas un bouleversement existentiel.

Si la théologie négative risque de tuer la réalité de Dieu et la théologie positive risque de tuer le divin de Dieu. Ce qui nous manque, c’est la compréhension juste de la théologie négative.

L’incompréhension

On peut parler de la théologie négative d’une manière abstraite et désincarnée, mais on peut aussi en parler d’une manière vivante. Lorsqu’on se reporte à la théologie négative de Denis l‘Aréopagite (6ème siècle) ou bien à celle de Maxime le confesseur ou à celle d’éminents penseurs comme Nicolas de Cues en occident, ce n’est pas l’échec de la connaissance. Denis l’Aréopagite  définis la théologie négative ainsi : connaitre Dieu, c’est connaître qu’on ne le connaît pas. Cela veut dire que la non connaissance de Dieu est un mode de connaissance et ce n’est pas l’échec de la connaissance.

C’est la description de ce qui se passe lorsque je suis dans la connaissance vivante. Je suis dans une connaissance sans fin qui ne connait pas de limite. Je connais Dieu de ne pas le connaître, cela veut dire que je n’en finis pas de connaître Dieu. Ce n’est pas du tout un échec, mais quelque chose de tout à fait extraordinaire, c’est l’ouverture de l’infini dans la connaissance. Cela veut dire que je rencontre un Dieu infiniment vivant et je ne me lasse pas de le connaître, je découvre un amour infini dont je ne me lasse pas. Connaître Dieu de ne pas le connaître, c’est exactement ce qui se passe lorsque j’aime quelqu’un et que je ne me lasse pas de cette personne. Nous sommes dans une connaissance qui est l’amour même et dans un Amour qui est la connaissance même.

Nous ne sommes pas dans l’échec, nous sommes dans autre chose et nous découvrons qu’il y a un lien entre l’amour et la connaissance, et qu’ils sont reliés à l’infini. Nous comprenons ainsi la notion d’incompréhensible, lorsque Saint Jean Chrysostome parle De Dieu, il explique que si nous voulons aborder Dieu et les choses divines, il est essentiel de mettre à la base de toutes choses l’incompréhensible. Si on ne le fait pas, on ne comprendra rien à la théologie.

Notre monde veut comprendre, il aimerait une religion où on comprenne, et celui à qui on dira : «si vous voulez comprendre, il faut accepter de ne pas comprendre », pensera qu’on se moque de lui. Pourtant c’est totalement juste, car qui dit incompréhensible, dit expérience vivante, et à travers l’expérience vivante de Dieu je découvre le divin de Dieu et alors, je comprends Dieu.

Si je comprends le concept mais que je n’ai pas fait l’expérience du divin de Dieu, je n’ai rien compris à Dieu. On dit de Dieu qu’il est infini, éternel, parfait, mais ce n’est pas cela la caractéristique de Dieu, sa véritable caractéristique, c’est qu’il est divin.

Ce qui est divin, c‘est une sensation qui est tellement délicate et tellement sensible qu’elle fini par disparaître du champ de la sensation et par provoquer cet état paradoxal où, en même temps je sens et je ne sens plus, je vois et je ne vois plus, j’entends et je n’entends plus. Je découvre une nouvelle manière d’entendre, de voir et de sentir, ce que je vois est à la foi visible et invisible, ce que je sens est à la foi sensible et insensible, ce que j’entends n’est pas simplement ce que j’écoute, c’est quelque chose d’inouï. Cette expérience est celle de l’ultra sensible, lorsque je vis cette expériences, les choses sont tellement sensibles qu’elles ne sont plus descriptibles sur le plan humain. Je fais l’expérience de la transcendance, l’expérience vivante de ce que peuvent être l’infini et l’éternité.

L’Être

L’infini et l’éternité ne sont pas des concepts, c’est une mutation d’être qui me montre de l’intérieur de mon être qu’il y a un Être autre, insoupçonnable qui se trouve dans tout ce que je peux voir, sentir et expérimenter. Connaître de ne pas connaître a pour conséquences, voir de ne pas voir, entendre de ne pas entendre,  sentir de ne pas sentir. C’est rencontrer d’autres sensations, lorsqu’on parle de Dieu on parle de l’Autre, d’un Être autre, parfait et infini.

Lorsqu’on parle de Dieu ainsi, pour beaucoup, cela n’a pas de sens. Pour justifier l’existence de Dieu, en général on parle d’un principe premier et parfait qui explique la complexité du monde dans lequel nous vivons. Cette idée n’est pas fausse mais elle ne fait absolument pas comprendre ce qu’est Dieu, et Kant a raison de dire qu’il ne faut pas confondre l’idée de Dieu avec l’existence de Dieu. Penser qu’il y a une intelligence à la base de la réalité, c’est une idée de Dieu, et c’est l’idée que dans un monde organisé, il faut une cause organisatrice. Cela est juste comme une idée peut l’être, mais ça ne permet pas de faire l’expérience de l’existence de dieu.

J’ai une expérience de l’existence de Dieu quand rentrant dans la connaissance, c’est-à-dire dans l’expérience sensible de la réalité, je découvre une existence inexistante et hyper existante. Je découvre qu’à l’intérieur de ce que je sens, de ce que je vois et de ce que j’entends, il y a quelque chose d’inouï et d’invisible qui correspond au comble de ce que je peux voir entendre et sentir. Je découvre un Autre, hyper vivant, qui me fait entendre, voir et sentir ce que je vis. Je peux alors parler de Dieu parce que je le vis et je comprends cette parole de Saint Augustin qui nous dit : « Dieu c’est la Vie de la vie, c’est le Vivant parmi les vivants, c’est la Lumière de la lumière ».

Derrière la banalité des choses, il y a l’incompréhensible. Dans l’incompréhensible, je comprends de ne pas comprendre, je connais de ne pas connaitre, je sens de ne pas sentir, je suis dans l’hyper connaissance, l’hyper vision, l’hyper sensation et je découvre le plan de l’existence divine derrière la normalité des choses.

Le Dieu vivant

Cela change tout parce que cela met en relation l’expérience de Dieu avec l’expérience concrète de la vie, et je comprends le Dieu vivant et le Christ. Le Christ, c’est Dieu fait homme, c’est le Verbe fait chair et Le Christ s’incarne pour expliquer que l’incarnation de la transcendance ne concerne pas seulement Jésus, mais elle est le principe organisateur de tout. Ce principe organisateur que nous découvrons à l’intérieur de nous-mêmes lorsque nous faisons l’expérience de connaître et d’aimer, lorsque nous faisons l’expérience de l’hyper connaissance ou de la connaissance brûlante.

Les Pères optent pour la théologie négative, parce qu’ils disent que c’est la traduction, sur le plan de la connaissance et de la logique humaine, de l’incarnation, de la transcendance et de la croix du Christ. Si je fais l’expérience du Christ, je fais l’expérience de la connaissance et d’un nouveau mode d’être dans mon corps, dans mes yeux, dans mes oreilles et dans mes sensations. Si je fais l’expérience de ce nouveau mode d’être, je fais l’expérience du Christ. Le Christ parle à ce que je vis et je comprends ce que veut dire le Dieu fait homme parce que c’est ce qui se passe lorsque j’ai une véritable expérience de connaissance. Lorsque quelqu’un parle de ce qu’il sent dans la relation entre le palpable et l’impalpable, il parle du Christ. Nous comprenons ici, la relation qu’il y a entre l’incompréhensible et le Christ. Cette relation est liée à l’expérience de l’être au sens fort qui va déboucher sur l’expérience du commencement.

Le commencement

Pour accéder à la réalité il y a deux modes possibles, le mode primaire et le mode profond. Le mode primaire c’est la relation sujet / objet, c’est ce qui se passe lorsque je me constitue en sujet par rapport à la réalité que je transforme en objet. Ce qui traduit cette relation, c’est un sujet volontaire qui veut prendre possession de la réalité afin de la maitriser. La réalité n’est pas quelque chose qui me touche affectivement, c’est un objet neutre en face de moi et j’impose ma volonté et mon cadre d’analyse à cet objet pour en prendre possession. J’ai une relation d’homme logique à réalité logique et tout est logique. Cette vision est une vision primaire parce qu’elle est liée à une vision de l’égo qui prend possession du monde et qui veut le maitriser.

A partir de là, je manque totalement l’homme et le monde. J’ai une maitrise sur la réalité et sur l’homme mais je n’ai pas vu la réalité, je n’ai pas vu l’homme et je n’ai rien vu de l’existence, je n’ai pas fait une expérience de la vie ni de l’hyper vivant et de l’impalpable. Je n’ai fait l’expérience que de mon propre pouvoir et de ma capacité à imposer au monde un cadre logique.

La deuxième manière d’accéder à la réalité est l‘expérience de l’être. Je supprime la relation sujet / objet et je deviens les choses. Je ne suis pas face à la nature, je suis la nature, je ne suis pas face au ciel, je suis le ciel, je ne suis pas face à la vie, je suis la vie. Pour accéder à cette dimension, il faut oublier le cadre logique, se laisser totalement pénétrer par les choses et pénétrer les choses elles-mêmes. Il faut arriver dans un état de fusion, qui n’est cependant pas un état hystérique. Souvent lorsqu’on parle de fusion, on parle d’un état maladif, lorsque deux individus ne peuvent pas se passer l’un de l’autre, on dit qu’ils sont dans un état fusionnel.

Il y a une fusion qui n’a rien à voir avec cette crispation hystérique que je peux avoir lorsque j’ai peur que quelque chose ou quelqu’un m’échappe. Cet état de fusion c’est le moment extraordinaire où je communie de vie à vie, il n’y a plus de limite entre moi et les choses, entre les êtres et moi. C’est ce qu’on appelle l’état de sainteté, c’est la capacité qu’a le saint d’être tout ce qu’il vit et tous ceux avec qui il vit. Cet état est très bien décrit par le staret Silouane lorsqu’il dit que le saint emmène le monde entier dans sa prière, il est le monde et il voit la vie partout.

Nous comprenons aussi pourquoi la communion est le cœur de la liturgie. La communion avec le Christ, avec le pain et le vin, c’est le point de départ de la communion avec tout. On parle aujourd’hui de pleine conscience, c’est un terme trompeur parce que d’un certain point de vue la pleine conscience est une illusion, et tous les psychanalystes sourient quand ils  en entendent parler. Ils ont raison, on ne peut pas être en pleine conscience parce qu’une quantité de choses nous échappent et il faut avoir l’humilité de le reconnaitre. La vie va bien plus loin que la conscience et le savoir qu’on peut en avoir.

En revanche l’expérience de pleine conscience a du sens lorsque je fais l’expérience d’être ce que je vis, je ne suis pas dans la toute puissance, mais simplement dans cette expérience singulière qui consiste à dire qu’à un certain moment, je suis vraiment dans la vie et je suis ce que je vis. Je n’ai pas la totalité du savoir sur moi-même, je ne suis pas dans la toute puissance, je suis dans une authenticité d’expérience extrême. Qui fait que je vis et que j’aime. Là nous comprenons le christianisme comme une religion d’amour, l’amour du Christ, c’est la haute connaissance. Nous avons tendance à ramener l’amour à une dimension narcissique et sociale.

Celui qui dit que son espérance c’est de savoir qu’il est aimé, est encore un enfant, la part infantile de nous-mêmes aime savoir qu’elle est aimée. Cependant, l’expérience de l’amour c’est autre chose. Le Christ n’est pas venu simplement apporter un amour social, Il est le Verbe fait chair et Il est la haute connaissance qui est l’Amour au sens fort. C’est la communion avec tout à chaque instant, lorsque je mange ou lorsque je bois, je suis le fait de manger et de boire, je fais tout de tout mon être, je suis au delà de la maitrise et de la toute puissance, je suis dans la création. C’est totalement nouveau, c’est une expérience extraordinaire qui transfigure tout notre quotidien.

Depuis 2000 ans la vie spirituelle est traversée d’expériences de sainteté qui décrivent ces moments visionnaires, lumineux et créateurs où l’être profond s’est révélé et transforme la vie. Toutes les mystiques et les sagesses du monde parlent de cela. Quand on nous dit de vivre au présent, cela veut dire qu’il faut vivre et être les choses, il faut arrêter d’être séparé du monde, d’être dans le regret et l’imagination.

Cette expérience de l’être débouche sur l’expérience du commencement qui, pour moi est la plus belle expérience qui soit et qui est l’ouverture au temps créateur.

Une éternité vivante

La réalité est vivante, faire l’expérience de la réalité vivante est possible. Quand je fais cette expérience, je découvre l’humilité, et derrière elle la réalité véritable qui est bien au-delà du peu que nous en savons. Nous faisons l’expérience géniale du néant créateur. La réalité est tellement extraordinaire que tout ce que nous savons vivons et ressentons, est peu de chose par rapport à ce qui existe. Denis l’Aréopagite disait que Dieu est tellement vivant, que c’est peu dire qu’il est vivant, de même nous pouvons dire que la réalité est tellement extraordinaire que c’est peu dire qu’elle est réelle.

Nous balbutions par rapport à la réalité et nous sommes au commencement de la connaissance, nous sommes loin d’avoir tout vu. C’est cela, l’expérience qui sauve, là nous sommes dans un espace qui ne connait pas la mort et nous sommes en même temps dans la gloire. C’est la notion de commencement qui permet de comprendre la vie éternelle. Lorsque nous parlons de la résurrection et de la vie éternelle, nous avons tendance à l’imaginer comme un monde perpétuellement heureux où tout irait bien. Ceci est une vision infantile qui considère que la vie éternelle est une éternité de bonheur et de jouissance. Si on a un minimum de bon sens, on peut comprendre que cette éternité naïve serait très ennuyeuse. La vie éternelle, c’est la vie qui n’a pas de fin, c’est une vie qui va de plus en plus loin et qui fait que la vie que l’on connait n’est rien par rapport à la vie qui existe véritablement, ceci est une éternité vivante et non une simple éternité.

La vie éternelle, c’est l’éternité de la vie et c’est le contraire de la mort. Nous n’avons pas imagination de ce qu’est un monde dans lequel la mort n’existe pas. C’est un monde de commencements de plus en plus commençants.

La prière

La véritable éthique, celle des Pères du désert, est marquée par l’expérience de la prière et de la beauté. L’expérience de la prière, c’est le cœur de la vie chrétienne, la prière est un mot maladroit pour exprimer quelque chose qui n’a rien à voir avec la prière.  C’est un mot maladroit parce qu’il fait croire que prier c’est demander. Or l’essence de la prière réside dans l’attention, prier, c’est être continuellement attentif à Dieu. On est bien au-delà de la demande et on est plus que dans la louange, cet état d’attention donne l’ouverture de la communion avec tout et, par là même la libération de la beauté, c’est pour cela que le manuel de prière des Pères du désert s’appelle Philocalie ou « Amour de la Beauté ».

La Philocalie associe l’ascèse et la beauté, cela parait paradoxal, car pour nous, du fait de notre position infantile, l’ascèse et la beauté sont incompatibles car nous pensons que la beauté c’est la jouissance continuelle sans aucune ascèse. Cependant l’ascèse c’est l’exercice, c’est le fait de s’exercer à… C’est le fait d’être continuellement attentif, de plus en plus attentif et de vivre inondé par la beauté, inspiré et nourri par elle.

Avec l’apophatisme nous sommes dans l’éthique fondamentale. L’éthique c’est la connaissance comme manière de vivre et la manière de vivre comme connaissance. Nous n’avons pas l’habitude de parler de la morale comme expérience de connaissance, Pascal nous dit que la véritable morale se moque de la morale parce que la véritable morale c’est la vie et la véritable vie c’est la connaissance, c’est ce parcours prodigieux où je vais vers de plus en plus de vie et de plus en plus de connaissance.

Avec l’apophatisme, nous avons maintenant les éléments pour pouvoir aborder les thèmes de la vie en Christ et comprendre ce dont on va parler. Je voudrais éviter le discours sur les règles extérieures dans une quête infantile de toute puissance pour aller vers l’expérience de la gloire, du salut et de la vie commençante.