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Après avoir parlé de l’impossibilité d’une mystique et d’une religion sans Dieu, nous allons parler de la question de la conversion derrière celle de l’absurde qui occupe une place majeure dans la pensée contemporaine et qui, quelque part joue le rôle de conversion et en même temps, n’y parvient pas totalement.
Pour parler de la conversion, nous allons d’abord revenir sur l’absurde au sens logique du terme, puis sur l’absurde dans son sens existentiel. Cela nous amènera à explorer les conversions qui sont pratiquées par l’expérience de l’absurde sans Dieu et ensuite, nous essayerons de comprendre ce qu’est l’absurde avec Dieu et ce que signifie une conversion.
L’absurde est un scandale
C’est un scandale pour la raison parce que c’est quelque chose qui est illogique, mais il ne suffit pas de dire que c’est illogique pour caractériser l’absurde car c’est plus que cela, c’est, alors que quelque chose est illogique, persister dans l’illogique et donner raison à l’adage qui dit « errare humanum est, perseverare diabolicum ». L’absurde, c’est au départ, la rupture avec le principe d’identité qui est à la base de la logique, on ne peut pas dire une chose et son contraire, quand on le fait, on remet en question la logique du discours, on rend impossibles les enchaînements logiques qui font que les choses se suivent. Dire une chose et son contraire, veut dire qu’on met en relation deux choses qui n’ont aucun rapport en prétendant que cela en a. L’exercice de la logique consiste à pratiquer la logique et à s’opposer à tout usage de la contradiction, mais pour comprendre l’absurde, il faut apercevoir que c’est d’avantage une attitude du désir, et au delà, de la volonté, qu’une attitude intellectuelle.
Descartes dans les Méditations Métaphysiques, lorsqu’il parle de la vérité, explique que la vérité se constitue de deux éléments, premièrement un élément logique mis en place par l’entendement, deuxièmement une adhésion de la volonté. Autrement dit, ce qui est vrai, c’est non seulement une proposition non contradictoire, mais également un acte de volonté à l’égard de cette proposition qui veut cette proposition. Le vrai est vrai pas simplement parce qu’il est logique, mais parce que je veux la logique et c’est cette volonté qui assure l’identité des choses. Pour qu’il y ait vérité, il faut qu’il y ait une logique et quelque chose qui conserve cette logique. Est vrai, un élément logique qui se conserve et qui perdure.
Dans l’absurde, nous assistons à quelque chose de logiquement irrecevable, et derrière cet élément, il y a la volonté que cela soit faux, et ce qui est absurde, c’est la conduite suicidaire intellectuelle qu’il y a derrière cette attitude. Il est évident que si je commence à tenir un discours contradictoire, je ne vais pas être compris, et si je persiste dans cette attitude, je vais contre mes intérêts, je fabrique autour de moi un véritable désert, et tenant un discours incohérent, je me coupe de la communauté qui pourrait recevoir mon discours, je me suicide intellectuellement et socialement. L’absurde fini par installer celui qui le pratique dans la position du monstre, cet élément inclassable qui fait qu’on ne sait plus quoi en faire. Donc la caractéristique du discours, c’est d’aller contre l’absurde. Normalement, l’absurde ne devrait pas faire partie de la réflexion, de la pensée, et encore moins de la morale.
L’absurde peut être cohérent
Cependant, il est très vite apparu à l’intérieur de la logique, mais également dans la pensée antique et contemporaine, que ce qui est absurde au niveau logique, peut être cohérent au niveau moral, métaphysique et esthétique. Existentiellement, l’absurde est quelque chose qui ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même, or ce qui ne renvoie à rien d’autre qu’à soi même peut-être la position de la folie, du délire, de l’autisme, mais c’est aussi la position contemplative et esthétique par excellence.
C’est quelque chose que Bergson explique très bien, en général, dans la vie quotidienne, nous avons un rapport technique et utilitaire à l’existence, et cela fonde la rationalité de nos comportements, un individu rationnel, c’est un individu capable d’utiliser le monde autour de lui pour satisfaire ses besoins individuels. On comprend la rationalité d’un comportement parce qu’on est capable d’imaginer la logique des intérêts, donc on est prévisible. Mais lorsqu’on dit cela, on n’a pas tout dit du comportement humain, car ce qui fait que nous sommes des êtres humains, c’est que nous avons un comportement rationnel et calculateur, mais nous sommes heureusement capables de ne pas calculer, c’est-à-dire de nous arrêter d’avoir avec notre entourage un rapport technique et utilitaire et de regarder les êtres et les choses pour eux-mêmes. Regarder les choses et les êtres pour eux-mêmes, quelque part, c’est absurde. Nous sommes là, à regarder béatement, en donnant l’impression d’être comme une vache dans un champ en train de regarder passer les trains, sauf que cette attitude n’est pas aussi stupide parce que c’est dans ces moments là que l’existence se révèle dans sa totalité.
En général, les êtres souffrent de ne pas être reconnus, de ne pas exister pour eux-mêmes, et ils se sentent vivre lorsqu’ils se sentent regardés pour ce qu’ils sont. Nous apercevons qu’être un élément inclassable, apparemment renfermé sur lui-même, n’est pas quelque chose de l’ordre de l’absurde, mais au contraire de l’existence dans sa plénitude. Ce qui fait qu’on peut faire l’expérience de cette existence dans la plénitude, c’est qu’on arrête d’avoir un comportement logique pour avoir un comportement existentiel. C’est en vivant pour rien, sinon pour vivre, que nous accédons à l’existence même. C’est-à-dire que ce qui n’est pas vrai sur le plan logique est vrai sur un plan existentiel.
L’expérience de l’absolu
Ce qui donne du sens à la vie et à l’expérience morale, c’est la capacité que l’on a de conférer un rapport absolu à la relation que l’on peut avoir à l’existence et à l’autre. Ce qui fait que l’autre existe en tant qu’autre, c’est qu’il revêt à nos yeux une valeur absolue et non pas relative. Kant explique très bien cela en disant que la vie morale consiste à traiter l’autre comme une fin et non pas comme un moyen. C’est ce qui se passe lorsqu’on renonce à avoir une attitude utilitaire à son égard et qu’on a une attitude de respect en vivant dans l’exigence absolue à son égard.
La caractéristique de la morale réside dans le fait de faire rentrer l’absolument sérieux dans l’existence et c’est ce qui fait que l’autre existe. L’autre existe lorsqu’entre lui et moi surgit l’absolument sérieux et qu’il vaut par lui-même en tant que fin et non en tant que moyen. Levinas parle de l’expérience de l’autre comme une expérience de l’infini et de l’illimité. Au niveau métaphysique, l’expérience de l’existence passe également par l’expérience de l’absolu car ce qui fait que nous découvrons la dimension métaphysique de l’existence, c’est qu’à un moment, l’existence se met à avoir une valeur en soi et non plus simplement pour soi.
Nous nous sommes tous demandé ce qu’est l’absolu, on peut en avoir une idée en regardant une petite fille courir vers sa grand-mère dans un élan d’amour et la grand-mère la recevoir avec le même élan d’amour, Qu’y a-t-il de plus beau que cet élan d’amour ? Il n’y a rien à ajouter, cela vaut quelque chose en soi. On comprend très bien la pensée grecque où l’état divin de l’existence était incarné par l’autarcie, c’est-à-dire la capacité de vivre pour vivre, en se contentant de vivre et en étant nourri et désaltéré par le simple fait d’exister. Aristote disait : « La vie donne du sens à tout sans que rien ne donne du sens à la vie ».
Cela veut dire que l’expérience de la pensée, de l’absolu, se traduit par ce qui semble être la négation de la pensée et qui est en même temps le plus haut stade de la pensée, à savoir, le fait de dire que « c’est ainsi » ou « ainsi soit-il ». Lorsqu’on interroge les philosophes, si on leur dit que les choses sont parce qu’elles sont, ils vont dire qu’il y a là quelque chose comme une diminution ou un refus de la pensée car penser n’est pas accepter l’existence en disant que les choses sont parce qu’elles sont, mais en même temps, ce dénie de la pensée est aussi son plus haut stade. Quand on est confronté à l’absolu, au vivant fondamental, au sérieux, la meilleure manière de traduire cette exigence du sérieux, c’est de dire que les choses sont parce qu’elles sont, il y a quelque chose qui fait que les choses sont fondamentalement ce qu’elles sont, et on accepte ce qui est.
La pensée de l’existence
Cette vision des choses a donné un certain sens et un certain poids à l’existence. Au 17ème siècle, la pensée occidentale a connu un tournant lorsque la pensée de l’existence est rentrée dans la philosophie et a commencé à l’inspirer de plus en plus. Pascal introduit cette pensée en mettant en relation la transcendance et l’existence, pour lui, la pensée passe par un bouleversement intérieur, et pas simplement par une expérience de doute comme chez Descartes. Pour faire une expérience de la pensée, il faut se laisser prendre par le caractère fondamental de l’existence et il émerge lorsqu’on se sent tout petit devant l’Univers. Cette expérience de l’immense apparaît comme quelque chose qui prend possession de nous et provoque une ouverture de conscience comme quoi l’existence est quelque chose d’énorme. La vie, la naissance et la mort sont des choses énormes et tout ce qui se passe est énorme. On est dans l’expérience de l’énormité qui nous ouvre sur la grandeur, qui nous met en relation avec l’infini et la transcendance, et là on commence à comprendre quelque chose de l’existence et on en a une conscience non pas intellectuelle, mais fondamentale.
Dans cet état là, on s’aperçoit qu’il y a une coïncidence entre nous et l’énormité. Quand nous sommes face à l’énormité, nous ne sommes rien, et quand nous ne sommes rien, nous sommes face à l’énormité, l’expérience de la conscience, c’est la relation entre le rien que nous sommes est l’énormité de ce qui est. Là, on a pour la première fois une petite idée de ce qu’est l’existence et l’homme. Cette idée a habité le 17ème siècle, la mystique et en particulier le quiétisme, c’est-à-dire la pratique de ce rien métaphysique, débouchent sur l’énormité et la transcendance, cette pensée a inspiré toute la pensée moderne jusqu’à aujourd’hui.
L’expérience du vide et du plein
Le christianisme a découvert cette relation entre l’existence de l’être humain dépouillé et la révélation de la profondeur de l’existence, l’expérience des pères du désert a nourri toute la pensée du Jansénisme et de Pascal et elle est à la base de cette prise de conscience. Nous avons tous entendu dire que pour accéder à un certain niveau de conscience et de pensée, il fallait se dépouiller, et nous avons tous entendu parler de la relation du vide et du plein, c’est le vide qui permet au plein d’apparaître. Cette expérience du vide et du plein, c’est exactement ce qui se passe lorsque nous nous sentons rien par rapport à l’énormité de l’existence.
Voyons ensemble le traitement qui a été fait par la pensée contemporaine de cette relation entre le vide et le plein, à savoir : premièrement la contestation de cette expérience existentielle par l’athéisme et deuxièmement la façon dont l’athéisme a essayé de construire un existentialisme sans Dieu et ce que cela a apporté. Cela nous permettra de revenir sur l’expérience de la conversion.
La contestation faite par l’athéisme
Au départ, l’expérience existentielle du vide et du plein est fondamentalement christique, c’est la traduction sur le plan humain du mystère de la croix. La croix est le cœur de la résurrection et le christianisme est tout entier fondé sur la relation qu’il y a entre la croix et la résurrection, on peut dire que le fait de se sentir rien devant l’immense, c’est quelque part l’expérience de la croix sur le plan de notre expérience quotidienne. L’expérience de la croix ne consiste pas simplement à être supplicié comme le Christ l’a été, mais c’est vivre spirituellement et existentiellement une expérience d‘anéantissement glorieux.
A partir de la révolution française, l’occident veut se débarrasser de Dieu et du Christianisme en disant qu’on n’a pas besoin de Dieu pour vivre et qu’au contraire, on vit mieux quand il n’y a pas de Dieu et de christianisme. Comme l’a dit Sartre, nous sommes responsables, non pas lorsque Dieu existe, mais lorsqu’il n’existe plus et que nous nous retrouvons dans la solitude, là nous sommes obligés d’aller puiser dans nos propres ressources, ce qui fait de nous des êtres authentiques. Autrement dit, à partir de l’existentialisme contemporain, il y a le détournement d’une expérience mystique fondamentale pour des raisons morales et politiques.
Mystiquement parlant, c’est lorsque l’homme se sent petit devant l’énormité de l’existence qu’il en prend vraiment conscience. L’existentialisme va se saisir de cette idée et la transformer en expliquant que c’est lorsque Dieu n’est rien que l’homme peut enfin devenir quelque chose et s’appuyer sur lui-même. Autrement dit, ce n’est pas lorsque l’homme n’est rien que l’énorme apparaît, c’est lorsque la transcendance divine n’est rien que l’homme surgit. Nous avons affaire à une inversion totale de la proposition mystique mise en évidence au 17ème siècle par le quiétisme et cela débouche sur les deux éléments de la modernité, à savoir « le moi » et « le monde ».
Le « moi »
Aujourd’hui, l’homme moderne fonde sa métaphysique et sa philosophie sans Dieu, faire l’expérience de l’existence, c’est découvrir que Dieu n’existe pas, que l’homme est radicalement seul et en découvrant la solitude radicale, découvrir l’authenticité humaine. L’existentialisme n’est plus une expérience de la transcendance, ce n’est plus le saisissement de l’homme devant l’énormité, mais plutôt le fait pour l’homme de se saisir lui-même à l’occasion de l’anéantissement de la transcendance. Cela donne la figure de l’homme moderne qi devient responsable de son destin, être homme c’est, comme on dit aujourd’hui, assumer sa propre vie et inventer son existence et ses valeurs. L’existentialisme aujourd’hui, débouche sur ce que Sartre appelle un humanisme où l’homme est seul responsable de l’existence et créateur de ses propres valeurs.
Le « monde »
L’expérience de l’existentialisme, est l’expérience du monde et c’est ce que fait apparaitre Camus, l’homme découvre le monde dans sa plénitude lorsque, abandonnant l’idée d’un Dieu gouvernant le monde, il affronte lucidement la contradiction de la beauté et de la souffrance, l’homme découvre ce qu’on pourrait appeler la brulure du monde et il devient un être authentique.
L’existentialisme sans Dieu
Existentiellement parlant, l’existentialisme athée ne repose pas sur le fait de se sentir rien devant l’énorme, mais sur l’anéantissement de Dieu et la découverte à cette occasion du « moi » et du « monde ». Par là même, l’existentialisme moderne se révèle sous un double aspect, dans un premier temps, il y a là quelque chose qui donne beaucoup d’énergie et d’élan et dans un deuxième temps, il y a une impasse.
Au départ, on peut dire que le fait de se débarrasser de Dieu et de la religion permet à la condition humaine d’apparaître pour elle-même dans son authenticité et c’est le moment assez vertigineux de la solitude, du néant et de la chose vécue pour elle-même. D’un certain point de vue, on peut dire que l’expérience existentielle du moi et du monde sans Dieu permet à la chose même d’apparaître. Il y a une force dans le fait de voir le moi et le monde pour eux-mêmes et dans le fait d’aborder l’existence pour elle-même. On débarrasse l’esprit de toutes les projections et explications dont on a tendance à envelopper l’existence et qui nous empêchent de voir celle-ci, mais la conséquence de cela est une impasse car c’est bien de découvrir le moi, le monde et l’existence dans leur nudité, mais si on en reste là, on risque de déboucher sur l’insignifiance et sur le vide. C’est le problème fondamental de l’athéisme, l’athéisme explique que Dieu n’existe pas et que métaphysiquement il n’y a rien à voir.
Ce qui fait que dans l’existence, la vie s’approfondie, c’est qu’on pense qu’il y a autre chose, on est amené à se poser des questions et à découvrir un autre plan d’existence. Imaginez que Dieu n’existe vraiment pas et que l’on vive en pensant qu’il n’y a rien derrière l’existence, que l’existence est simplement un accident entre le néant des origines et celui de la fin, c’est toute la pensée qui s’écroule et l’athéisme lui-même s’écroule.
L’existence humaine a une profondeur et une épaisseur parce qu’on fait une expérience comme celle du moi ou celle du monde, cette expérience est le début d’une aventure de l’âme et d’un questionnement. Nous débarrassons l’existence de toutes ses projections et nous découvrons le moi et le monde dans leur nudité, mais ceci est un point de départ et non pas un point d’arrivée. L’existence dans sa nudité est extraordinaire parce qu’il est extraordinaire que dans la nudité et le vide on trouve un immense sentiment de liberté et d’authenticité, donc l’expérience de la nudité n’est pas celle du vide, mais celle de l’extraordinaire dans le vide. Ce qui est dommage et tragique, c’est d’en rester là et de ne rien faire de cette découverte. Si dans le rien, il y a quelque chose, il y a de la liberté et de l’authenticité, nous avons intérêt à approfondir le rien parce que plus il y aura rien, plus il y aura quelque chose, que ce soit dans le moi ou dans le monde.
Le rien créateur
Toute la vie spirituelle fait l’expérience du rien créateur, toute la vie mystique des pères du désert, toute l’expérience de la croix vécue par les moines, les moniales, les ermites, les hommes et les femmes de Dieu, tout être qui prie. L’expérience de l’Eglise et de la vie en Christ, c’est le fait de vivre le rien et d’en faire le départ d’une aventure spirituelle extraordinaire. Plus nous nous dépouillons intérieurement, plus nous voyons apparaître les mondes spirituels et célestes qui sont dans l’invisible, donc il n’y a pas rien dans le rien.
L’erreur de l’athéisme contemporain c’est de ne rien avoir fait de l’expérience du rien et d’en être resté à un rien primaire. On tourne en rond dans l’athéisme en expliquant que le christianisme est une illusion, qu’il est une projection mentale de l’homme pour se sécuriser et qu’il n’y a rien à voir. L’impasse c’est de ne pas avoir su vivre et se nourrir de cette petite phrase « il n’y a rien à voir ».
Il y a deux choses dans cette phrase. Cela peut-être le vide, sa platitude et son insignifiance, c’est en général ce sens de l’absurde que l’on rencontre chez des personnes qui ont cru en quelque chose et qui ont cessé de croire parce qu’elles n’ont rien trouvé. Ce rien débouche sur la destruction de l’esprit et quelque part celle de l’homme et de la vie spirituelle car ce qui fait que nous sommes des hommes, c’est qu’il n’y pas rien, c’est que nous ne vivons pas en pensant qu’il y a rien. Nous vivons en pensant qu’il y a quelque chose à la base de tout ce que nous produisons, à savoir des choses les plus matérielles aux choses les plus spirituelles.
Le deuxième sens de l’expression « il n’y a rien à voir » c’est le début d’une aventure spirituelle consistant à dire qu’il faut arrêter de vouloir voir et capter le monde dans notre vision d’une manière infantile et voyeuriste pour passer à un autre niveau. A propos de l’existence, nous sommes dans le voir, dans l’image et dans la captation du monde par l’image, quelque part, nous fétichisons le monde avec notre désir de le voir. A un certain moment, on a besoin de se dépouiller du voir pour voir les choses dans leur nudité, c’est-à-dire de vivre l’expérience de la nuit du regard.
Cela permet de passer de l’œil à l’oreille et de commencer à entendre quelque chose et à écouter l’existence. Nous entendons résonner quelque chose à l’intérieur de vide, et là nous découvrons qu’il y a quelque chose d’extraordinaire au-delà du voir. Cette nudité et ce vide parlent à l’intérieur de nous et font de nous des êtres parlants, des êtres de le Parole. Une personnalité créatrice, c’est quelqu’un qui a quelque chose à dire parce qu’il a entendu le chant de l’existence en faisant l’expérience du vide créateur.
Il est dans la solitude du moi et du monde et il découvre un extraordinaire bien être du fait de se dépouiller du monde extérieur. Plus il vit cette solitude du moi et du monde, plus le monde et le moi se mettent à vibrer d’existence et il y a quelque chose d’extraordinairement vivant qui n’est pas de l’ordre du voir, mais qui relève de choses qu’il n’a jamais vues ni entendues. Là nous sommes devant une expérience créatrice.
Nietzsche dit : « Ne te demande pas ce que tu peux apporter aux hommes, mais demande toi ce que tu peux leur enlever », Il y a parfois des rencontres et des expériences essentielles qui sont belles car elles nous enlèvent quelque chose, elles nous débarrassent de nos oripeaux et nous font découvrir un corps, un moi et monde véritables.
L’expérience créatrice de la conversion
Une conversion est une révolte, un volte face, c’est ce qui se passe quand, avançant dans une direction, on arrête et on fait exactement le contraire, c’est un moment transcendant de l’existence qui renvoie à une expérience intérieure forte. Nous vivons enfermés dans un monde banal et étouffant dans lequel, ni le moi ni le monde n’existent. Nous naissons à l’existence lorsque nous faisons l’expérience de la contradiction et du retournement qui consiste à voir les choses d’une manière totalement nouvelle, on emprunte la voie qui contredit ce qu’on a l’habitude d’entendre et de voir.
On a l’habitude d’entendre et de voir un monde marqué par la logique qui crée des liens avec lesquels tout est lié, dans ce monde, l’existence étouffe, elle ne peut pas s’exprimer car la logique de la cohérence l’en empêche. Cela se voit dans notre quotidien où il nous est demandé de faire des choses utiles, qui rapportent et qui permettent d’avoir du pouvoir sur la réalité, il est interdit de ne rien faire et d’être là pour rien. L’existence se libère lorsqu’à un moment, nous faisons la chose qui contredit tout ce que nous avons l’habitude de vivre, nous ne faisons rien, nous existons pour exister et là, nous vivons une expérience de conversion. Nous faisons volte-face et nous voyons l’autre aspect des choses, ce qu’on a l’habitude de ne pas voir.
On ne voit pas le vide et derrière celui-ci, la résonnance infinie de l’existence, on ne voit pas la présence divine à l’intérieur de l’existence qui vibre au cœur de celle-ci, d’où l’expérience de la révolte.
La révolte, l’ennui, la nostalgie
Aujourd’hui, on entend dire que la révolte est quelque chose de positif parce que c’est la prise de conscience que ce monde est injuste et la volonté de réagir face à l’injustice, cela produit un ennui par rapport à la société de consommation, ce qui fait qu’on a une certaine nostalgie et le désir de revenir à une humanité juste sous la forme d’une utopie sociale. Mais on est là dans une demi-révolte qui entraine un demi-ennui, qui débouche sur une demi-nostalgie. La demi-révolte, c’est la révolte sociale qui oublie d’aller contre soi. Le monde est injuste, mais ce n’est pas simplement parce qu’il y a des inégalités sociale, c’est aussi parce qu’il y a une inégalité d’âme et une inégalité dans notre âme. Il y a de l’injustice dans le monde parce qu’il n’a pas d’âme et le monde n’a pas d’âme parce que les hommes sont des tyrans à l’égard les uns des autres et ils sont en train d’étouffer leur vie et leur âme.
Nous soignons l’injustice du monde lorsque nous soignons l’injustice qu’il y a en nous-mêmes, dans notre manque d’âme et de centration. Celui qui n’a pas vaincu le tyran qui se trouve en lui-même et qui pense pouvoir lutter contre les inégalités dans le monde en luttant contre la tyrannie des autres sans lutter contre sa propre tyrannie, pratique lui-même l’injustice et nourri la tyrannie du monde.
De la même manière, il est bon d’être ennuyé par rapport à la société de consommation et de divertissement dans laquelle on est, mais le divertissement n’est pas simplement chez les autres, il est à l’intérieur de nous-mêmes. La société de consommation est en nous, et si nous voulons abolir le divertissement qui se trouve à l’extérieur sans abolir notre propre divertissement, on n’aboli rien du tout.
La nostalgie, c’est la maladie du retour, si elle débouche sur le rêve et sur l’utopie sans aller sur ce que signifie le retour à l’intérieur de nous-mêmes, nous avons beau vouloir faire revenir le rêve dans la société, nous ne pratiquons pas de retour.
Le drame que nous vivons aujourd’hui est une révolte, un ennui, une nostalgie qui n’arrivent pas à s’accomplir et qui produisent une humanité désespérée et enfoncée dans la platitude.
Un drame mystique
Avec l’existentialisme inspiré par l’expérience du Christ et des pères de l’église, nous avons eu une chance de découvrir une véritable métaphysique pour notre temps avec l’expérience créatrice de l’existence et du monde dans leur nudité. Le drame que nous vivons est que cette expérience mystique a été totalement détournée de son inspiration originelle, au départ, le but était de relativiser le moi et le monde pour mieux comprendre l’énormité et la grandeur de l‘existence, or l’existentialisme moderne a fait exactement l’inverse, il a minimisé l’énormité et la transcendance divine pour glorifier le moi et le monde.
Cela veut dire que l’expérience existentielle n’a pas encore commencé et qu’il faut la reprendre dans son élan originel. Il est bon de se dépouiller de tout ce qu’on projette sur le moi et sur le monde pour retrouver l’énergie créatrice qui est dans le moi et dans le monde. Il est bon de se retrouver devant le vide, devant la nudité des choses, et à travers ce vide et cette nudité, faire l’expérience authentique de la vie divine.
« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Lorsque j’ai accompagné ma mère à la fin de sa vie, un éditeur m’a demandé d’écrire ce que j’avais vécu dans ces moments très rudes où la personne que l’on aime va partir où on est confronté à un véritable toboggan, car il n’y a plus rien à faire qu’à l’accompagner et la regarder s’engloutir et passer de l’autre côté. J’avais répondu qu’à ce moment là, rien ne m’avait aidé et c’est cela qui m’a aidé. Après des années, je commence à comprendre ce moment où il y avait ma mère, moi, l’hôpital et la mort, dans ce carré, j’étais dans une absolue solitude et en même temps, dans une absolue verticalité et rectitude intérieure.
Etant passé par là, je peux vous dire que cette expérience extraordinaire dans la nudité existe vraiment, c’est quelque chose de réel. Faire l’expérience du rien, ce n’est pas rien, c’est quelque chose d’énorme et l’erreur de notre temps c’est de penser que quand nous sommes dans la vérité, il n’y a rien et que Dieu n’existe pas, alors que c’est exactement l’inverse. Quand nous sommes dans la vérité et dans la nudité, c’est là que le Dieu extraordinaire apparaît et on comprend l’expérience du Christ sur la croix lorsqu’il dit : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
A un stade primaire, on va dire que le Christ lui-même pense que Dieu n’existe pas puisqu’il l’a complètement abandonné sur la croix, or c’est dans la nudité totale et la solitude absolue, que le Dieu extraordinaire apparait. Et il est fort dommage que notre monde se débarrasse de Dieu et, faisant l’éloge du vide et du rien, pense qu’ils sont la preuve de l’inexistence de Dieu alors que c’est exactement l’inverse.