Théologie et morale.

L’éthique du salut

Par Bertrand Vergely

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Bertrand Vergely, philosophe et théologien enseigne en classe préparatoire aux grandes écoles et à l’institut de théologie orthodoxe Saint-serge à Paris. Ce cours de théologie morale a été donné une fois par semaine, sous forme de conférences sur le site orthodoxie.com.

Pour chaque cours, je vous propose un extrait de la conférence en vidéo et le texte de cette conférence. Vous pourrez également vous inscrire sur le site orthodoxie.com pour voir les conférences dans leur intégralité.

Septembre 2018.

1 Théologie et morale.  Pour être moral pas besoin de Dieu ?

2 Le salut. Être sauvé, savoir qu’on n’a pas besoin de l’être ?

3 L’apophatisme. « Dieu est tellement vivant … »

4 Dieu. Le Père. Tout puissant. « Je suis le Dieu des vivants ».

5 Jésus. Christ. Fils de Dieu. « Qui dites vous que je suis ? »

6 L’Esprit Saint. « L’Esprit descendit sur lui ».   

7 Marie, mère de Dieu. 

8 Le Verbe. La chair. Le Verbe fait chair. 

9 L’icône. « Qui m’a vu a vu le Père » 

10 L’athéisme. La mort de Dieu. « L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu ».

11 L’humanisme. L’antihumanisme. Le transhumanisme. « Voici l’Homme ». 

12 Le péché. La culpabilité. « Va et ne pèche plus » 

13 La mort. « Laissez les morts enterrer les morts … »

14  La souffrance. « Il a souffert ». 

15 Le mal. « Arrière Satan » 

16 Denys l’Aréopagite et la vie angélique. 

17Grégoire de Nysse et l’Eros.

18 Maxime le Confesseur et les énergies. 

19 Christos Yannaras et la morale royale. 

20 Nicolas Berdiaef et l’éthique créatrice.

21 Isaac le Syrien et la prière. « Priez sans cesse ». 

22 Saint Silouane et la communion universelle ; 

23 Le pardon. « Le péché contre l’Esprit ne sera pas pardonné ». 

24 Saint Séraphin de Sarov et l’acquisition du Saint Esprit.

25 « Tu ne tueras pas … » 

26 « Tu aimeras ton prochain … »

27 La science. « Vous avez volé la clef de la science ». 

28 Les richesses.  « Donne tes biens aux pauvres … » 

29La vérité. « Vous êtes des hypocrites ». 

30 La liberté. « Cherchez le royaume des cieux »

31 « Celui qui ne sera pas né une seconde fois … ».  

32 Le pardon. « Le péché contre l’Esprit ne sera pas pardonné. » 

33 « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ».

 

Qu’est ce que vivre ?

Par Pierre Rabhi

Il ne faut pas s’accrocher aux alternatives en se disant qu’elles vont changer la société. La société changera quand la morale et l’éthique investiront notre réflexion. Chacun doit travailler en profondeur pour parvenir à un certain niveau de responsabilité et de conscience et surtout à cette dimension sacrée qui nous fait regarder la vie comme un don magnifique à préserver. Il s’agit d’un état d’une nature simple : J’appartiens au mystère de la vie et rien ne me sépare de rien. Je suis relié, conscient et heureux de l’être.

C’est là que se pose la question fondamentale : qu’est-ce que vivre ? Nous avons choisi la frénésie comme mode d’existence et nous inventons des machines pour nous la rendre supportable. Le temps-argent, le temps-production, le temps sportif où l’on est prêt à faire exploser son cœur et ses poumons pour un centième de seconde… tout cela est bien étrange. Tandis que nous nous battons avec le temps qui passe, celui qu’il faut gagner, nos véhicules, nos avions, nos ordinateurs nous font oublier que ce n’est pas le temps qui passe mais nous qui passons. Nos cadences cardiaques et respiratoires devraient nous rappeler à chaque seconde que nous sommes réglés sur le rythme de l’univers.

L’intelligence collective existe-t-elle vraiment ? Je l’ignore mais je tiens pour ma part à me relier sur ce qui me parait moins déterminé par la subjectivité et la peur, à savoir l’intelligence universelle. Cette intelligence qui ne semble pas chargée des tourments de l’humanité, cette intelligence qui régit à la fois le macrocosme et le microcosme et que je pressens dans la moindre petite graine de plante, comme dans les grands processus et manifestations de la vie. Face à l’immensité de ce mystère, j’ai tendance à croire que notre raison d’être est l’enchantement. La finalité humaine n’est pas de produire pour consommer, de consommer pour produire ou de tourner comme le rouage d’une machine infernale jusqu’à l’usure totale. C’est pourtant à cela que nous réduit cette stupide civilisation où l’argent prime sur tout mais ne peut offrir que le plaisir. Des milliards d’euros sont impuissants à nous donner la joie, ce bien immatériel que nous recherchons tous, consciemment ou non, car il représente le bien suprême, à savoir la pleine satisfaction d’exister.

Si nous arrivions à cet enchantement, nous créerions une symphonie et une vibration générales. Croyants ou non, bouddhistes, chrétiens, musulmans, juifs et autres, nous y trouverions tous notre compte et nous aurions aboli les clivages pour l’unité suprême à laquelle l’intelligence nous invite. Prétendre que l’on génère l’enchantement serait vaniteux. En revanche, il faut se mettre dans une attitude de réceptivité, recevoir les dons et les beautés de la vie avec humilité, gratitude et jubilation. Ne serait-ce pas là la plénitude de la vie ?

La Laïcité

Conférence de Bertrand vergely

La laïcité est une question cruciale dans notre monde moderne et quand on l’aborde, il importe de voir 3 choses.

  • La définition de la laïcité
  • Le poids de l’histoire et de l’actualité
  • Les réponses qu’il est possible d’apporter à cette question

 

3 définitions ambigües de la laïcité

La laïcité renvoie étymologiquement au laïkos, au peule, elle désigne le peuple par opposition aux clercs, dans l’Eglise, il y a le clergé et il y a le peuple, c’est l’ensemble du peuple et du clergé qui constitue l’Eglise. On peut être laïque et religieux, laïque et croyant.

Il importe de rappeler cela car aujourd’hui on a tendance à entendre par laïcité, l’absence de religion et dans l‘esprit d’un certain nombre de personnes, la laïcité veut dire la mise ente parenthèses du religieux, or, on peut dire qu’une grande partie des chrétiens sont des laïques, comme une grande partie des musulmans, des juifs et de tous les membres d’une religion.

D’où la nécessité d’une deuxième définition : la laïcité est héritée de la révolution française et elle repose sur la liberté de conscience. C’est la laïcité vue comme une liberté ce qui, là encore, est problématique dans notre monde parce que la laïcité suppose d’être religieux et croyant aussi bien que de ne pas l’être. Or, dans l’esprit de ce qu’on appelle la laïcité aujourd’hui, l’exercice de la liberté n’est pas entendu comme l’exercice d’une religion en toute liberté, mais être libre serait être non-religieux.

La définition contemporaine de la laïcité revient à dire qu’être laïque c’est être athée, il y a donc une confusion entre laïcité et athéisme. Si on confond la laïcité avec l’athéisme, cela voudrait dire que seuls ceux qui sont athées sont des laïques authentiques, or on peut très bien être laïque et chrétien ou juif, ou musulman en expliquant que la laïcité consiste à exercer sa liberté en étant croyant.

D’où la nécessité d’une troisième définition : celle de 1905 et de la loi de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mais là encore, il y a une ambiguïté car la séparation de l’Eglise et de l’Etat ne veut pas dire la séparation de la religion et de la société. On peut très bien envisager un monde où l’Eglise et l’Etat sont séparés mais où la religion et la société ne le sont pas. On peut très bien vivre dans une société religieuse au niveau idéologique, sans pour autant que ceux qui exercent le pouvoir étatique soient des religieux.

A propos de la laïcité, il règne une confusion qui est liées à des oublis ou a des décisions arbitraires ; l’oubli que la laïcité renvoie au peuple et que l’on peut très bien être croyant et laïque, oubli que la laïcité c’est la liberté de conscience, donc la possibilité, certes de ne pas croire, mais également celle de croire, oubli que la laïcité signifie la séparation de l’Eglise et de l’Etat mais nullement la séparation de la religion et de la société.

Autrement dit, nous ne savons plus du tout ce qu’est la laïcité :

– Au sujet du port du voile, certains disent : « Je suis laïque et pour moi on peut s’habiller comme on veut ».

– On pense qu’être laïque c’est, en tant que croyant, ne pas manifester d’opinion religieuse dans l’espace public.

– Dans l’esprit de beaucoup de personnes, êtres laïque, c’est être athée.

 

Le poids de l’histoire

Cette attitude contemporaine s’explique par le poids de l’histoire et il y a trois causes historiques de la confusion dans laquelle nous sommes :

  • Le poids de la monarchie absolue au 18ème siècle
  • Le poids de l’Eglise catholique dans la société occidentale
  • Le problème posé par l’Islamisme dans le monde contemporain

 

L’influence de la monarchie absolue

Il fut un temps ou la religion chrétienne catholique était une religion d’Etat et il était interdit de ne pas croire et de ne pas être religieux. Voltaire a défendu le chevalier de la Barre qui a été condamné à mort parce qu’il ne s’était pas découvert devant une procession religieuse.

On comprend que lorsque le religieux s’exprime sous la forme d’un dispositif contraignant et dictatorial, on aspire par soucis de liberté, à  séparer le politique et la religion. Il est vrai, que dans l’histoire, lorsqu’il y a eu confusion entre le politique et le religieux, sous la forme d’une religion d’état obligatoire, l’exercice de cette religion obligatoire s’est traduit par une domination contraignante, brutale et violente.

C’est le cas aujourd’hui dans les dictatures religieuses où ceux qui ne respectent pas, non seulement la foi, mais les coutumes alimentaire et vestimentaires de la religion au pouvoir sont sévèrement réprimés. En Afghanistan, lorsque les talibans faisaient régner la terreur, les femmes ne pouvaient pas sortir non voilées et les hommes étaient sommés d’être barbus.  De même en Arabie Saoudite il n’est pas question de boire de l’alcool ou de manger du porc.

Donc la religion au pouvoir et l’exercice dictatorial de la foi religieuse expliquent le traumatisme de la société moderne à l’égard du religieux et la peur de voir ressurgir une religion autoritaire qui exercerait brutalement sa domination et son pouvoir.

Cela explique le préjugé communément partagé dans la société contemporaine, à savoir, que la religion équivaut à la violence et au fanatisme. Dans la chanson de John Lennon « Imagine », pour lui, le rêve serait la disparition des religions, celles-ci étant responsables de toutes les guerres et de tous les maux régnant sur la planète. Dans l’imagination populaire et médiatique, la religion équivaut au mal, au fanatisme et à l’obscurantisme et la disparition de la religion apporterait la liberté et la possibilité de pouvoir choisir son idéologie sans être obligé de suivre une doctrine officielle, la laïcité serait la disparition du religieux.

 

Le catholicisme dans la société française.

C’est le problème auquel a été confrontée la république au 19ème siècle.

Au 18ème siècle, la révolution édite des lois de tolérance et de liberté dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, mais exerce également une répression féroce des religieux et des prêtres dont des centaines ont été guillotinés. Il y a une insurrection antireligieuse et l’apparition d’un athéisme philosophique s’érigeant comme expression de la liberté.

La société est demeurée marquée par le religieux, le christianisme et le catholicisme, d’où l’idée au 19ème siècle que la révolution n’est pas finie et qu’il faut séparer la religion et la société. Cette séparation s’exprime par la séparation de l’Eglise et de l’Etat, visant à traduire l’idée que le christianisme a encore trop de poids dans la société et dans les mentalités, par son patrimoine, et dans l’éducation. Il y a donc la volonté de remettre l’Eglise à sa place mentalement, culturellement, dans le domaine de l’éducation et  dans le domaine des biens. Nous assistons alors à la séparation de l’Eglise et de l’Etat avec une réaction musclée des défenseurs de la laïcité.

Deux idées contradictoires de la laïcité

Il est important de voir que du fait de cette séparation, on se retrouve avec deux idées de la laïcité qui sont contradictoires. En effet, la liberté de croyance et la séparation de l’Eglise et de l’Etat sont, quelque part, contradictoires car lorsqu’il y a séparation de l’Eglise et de l’Etat, il y a souvent remise en question de la liberté de croyance et lorsqu’il y a liberté de croyance, il y a résistance, sinon au principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat, du moins au principe de séparation de la religion et de la société.

Aujourd’hui, nous sommes toujours marqués par cette dualité constitutive de la laïcité étant donné qu’il existe un flottement dans les mentalités. Quand il est question de la laïcité comme séparation de l’Eglise et de l’Etat, pas question de l’entendre comme liberté de croyance et quand elle est entendue comme liberté de croyance, pas question de séparer la religion et la société.

Ceci se voit très bien dans l’attitude à l’égard de l’Islam. Dans l’Islam la religion relève d’un fait social global, il n’y a pas de séparation entre la religion et la société, la communauté sociale est une communauté religieuse et ce qui est extrêmement important, c’est ce qu’on appelle la « Oumma », c’est-à-dire la communauté fraternelle de toutes les frères musulmans à travers le monde. Cette communauté fraternelle est à la fois sociale et religieuse, d’où le problème d’articuler les deux définitions de la laïcité.

D’un côté, au nom de la liberté de conscience la République est tentée de reconnaître la liberté, pour les musulmans, de constituer une communauté à la foi sociale et religieuse, mais dès lors qu’il est question de l’Eglise et de l’Etat, cette relation entre société et religion est remise en cause.

Ceci entraine des problèmes complexes lorsque le christianisme vient se mêler de cette réflexion entre religion et société, car pour le dire directement, lorsqu’il est question de l’Islam, on trouve normal que société et religion soient confondues, mais lorsqu’il est question du christianisme, on trouve cela scandaleux.

Le livre de Pierre Manent explique que si nous voulons régler le problème de la relation avec l’Islam, il faut céder sur les coutumes vestimentaires et alimentaires, et même, il faut accepter des jours de piscine pour les femmes différents de ceux des hommes. Mais dans le même temps, il est intéressant de voir qu’on débaptise les noms chrétiens des vacances scolaires qui deviennent vacances d’hiver au lieu de vacances de Noël, vacances de printemps au lieu de vacances de Pâques, on ne sait pas encore comment on va appeler Pentecôte… Jacques Chirac a même refusé de reconnaître, entre autres, que l’Europe avait des racines chrétiennes.

 

Une relation ambigüe avec l’Islam

Il y a un flottement, quelque chose qui ne va pas et qui est ambiguë dans la relation avec l’Islam, aujourd’hui, nous ne savons pas commet nous situer par rapport à l’Islam et quelle laïcité il convient d’adopter, nous oscillons entre la laïcité comme liberté de croyance et la laïcité comme séparation de l’Eglise et de l’Etat. D’un côté, au nom de la tolérance, la République est prête à accueillir l’Islam avec ses coutumes, et d’un autre côté, elle est fort embarrassée lorsqu’au nom de la tolérance des coutumes, certaines femmes réclament de porter le voile sur leur lieu de travail, ou refusent de se faire examiner par un homme.

Nous ne sommes pas très clair à propos de la laïcité parce qu’il y a ce poids de l’histoire qui pèse sur les consciences et qui fait qu’on ne sait pas très bien comme agir. Lorsqu’il est question du christianisme, ce qui ressort dans la mentalité politique, c’est un rejet de celui-ci de la scène sociale et politique car être laïque c’est être athée et anti chrétien, mais d’autre part, lorsqu’il s’agit des autres religions, être laïque c’est être tolérant et accepter la religion des autres et leurs coutumes.

On voit apparaître une défense de l’Islam, d’autant plus qu’il y a en mémoire la guerre d’Algérie, le colonialisme, d’une certaine façon, l’occident se sent coupable de la domination qu’a eu le christianisme sur la religion des autres et par désir de réparation il a une ouverture et une tolérance.

Le mouvement féministe lui-même est coupé en deux, si une partie du féminisme est contre le voile qui est assimilé à un outil d’oppression des hommes sur les femmes, une autre partie considère que le port du voile, c’est la liberté de la femme et c’est une coutume qu’il faut lui reconnaitre.

Aujourd’hui, l’Eglise et l’Etat sont séparés et on parle de la séparation de l’Eglise et de l’Etat à propos de l’Islam, or il s’avère que l’Islam n’est pas une Eglise, l’Eglise c’est le catholicisme et celui-ci est parfaitement respectueux de la liberté française.

En revanche il y a un véritable problème avec l’Islamisme face au monde moderne parce qu’il y a des éléments dans le monde islamique qui sont parfaitement prêts à coopérer avec la démocratie mais ils sont étouffés par des courants dominants à l’intérieur de l’Islam qui les empêchent de s’exprimer. On pense aux démocrates tunisiens qui ont été réprimés à l’occasion du printemps arabe, qui sont des gens cultivés et musulmans avec lesquels on peut parfaitement avoir un dialogue, seulement ils ne peuvent pas s’exprimer.

 

Nous ne sommes pas clairs parce qu’il semble que nous faisons des erreurs à propos de la laïcité et nous avons perdu certaines choses qui, si nous étions capables de les retrouver, nous permettraient d’aborder plus sereinement la question de la laïcité.

  • Il est important de retrouver un socle spirituel.
  • Il est important de faire une mise au point à propos de la notion de tolérance.
  • Il serait bon que l’on revienne à ce qui est dit dans L’Evangile à propos du politique et du religieux.

 

Le socle spirituel

La question de la laïcité au niveau spirituel a très bien été posée par Descartes et par Kant et il y a chez eux une vision extrêmement sage et fondamentalement laïque.

Descartes fait une double découverte.

Premièrement, se demandant si on peut douter de tout, il découvre qu’on ne peut pas douter de tout parce qu’il faut qu’il y ait une conscience pour pouvoir douter, donc métaphysiquement parlant, il y a quelque chose d’indubitable, c’est que nous existons en tant qu’Homme, il y a de l’être et une réalité absolue, l’homme que nous sommes permet de découvrir cette réalité.

L’homme n’est pas important en soi, mais parce que c’est grâce à lui que l’on voit apparaitre l’absolu. Il n’y a pas d’idolâtrie de l’homme chez Descartes, mais une métaphysique de l’homme, l’homme a une place éminente dans la réalité, non pas parce qu’il serait le dieu, mais parce qu’il est celui à travers qui se révèlent les réalités et l’existence absolues.

Deuxièmement, à la question de savoir si l’homme est seul au monde, Descartes répond que l’homme n’est pas seul au monde parce qu’il ne peut pas tout inventer, l’éternité, l’infini, cela ne s’invente pas, c’est quelque chose qui est reçu. L’homme n’est pas seul au monde parce qu’il y a au delà de lui, à l’extérieur de lui une réalité absolue qui est donnée.

Ce qui nous fait dire qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’existence d’un autre, c’est l’expérience même de la réalité.  L’homme existe et la réalité n’est pas délirante, elle est réelle, l’existence de l’homme et de la réalité permet de comprendre que l’homme et l’absolu existent et voilà une manière admirable de résoudre spirituellement la question de la laïcité et de la relation entre dieu et l’homme.

Dieu et l’homme ne sont pas incompatibles, au contraire, ils sont inséparables, quand l’homme existe Dieu existe et quand Dieu existe l’homme existe. Quand on fait l’expérience de la réalité, on découvre et Dieu, et l’Homme. Si nous avions cette sagesse cartésienne consistant à avoir la conscience de soi et la conscience de l’autre, on sortirait des problèmes auxquels nous sommes confrontés, c’est-à-dire l’opposition entre la liberté de l’homme et la réalité divine.

Une sortie de l’obscurité et du délire

Le cheminement de Descartes est un refus de l’obscurité et du délire, c’est une sortie de la folie. Premier point, notre propre existence montre qu’il est impossible que rien n’existe et que tout soit délirant, deuxième point, il y a quelque chose d’autre qui existe car nous n’avons pas tout inventé et tout n’est pas irréel. Autrement dit, lorsqu’on fait une expérience spirituelle de raison, on découvre que l’Homme existe, que Dieu existe et l’un n’écrase pas l’autre.

Dieu et l’Homme ensembles permettent d’éviter le délire et la folie, il y a chez Descartes un geste thérapeutique, la conscience aigüe d’une vérité fondamentale : « J’existe », « l’autre existe » et je suis dans la réalité parce que j’ai conscience de cela.

Les deux maux auxquels nous confrontent l’histoire et la réalité, c’est précisément que l’Homme n’existe pas, « je n’existe pas et l’autre n’existe pas ». « Je n’existe pas » quand je ne fais pas une expérience de ma liberté et de mon être d’Homme et « l’autre n’existe pas » quand je ne fais pas l’expérience de l’Autre.

Il est frappant d’apercevoir que dans ce qu’on appelle l’obscurantisme religieux, l’Homme n’existe pas, le Moi n’existe pas. Regardons le langage des terroristes, ils parlent toujours au nom de Dieu, jamais en leur nom, ils se présentent masqués, on ne voit pas leur visage, ils n’ont pas d’existence.

L’expérience de soi nous sort de la violence terroriste où l’homme n’a ni visage ni nom et il est admirable de faire cette expérience spirituelle, thérapeutique er psychanalytique. Dans une psychothérapie, on apprend à dire « Je », à dire ce que l’on désire et ce que l’on veut, on apprend à avoir un nom et un visage, à épouser son propre corps, ses sensation et à avoir une existence propre.

Lorsque nous faisons cette expérience profonde de l’Homme authentique, existentiel et ontologique, cela ouvre sur l’existence de l’autre. Parce que « J’existe », je me demande si je suis le seul à exister, je découvre que « l’autre existe » et, mon existence et celle de l’autre permettent d’ouvrir à l’existence en tant que telle. A ce moment là, on découvre que Dieu n’écrase pas l’Homme, mais qu’au contraire, Il lui permet de s’accomplir.

L’humanisme et la religion.

Le jour où on sera capable de refaire l’expérience de Descartes, nous aurons les clefs pour vivre dans un monde réconciliant l’humanisme et la religion, dans un monde où Dieu et l’Homme seront réconciliés.

Aujourd’hui, nous assistons à un choc frontal entre l’humanisme nihiliste de l’occident et le fanatisme religieux, nihiliste lui aussi. C’est d’un côté l’Homme sans Dieu et de l’autre Dieu sans l’Homme. C’est l’incapacité de réconcilier Dieu et l’homme parce que nous ne faisons pas de réflexion philosophique et spirituelle intérieure, nous partons de l’extérieur et cela dans des conditions catastrophiques.

Ce qui fait qu’il y a échec de l’humanisme et échec du religieux en occident c’est que les deux fonctionnent d’une manière aberrante et dépourvue de cette réflexion profonde. Dans l’article d’un philosophe à la mode, on peut lire que pour lui la religion c’est l’horreur, qu’il faut l’éviter et que ce qui nous sauve de la religion c’est l’humanisme.

Ce qui est critiquable dans cette vision des choses, c’est qu’il n’y a pas de réflexion intérieure. Au lieu de partir de soi et de se demander ce qui est réel, si nous existons et si l’autre existe, on se situe à l’extérieur de la société et du monde, on prend les pires aspects du religieux pour y opposer les aspects les plus simplistes de l’humanisme. On oppose l’humanisme triomphant au fanatisme religieux, de même les fanatiques religieux voient l’occident comme un monde décadent veulent le purifier grâce à leur religion triomphante.

Nous sommes dans un jeu extérieur et diabolique, on joue l’humanisme contre le fanatisme, la religion contre la décadence, on juge les choses d’une manière simpliste et caricaturale sans revenir aux sources véritables de ce qu’on peut appeler la laïcité, c’est-à-dire le véritable esprit de liberté qui permettrait de réconcilier l’humanisme et la religion.

Réconcilier l’humanisme et la religion

Pour cela, il faut faire une expérience personnelle et intérieure dans laquelle on découvre notre existence et celle de l’autre. Lorsque l’humanisme est une expérience intérieure et pas un système, il devient génial, c’est l’esprit de la liberté, de même lorsque l’expérience de Dieu devient la découverte de l’autre qui permet de vivre en tant qu’Homme dans un univers réel et pas fantasmatique, elle est libératrice.

« J’existe » et « l’Autre existe », il n’y a pas d’humanisme décadent ni de religion délirante, il y a autre chose, il y a des êtres à qui l’héritage de l’humanisme ainsi que l’héritage spirituel et religieux permettent d’exister. L’humanisme et le religieux fonctionnent ensemble et non pas opposés l’un à l’autre, si nous avons la sagesse de vivre une culture de l’expérience intérieure, nous serons sauvés du choc des civilisations. Mais si nous continuons à gérer tel que nous le faisons, la question de la laïcité dans le monde d’aujourd’hui, nous allons droit à la catastrophe et vers un cataclysme politico-religieux au niveau mondial.

La vision de Kant

De la même manière, on peut traduire les choses sur un plan Kantien, lorsque Kant analyse la morale, il voit deux choses, d’une part, la morale c’est savoir ce que l’on veut et être libre, d’autre part la morale est liée à un idéal et à une perfection – Je suis un être moral parce que j’ai une volonté et parce que je l’exerce dans le cadre d’un idéal et d’une perfection – idéal et perfection, symbolisés par Dieu.

Au sein de la morale, il n’y a pas d’opposition entre l’Homme et la transcendance, nous devons revenir à l’expérience de la réalité qui se trouve dans toute expérience philosophique intérieure profonde et qui met tout le monde d’accord. Lorsque nous avons affaire à des êtres qui ont un véritable trajet personnel où l’autre existe et où ils existent eux-mêmes, il n’y a pas des croyants opposés à des incroyants, il y a des gens passionnés par cette expérience profonde, humaine et vivante et nous sortons de ce qu’on peut appeler les banalités traditionnelles dans lesquelles nous sommes enfermés.

 

A propos de la notion de tolérance

Si nous voulons traiter de manière sérieuse le politique et le religieux, nous devons arrêter de penser la laïcité sur le mode de la liberté de conscience ou sur celui de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il faut arrêter de penser avec des années voir des siècles de retard. La liberté de conscience s’était passionnant en 1789, aujourd’hui cela ne veut plus rien dire, de même, la séparation de l’Eglise et de l’Etat a eu un sens en 1905 mais aujourd’hui ça n’en n’a plus. Réfléchir sur le fascisme a eu beaucoup d’intérêt en 1936, mais aujourd’hui c’est un faux problème.

Nous nous pensons dans des catégories de 1789, 1905 ou 1936, nous sommes incapables de nous penser aujourd’hui dans nos véritables catégories actuelles. Aujourd’hui il nous manque de vivre dans un monde capable de penser ensemble le politique et le religieux.

Penser le politique

Il faut comprendre ce qui est important pour notre monde, c’est-à-dire pour la vie réelle des personnes.

Il s’avère qu’une partie de la population est à la dérive et totalement déshéritée, il y a des problèmes très graves dans une société comme la France où des gens vivent dans des conditions de pauvreté et de détresse. Il y a de la pauvreté, des gens qui ont décroché du monde du travail, du monde tout court et qui sont complètement perdus. Faire de la politique s’est s’occuper de ces personnes en priorité.

Penser le religieux

Par ailleurs, il faut réaliser qu’une société c’est un idéal, c’est une perfection, c’est une transcendance, c’est quelque chose de plus haut que l’Homme et cela permet à l’Homme de se situer et d’avoir du sens dans sa vie.

Le problème numéro un posé par le monde de demain, est celui du sens, le sens c’est ce qui se passe lorsqu’on reçoit l’appel de la transcendance qui résonne en soi et qui invite à une perfection. Nous avons absolument besoin d’une expérience religieuse intérieure, transcendante et idéale.

Vivre une véritable laïcité

Il est parfaitement possible dans notre société d’avoir le sens de la politique et celui de la religion.

La République française est parfaitement capable de résoudre ce problème parce que la véritable politique de la France est fondée non pas sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, non pas sur la question de la liberté de conscience, mais sur une véritable culture qui a le sens du politique et le sens du religieux.

Elle a le sens du politique parce que c’est un pays de culture où on est capables d’entendre parler de tout, on n’est pas dans une tolérance vide, on ne fonctionne pas négativement, mais positivement, on reconnait que le Bouddhisme, l’Indouisme, l’Islam, le Judaïsme sont des trésors spirituels et nourrissants.

Il y a des pistes, Descartes a eu une vraie expérience qui permet de réconcilier l‘humanisme et la religion.

 

Le politique et le religieux dans l’Evangile

L’épisode où des pharisiens demandent au Christ s’ils doivent payer l’impôt à César donne la solution pour penser  la laïcité. Ceci est une vraie question parce qu’Israël est occupé par les romains et si les juifs paient l’impôt à César, ils risquent d’être considérés comme des collaborateurs mais s’ils ne le paient pas, ils seront considérés comme des rebelles. La réponse du Christ leur donne la possibilité d’éviter d’être pris pour des collaborateurs ou des rebelles.

Le Christ fait venir une pièce et demande qui est sur cette pièce, on lui répond que c’est César, alors Il dit : « rendez à César ce que est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Nous avons là une laïcité qui s’exprime d’une manière totalement neuve par rapport à la manière habituelle de penser la Laïcité.

Le Christ ne parle pas de tolérance, Il ne parle pas de liberté de conscience ni de séparation de l’Eglise et de l’Etat, Il parle d’autre chose, Il parle de rendre. Il ne parle pas de l’Eglise ou de l’Etat, du politique ou du religieux, Il parle de Dieu et de César comme des personnes, Il de situe dans un dialogue de personne à personne et Il dit cette phrase extraordinaire qui consiste à rendre à tout le monde. Dieu vous a donné, rendez à Dieu, César vous a donné, rendez à César.

Cette demande est fondée sur le rendre et elle permet de soigner l’Homme, rendre veut dire qu’on nous  a d’abord donné, nous avons reçu quelque chose, nous ne sommes pas pauvres, misérables et démunis, nous possédons un certain trésor et il faut le redonner.

Sortir du misérabilisme

La vision du Christ sort du misérabilisme dans lequel on a tendance à s’enfermer en tant qu’être humain. Si on écoute les discours des fanatiques religieux ou des humanistes nihilistes, on a l’impression que ceux qui les tiennent se comportent comme des pauvres et des misérables, c’est comme si on leur avait volé quelque chose, ils sont dans la peur et n’ont aucune liberté.

Dans le discours antireligieux on voit la religion comme une menace, on a peur qu’elle prenne ce qu’on a et qu’elle nous étrangle. En Occident on a peur que les fanatiques religieux viennent et prennent la civilisation, autrement dit, que Dieu prenne la civilisation. Mais les fanatiques religieux ont peur que l’humanisme occidental et l’Amérique viennent prendre leur religion. Les uns disent : «  ne touchez pas à notre humanisme » et les autres disent : « ne touchez pas à notre religion », tout le monde est sur la défensive, tout le monde fonctionne dans la misère, comme l’Avare de Molière qui pense toujours qu’on va lui voler quelque chose.

Le christ nous dit que nous sommes riches, l’homme spirituel n’est pas un homme misérable, c’est un homme sur un trône, c’est un homme royal, ce n’est pas lui qui a besoin de César, c’est César qui a besoin de lui, ce n’est pas lui qui a besoin de la religion, c’est la religion qui a besoin de lui, il est riche à foison et il peut donner à tout le monde.

Quand on se sent misérable et démunis, on ne pense qu’à se venger, à s’enfoncer dans une religion ou un humanisme de peur.

Mais imaginez la révolution mentale, si nous étions capables de nous situer dans une vision royale et si on arrêtait d’avoir le sentiment que l’humanisme ou la religion sont en train de nous voler quelque chose. On serait vraiment dans la laïcité, dans la laïcité telle que personne n’en n’a jamais parlé.

Au moyen âge, on a réfléchit sur ce qu’avait dit le Christ à partir de la théorie des deux glaives, on s’est demandé s’il fallait ou non séparer le politique et le religieux, mais personne n’a parlé de la richesse de l’être humain, personne n’a parlé de la royauté de l’homme, personne n’a pensé en termes spirituels.

Ce qui nous manque pour penser la laïcité, c’est une véritable expérience de l’être et du fait d’être réel, une expérience politique et religieuse, une expérience de l’homme royal. Il faut une révolution culturelle, et cela veut dire qu’on soit dans l’Etre avec une véritable expérience et non pas dans l’abstraction car l’abstraction nourrit la peur.

Il faut retrouver quelque chose qui est le contraire de la peur et qui s’appelle la confiance dans la Vie et dans les richesses qui sont en nous.

 

 

Le Pardon, plus qu’une vertu, une merveille

Écouter ICI la conférence

Nous allons essayer de débrouiller la question difficile du pardon et pour nous mettre dans l’ambiance, je vous propose un petit exercice qui va nous faire le plus grand bien. Nous allons décroiser les jambes et bien nous assoir dans notre siège, puis nous allons prendre cinq grandes respirations, et là, nous allons en quelque sorte pratiquer le pardon. Nous allons former une famille spirituelle et cela va nous permettre d’être beaucoup plus réceptifs au pardon.

Donc, nous fermons les yeux, nous rentrons notre esprit dans notre ventre et nous prenons cinq profondes respirations qui montent jusqu’au niveau des yeux et qui redescendent.

Une certaine confusion

A propos du pardon, je suis en général assez déçu de ce que je lis et entend, et j’ai l’impression que l’on vit dans une confusion parce que le problème fondamental du pardon n’a pas été vu.

Deux choses me frappent concernant le pardon :

Premièrement, la manière dont on nous dit qu’il faut pardonner.

Je la trouve extrêmement dure et assez utopique, il semble souvent qu’on demande aux gens l’impossible. J’ai entendu à la radio ce que disait Laetitia Hallyday concernant les démêlés qu’elle a avec ses beaux enfants, elle a dit tout en vrac : « je souffre énormément, je suis rouée de coups, mais je suis prête à pardonner », bien qu’en tant que tel, cela semble très honorable, j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de faux à l’intérieur de cela.

Le pardon ça ne se fait pas comme ça, de même que j’ai été très gêné par un livre écrit après le Bataclan par un homme qui avait perdu un membre de sa famille, il l’avait intitulé : « Vous n’aurez pas ma haine ». C’est très beau mais le pardon qui se met en spectacle, le pardon qui se met à écrire des livres, le pardon qui commence à faire des déclarations, c’est quelque chose qui sonne faux. Un peu comme si on avait peur de ne pas pardonner et pour donner l’impression qu’on va le faire, on déclare qu’on va pardonner.

Cela renvoie à un constat très désagréable, d’un côté on est très laxiste à l’égard de la violence et quand les gens la subissent, on leur demande de pardonner.

Vous avez des gens qui ont subit des choses terribles dans la vie et on leur demande comme ça, de but en blanc de pardonner. Je ne suis  pas d’accord, je crois qu’on ne peut pas pardonner comme cela, et c’est ce qui scandalise Ivan Karamazov dans « Les frères Karamazov ». Lorsqu’il explique que s’il ne croit pas en Dieu, c’est à cause du raisonnement de certains théologiens qui expliquent que premièrement qu’il faut souffrir pour réparer le péché originel, et deuxièmement qu’il faut pardonner.

Il prend l’exemple d’un enfant qui un jour en jouant avec les chiens du seigneur de la région, les blesse. Un matin, le seigneur fait venir l’enfant avec sa mère, il y a là ses équipages de chiens et tous ses servants, il fait déshabiller l’enfant et le donne à dévorer à ses chiens devant les yeux de sa mère. Ivan Karamazov demande : « cet enfant devait souffrir pour réparer le péché originel, et en plus la mère doit pardonner ? », si c’est comme ça, je rends mon billet, si véritablement aller au paradis nécessite que des innocents meurent dans des conditions atroces, je dis NON !

Qui a le droit de pardonner ce genre de crime ?

Je trouve que cette vision des choses est juste et je trouve curieux qu’il y ait autour du pardon beaucoup de dureté et de violence, il est mal vu de ne pas pardonner, il faudrait absolument pardonner, mais qui est capable de tout pardonner ?

Même le Christ n’a pas tout pardonné, il a dit dans les Evangiles : «  Le péché contre l’Esprit ne sera pas pardonné », ne soyons pas plus royaliste que le roi et plus chrétien que le Christ.

Deuxièmement, s’il y a une grande dureté par rapport au pardon, il y a quelque chose de tout aussi inquiétant, c’est le fait de ne pas pardonner, le fait d’être impitoyable. Il y a des univers impitoyables dans lesquels on ne se pardonne rien et où il y a une dureté ambiante proprement affolante. Paradoxalement, il y a beaucoup de faiblesse à l’égard de la dureté ambiante, on est  d’une complaisance coupable à l’égard de la haine et de la vengeance.

Il y a un climat de confusion, on parle du pardon sur un mode très dur et on est d’une étrange faiblesse à l’égard de la dureté.

Pourquoi se pose-t-on si mal  la question du pardon ?

Ces attitudes sont les deux faces d’une même médaille qui participent de la condition infantile dans laquelle nous nous trouvons. C’est la vision de l’enfant qui aspire à ce qu’une maman lui pardonne tout et en même temps lui permette d’être un petit tyran. Je crois que nous sommes un peu dévorés par cela, ce qui fait qu’il y a un étrange malaise autour de la relation de pardon, beaucoup de dureté, beaucoup de faiblesse et quelque chose d’infantile.

Il est nécessaire de reconstituer quelque chose de cohérent et nous allons essayer de repenser de manière à peu près correcte la question du pardon sans être dans la dureté ou dans le laxisme.

La réalité du pardon

Il faut revenir à la réalité du pardon, le pardon, c’est ce qui intervient quand il y a une relation humaine avec des gens qui se parlent et chez lesquels il y a deux choses importantes.

Premièrement le pardon c’est quelque chose qui se demande et c’est quelque chose qui se donne, c’est beau de le demander et c’est magnifique de le donner.

Deuxièmement le pardon renvoie à une vision du monde et c’est quelque chose d’extraordinaire parce que cela nous emmène dans la plus grande profondeur de la vie, qui est la possibilité même de la vie. Lorsque Bergson a réfléchit sur la religion, il a expliqué que la religion était plus intelligente que l’intelligence parce qu’elle possède l’intelligence de la vie, qui est de croire en trois choses :

  • Que la vie est plus forte que la mort
  • Que l’humanité est plus forte que la violence
  • Qu’il est possible de pardonner

Un être religieux adhère à une source transcendante et ineffable d’existence, et adhérer à cette source, c’est quelque chose que le rationaliste moyen ne peut pas comprendre. Pour lui, Dieu est une invention de l’homme, une illusion rassurante. Du point de vue rationnel, il a raison, mais du point de vue pratique, il a tort.

Du point de vue rationnel, il a raison parce qu’il est impossible de penser qu’il existe quelque chose qui dépasse la nature et l’homme. Etant donné que pour comprendre cette chose, il faudrait la ramener à la nature et à l’homme, or c’est impossible parce qu’elle est radicalement différente et transcendante par rapport à la nature et à l’homme. On ne peut pas croire rationnellement en Dieu parce qu’on aimerait le ramener à quelque chose d’humain et de matériel, mais Dieu n’est ni humain ni matériel, Dieu n’est pas une chose et le rationaliste dit qu’il ne croit pas en Dieu parce que Dieu n’est pas une chose, mais quand Dieu est une chose, ce n’est plus Dieu.

Cependant du point de vue de la pratique il en va autrement. Dieu on le vérifie tous les jours, on le vit tous les jours. Bergson disait que si on pensait que la vie se termine par la mort, que l’homme a toujours été méchant et que le pardon est impossible, on ne vivrait pas deux minutes. C’est un peu comme vous disiez à quelqu’un : « Tu vas être dernier de cette course mais prends le départ et vas-y ! », vous plombez complètement cette personne.

Nous vivons parce que nous pensons qu’il y a quelque chose qui est plus fort que la mort et que la vie vaut infiniment la peine d’être vécue, parce que nous pensons que l’humanité peut vivre autrement que dans la haine et la violence et parce que, parfois dans la vie il y a des êtres qui ont pardonné nos erreurs et nos fautes, qui ont enlevé de nos épaules le poids de la culpabilité et nous ont donné une deuxième vie.

C’est cela la signification du pardon, dans la vie nous faisons tous des erreurs et des fautes, et ce qui nous permet de vivre, c’est qu’on nous laisse une deuxième chance pour vivre malgré nos fautes et nos erreurs.

L’inouï du pardon fait que quand des êtres sont capables de pardonner, ils sont capables de réparer la vie et de la restaurer.

Dieu n’a pas simplement créé le monde, il a créé un monde capable d’être sauvé et réparé, et c’est ce que fait la miséricorde. Si le monde avait été créé sans possibilité d’être réparé et sauvé, le monde n’aurait pas existé. Le monde peut être vivable parce qu’il peut être réparé et cela veut dire que la pardon est inscrit dans la racine de la vie.

Si nous ne savions pas, à l’intérieur de nous-mêmes que nous pouvons être pardonnés malgré nos erreurs et nos fautes, la vie humaine serait impossible.

Lorsqu’il y a une véritable méditation sur le pardon, celui-ci est magnifique.  C’est parce qu’on ne prend pas le temps de penser, de méditer, de vivre avec notre humanité et d’écouter ce qui nous faite vivre que nos relations au pardon sont si difficiles.

Une vision thérapeutique

Pour comprendre le pardon, il faut rentrer dans ce que j’appelle une vision thérapeutique de l’existence, le pardon c’est une médecine, c’est la plus grande médecine qui soit. Je citerai le cas d’un homme en fin de vie qui était dans un état de délabrement extrême et on se demandait pourquoi il persistait à vivre malgré tout. On s’est aperçu que ce qui le retenait, c’est qu’il avait mal agit à l’égard de ses  enfants et qu’il voulait leur demander pardon, lorsqu’il a pu le faire, il est partit. Cela veut dire que quand on porte en soi quelque chose qu’on n’arrive pas à pardonner ou à se faire pardonner, on porte un poids très lourd, et lorsque le pardon arrive, on est libéré miraculeusement.

Une loi d’équilibre

Mais pour bien pardonner, il faut comprendre la loi d’équilibre qu’il y a derrière le pardon, car le pardon n’est pas simplement un effet du cœur, c’est l’effet d’une loi d’équilibre extrêmement profonde dont il importe de respecter tous les éléments, sinon le pardon est impossible.

Nous avons tant de mal à pardonner parce que nous ne sommes pas initiés à la loi d’équilibre de la vie et qu’on demande à des personnes de pardonner de but en blanc alors qu’elles ont subit des choses extrêmement graves qu’elles n’arrivent pas à oublier du jour au lendemain. Il faut donc faire très attention, et malheureusement, dans notre cher christianisme, il y a des gens qui font des erreurs et qui demandent de pardonner sans en donner les moyens.

Cette loi d’équilibre de la vie passe par trois éléments : La loi, l’homme et l’Esprit.

La loi, c’est la vérité, l’homme c’est l’amour et la relation entre la vérité et l’amour c’est l’Esprit.

La loi

La vie obéit à une loi rigoureuse et on n’a pas le droit de commettre des fautes. Il importe d’introduire dans notre esprit l’idée qu’il y a des choses impardonnables dans la vie et il faut arrêter de vouloir tout pardonner.

Les trois choses impardonnables sont :

  • Les fautes d’orthographe
  • Les fautes de calcul
  • Les fautes de goût

Ce qui fait de vous les adultes rayonnants que vous êtes, c’est le fait que vous ayez eu des maitres qui ne vous ont pas laissé passer les fautes d’orthographe et ceci fait que vous pouvez vous exprimer correctement en français. Sans cela, vous ne pourriez pas vous exprimer, vous seriez totalement handicapés et vous en voudriez à vos maitres  de ne pas avoir sanctionné vos fautes d’orthographe.

Il en est de même pour le calcul, ce qui fait que nous pouvons utiliser des machines ou prendre l’avion sans que celui-ci ne s’écrase, c’est qu’on a respecté un certain nombre des règles mathématiques pour sa fabrication. On n’a pas le droit d’être négligent et il n’est pas question de pardonner à quelqu’un qui a été négligent. Que diriez-vous si en allant faire réviser votre voiture, le garagiste ne vissait pas les roues de votre véhicule ?

Dans la vie, il faut savoir qu’il y a des règles très strictes et dans son livre « L’étoile de la rédemption » Franz Rosenzweig un grand philosophe du 20ème siècle explique que les lois des mathématiques et du langage sont les lois de la création divine et que ces lois sont impitoyables. Ce sont ces lois qui font que nous pouvons devenir des adultes, c’est-à-dire des êtres capables de langage et d’action parce qu’on a un sens de la cohérence et qu’on dit ce que l’on fait.

Il y a également des fautes de goût qui sont impardonnables, tout le monde croit que l’esthétique est une affaire subjective et que chacun a ses goûts. C’est faux ! Nous sommes dans un monde qui est vivable parce qu’il est cohérent et qu’il respecte les règles de l’esthétique.

Respecter ces règles est un juste équilibre entre l’originalité d’une part et la collectivité d’autre part. La relation individu / société se fait au niveau des goûts et de la culture. Quand il n’y a pas d’originalité, on est dans la banalité et quand il n’y a pas le sens de la collectivité, on est dans l’outrance,  l’obscénité, l’impudeur et la vulgarité. Entre les deux, il y a ce qui est vivable.

Nous sommes dans un monde qui aime bien l’originalité mais qui ne tolère pas la vulgarité, l’obscénité, l’outrance et l’impudeur. Quand les gens sont impudiques, ça gêne tout le monde et on est immédiatement rappelé à l’ordre parce qu’il en va de l’équilibre du monde. La faute de goût c’est d’introduire quelque chose de totalement impudique dans la relation sociale qui fait qu’à un moment tout le monde est concerné, gêné et mal à l’aise.

Il est important de comprendre qu’il y a des lois d’équilibre qui  sont liées à l’expérience du goût, du langage et des chiffres, mais il y a autre chose de très important et c’est l’élément de l’homme.

L’homme

La vie passe par des règles qui lui permettent d’exister, mais elle passe également à travers des hommes capables de vivre, sachant que l’homme est la partie la plus vivante de la vie parce que c’est le moment où l’homme devient Homme que la vie s’intériorise.

Il faut du temps pour faire un homme, il faut beaucoup de choses, il faut beaucoup de transformations. Ce qui fait que nous avons une science de la vie c’est que nous sommes respectueux du parcours de chacun et du temps qu’il faut pour devenir un homme, des différents parcours qu’il utilise, des transformations, des crises et des moyens inventés pour traverser ces crises. Il est très grave de ne pas respecter la réalité humaine à travers le temps, la diversité et les actions transformatrices.

On peut réfléchir à la laïcité et derrière, à ce qui nous permet de vivre ensemble.

Il y a deux choses qui permettent la laïcité, l’école et le sens des parcours et des histoires individuels. Vivre ensemble, c’est apprendre ensemble, c’est grandir ensemble et c’est apercevoir que chacun de nous a une histoire, un parcours personnel. Quand nous sommes capables de vivre en apprenant et en ayant le sens des parcours individuels, nous rentrons dans la compréhension humaine, nous dépassons les conflits, les agacements, les rejets, les discriminations et tout ce qui fait mal.

Cela nous emmène dans quelque chose qui est magnifique et qui est la patience. Il faut du temps pour faire de la vie et pour faire des hommes, il faut permettre à la vie de s’exprimer en lui donnant du temps, en acceptant la diversité et en acceptant qu’elle passe par plusieurs phases de transformation

Cela veut dire que l’homme est limité et qu’il faut accepter les limites humaines, cela veut dire que les hommes sont ignorants, ils ne savent pas tout, tout de suite, cela veut dire aussi qu’ils sont faibles et ils mettent du temps à devenir forts.

Ce qui est magnifique dans la vie, c’est quelqu’un qui est capable de compréhension humaine, de patience et qui a l’intelligence du temps et de la diversité des actions. Cela apporte quelque chose de miraculeux qui permet de surmonter les malentendus. Ce qui fait que nous sommes malheureux, c’est le sentiment que nous ne sommes pas reconnus, que nous sommes jugés, condamnés, rejetés et que nous ne pouvons pas exprimer ce que nous sommes. On se sent coupable et on se demande ce qu’on a fait pour être ainsi rejeté, alors on a envie de culpabiliser les autres et on vit dans quelque chose qui est une véritable peste.

Cette peste, malheureusement, on y est confrontés quotidiennement, et il est merveilleux de rencontrer quelqu’un qui a de la patience, qui écoute notre parcours, qui nous donne la possibilité de pouvoir nous exprimer, de prendre des parcours parfois sinueux et, à un moment, d’apprendre à exister.

Un bon professeur, c’est celui qui comprend qu’on ne comprend pas, il y a des professeurs qui ne comprennent pas cela, ils voudraient que tout le monde soit aussi professeur qu’eux. Eh bien non ! Si on est professeur, nécessairement, on a des élèves qui sont ignorants et on doit comprendre qu’ils ne comprennent pas et pourquoi ils ne comprennent pas.

On est là devant une « anti-loi », il y a la loi mathématique de la vie, la loi du langage, la loi du goût, la loi rigoureuse, et il y a aussi quelque chose qui échappe à la loi, c’est l’expérience vivante d’un être humain à un autre être humain. Nous sommes capables de patience, d’épouser le temps, la diversité, et de vivre dans un univers qui se transforme.

Articuler ensemble ces deux éléments, c’est rentrer dans la logique du pardon qui est la logique même de l’Esprit et on comprend ici pourquoi le Christ dit dans les Evangiles que le péché contre l’Esprit ne sera pas pardonné. Il y a des fautes impardonnables liées au langage, aux mathématiques et au goût, mais il y a des choses impardonnables au niveau spirituel qui sont de ne pas respecter l’équilibre profond qu’il y a entre l’homme et la loi et qui s’appelle l’Esprit.

L’Esprit

L’Esprit, c’est le cœur de nous-mêmes, c’est notre capacité de présence qui vient originellement du souffle créateur. Au commencement il y a le surgissement de la présence qui se manifeste dans la présence de tout ce qui existe et dans notre présence.

Lorsque nous avons respiré ensemble, au début de cet exposé, nous sommes rentrés dans les lois fondamentales de la vie et de la création qui sont les lois du pardon.  C’est la capacité de faire coexister l’exigence de la loi avec l’exigence de l’humain et de mettre en relation l’humain par rapport à la loi et la loi par rapport à l’humain.

Mettre cela en équilibre, c’est rentrer dans un monde que l’on répare, c’est rentrer dans des logiques de réparation, c’est surmonter l’irréparable.

Dans notre monde, nous commettons des fautes et des erreurs même sans nous en rendre compte, nous avons peut être tué et nous avons peut-être commis des choses d’une grande violence. L’expérience du pardon, c’est essayer de retrouver un équilibre dans un monde déséquilibré. Quand on s’y prend mal, on est trop dur ou trop faible, mais lorsqu’on s’y prend bien, cela donne quelque chose de juste.

Trois éléments permettent de structurer le pardon, le premier c’est la politesse, le deuxième c’est l’intelligence et le troisième c’est le salut.

La politesse

Je donne beaucoup d’importance à cette loi qui dit : « Excuse-toi ! », quand nous faisons quelque chose qui n’est pas bien, on nous dit : « Tu pourrais au moins t’excuser ! », ça ne parait rien, mais c’est totalement structurant au niveau de notre être. La prière est au fondement de nos relation sociales et de notre vie humaine parce que nous sortons de la sauvagerie et de la brutalité en demandant avant de prendre, c’est-à-dire, qu’en faisant rentrer du langage dans nos relations, nous sortons de la brutalité et j’aime cette phrase qui dit : « Ca ne te dérangerait pas de demander avant de prendre ? », ça change tout.

On a tous entendu dire : « Je te l’aurais donné, si tu me l’avais demandé », pour celui qui ne demande pas, l’autre n’existe pas, il n’y a que lui, et il n’existe pas lui-même parce qu’il est dépassé par ses appétits et ses impatiences, il est soumis à la logique du prendre dans toute sa brutalité. Ce qui est merveilleux, c’est de dépasser la logique du prendre pour rentrer dans le langage.

On dit que la société repose sur un contrat social et je m’aperçois, que pour les théoriciens du contrat social, le langage n’existe pas, c’est-à-dire que passer un contrat, c’est quelque chose qui se fait sans passer par le langage. Mais en fait, la société ne repose pas sur un contrat social, elle repose sur la demande et sur la prière, elle repose également sur le pardon. Quand on a fait une faute, le fait de s’excuser c’est sortir de la logique de la haine, quand on fait une faute et qu’on ne s’excuse pas, c’est qu’on a oublié l’existence des autres, mais quand on s’excuse, on revient sur cet oubli. C’est quelque chose de formidable car si on dit à quelqu’un qu’on est désolé de ce qu’on a fait et qu’on demande pardon, symboliquement on dit : « Ce n’est pas la peine de m’en vouloir parce que c’est moi qui fait le travail, ne m’accusez pas puisque je m’accuse moi-même». On comprend alors l’expression « faute avouée est à moitié pardonnée ».

Tous ces rituels ont du sens, lorsqu’on demande à quelqu’un de s’excuser, on le fait pour le guérir en lui faisant comprendre que s’il ne s’excuse pas, l’autre va lui en vouloir et cela finira par ressortir sous la forme d’une violence, tandis que si il s’excuse, il arrête la spirale de la violence.

Demander pardon, c’est quelque chose de magnifique et de salvateur pour la société et pour l’humanité.

Il est également très beau de donner le pardon, en donnant le pardon à quelqu’un, on peut lever la logique de l’accusation. On peut laisser quelqu’un s’accuser sans arrêt et laisser s’installer la logique de la culpabilité, cela s’appelle la vengeance et cela redéploie la logique de la violence au lieu de l’arrêter.

Ce qui est beau dans la relation de politesse où on s’excuse et où on excuse, c’est qu’on construit ensemble les moyens de surmonter la violence collective. La société c’est quelque chose qui est vivable parce qu’on répare ensemble, en permanence, l’humanité que nous avons tendance à casser par nos fautes et nos erreurs.

La politesse, c’est ce qui se passe quand on n’a pas de cœur, il y a au moins des règles. Quand on a du cœur, on n’a pas besoin de règle, mais quand le monde n’est pas réglé par le cœur, il y a au moins les règles de la politesse qui permettent d’introduire de la conscience dans une société sans conscience.

L’intelligence

Le pardon est également lié à la logique de l’intelligence. Pour sortir des mécanismes de malédiction dans lesquels nous risquons tous à un moment de nous enfermer, il n’y a pas autre chose que le pardon, tout le monde le sais, tout le monde a pu le vérifier. L’histoire le sait et l’histoire la vérifié, la haine appelle la haine, la violence appelle la violence, le meurtre appelle le meurtre. René Girard appelle cela « la peste » et il dit que c’est quelque chose qui dévore l’humanité.

C’est la logique de la vendetta qui est un système social et culturel bâtit sur la haine où durant des générations, sans savoir pourquoi, on se hait les uns les autres et on se tue les uns les autres.

Ce qui permet de sortir de là, c’est le début de la miséricorde, c’est le génie du cœur et cela repose sur une logique de la vie qui consiste à dire : « Cela fait des années qu’on vit dans la haine, le meurtre et les tragédies, si on continue, on va tous mourir et il faut donc absolument qu’on s’arrête».

A un moment, il faut pardonner, cela ne veut pas dire qu’on oublie ou qu’on efface, cela veut dire qu’on passe à autre chose, qu’on va essayer de construire au lieu de détruire, et cela, c’est du génie à l’état pur. Il n’y a pas plus intelligent que cette vision des choses parce que ça arrête la logique de la malédiction et de la brutalité.

La malédiction, c’est le fait de mal dire, c’est le fait de voir le mal et de tout ramener au mal. Quand on situe tout par rapport au mal, on devient l’otage du mal et le mal se sert de nous et agit à travers nous.

Comme le dit Paul Ricœur : « Le mal c’est ce que personne n’a commencé mais que tout le monde continue. » Le mal devient exponentiel, il prolifère et nous finissons par être tous maudits, on veut éviter le meurtre et finalement on devient des assassins.

La seule manière de sortir de là, c’est une rupture, c’est le fait de passer sur un autre plan et de dire : « On arrête !».

Cela c’est le pardon, parce que c’est aller par-delà le don, c’est aller par delà la loi archaïque de l’humanité fondée sur le donnant-donnant.

En nous, cela s’exprime sur le mode de la justice, c’est-à-dire qu’il est juste que tu me donnes ça si je te donne ça et il est juste que je te donne ça si tu me donnes ça. La logique du don et du contre-don amène la justice primaire et sociale, mais elle peut aussi amener l’injustice et ne permet pas de sortir d’un enfermement dans la malédiction. A travers les logiques de la violence il y a le don et le contre-don : « Tu me respecte, je te respecte », « tu m’as fait ça, je te fais ça », « œil pour œil, dent pour dent », là on est dans une logique primaire qui a son intérêt mais qui peut nous amener à la peste qu’est la violence.

Le pardon, c’est arrêter d’être dans la logique du donnant-donnant et dire : « Je ne vais pas attendre que tu me demandes pardon pour te pardonner, j’arrête, je passe à un autre niveau et je ne demande rien en retour. » A ce moment là, on n’arrête pas parce que l’autre arrête, on arrête de toutes façons et on est dans quelque chose de désarmant.

En général, la violence apparaît quand il y a quelque chose de violent en face d’elle, mais quand il n’y a pas de violence, elle n’a pas lieu d’exister. Dans le processus de pardon on rentre dans un autre monde qui est le monde de l’intelligence à l’état pur, cette intelligence a marqué l’histoire du monde.

Pendant des siècles, les Allemands et les Français se sont fait la guerre. Le résultat de la seconde guerre mondiale a été de dire que si on continuait à se haïr avec les allemands, on allait rééditer cette guerre atroce dans laquelle nous avons tous été embarqués. Donc il fallait absolument que les ennemis d’hier deviennent les amis d’aujourd’hui.

A la base de l’Europe, il y a le pardon.

Mon père a été dans les camps de concentration parce qu’il était résistant et il a insisté pour que ses enfants apprennent l’allemand et aillent en Allemagne pour voir les ennemis d’hier. Quand les américains sont venus le libérer, on lui a mis un révolver dans la main et on lui a dit qu’il avait le droit de tuer son geôlier, son compagnon de prison l’a fait, mais lui ne l’a pas fait. Il était bien dans une logique de paix, quand on a vu les atrocités de la guerre, on a un sens profond de la paix.

Nelson Mandela a également manifesté ce sens du pardon, il aurait pu déclencher une guerre civile pour se venger des souffrances liées à l’apartheid, mais il a compris que s’il faisait cela tout le monde allait régresser et personne ne gagnerait rien, il était urgent de pardonner, c’est-à-dire de passer sur un autre plan et de ne pas continuellement revenir au passé.

Le salut

Le pardon, ce n’est pas simplement la politesse et l’intelligence, c’est ce qu’on peut appeler le « salut ». C’est le geste absolu qui sauve l’humanité et qui vient du plus profond du cœur, de la spiritualité et de l’humanité.

Le salut c’est ce qui se passe quand je pardonne à quelqu’un qui ne demande pas pardon. Je me suis souvent demandé comment on pouvait pardonner à quelqu’un qui avait fait du mal et qui en plus ne demandait pas pardon et cette réponse m’est venue : faut-il que la personne soit mal pour n’être même pas capable de demander pardon.

On est devant l’énormité d’un monde totalement perdu, à ce moment là on va avoir une sur-intelligence qui va nous amener sur un autre plan en réalisant que si je ne pardonne pas à cette personne qui ne demande pas pardon, on est tous fichus.

Ce qui fait que le monde peut exister, c’est qu’il y a des êtres admirables qui sont capables de voir la misère humaine et l’abîme de cette misère.

La miséricorde, c’est ce que fait Dieu quand il voit le monde. Le monde va tellement mal, les hommes sont tellement perdus, il se passe des choses tellement graves tous les jours et à tous les niveaux, qu’il faut premièrement passer sur un autre plan et deuxièmement avoir beaucoup d’amour pour cette humanité qui ne le mérite pas et qui a d’autant plus besoin d’amour qu’elle est dans l’obscurité la plus complète.

Le monde tient parce qu’il y a des êtres sublimes capables de garder la lumière au milieu des ténèbres et capables de ce geste qui sauve.

Normalement, il faudrait respecter la justice, respecter les règles de rigueur, mais les choses vont tellement mal qu’il faut aller au-delà de la justice et de la rigueur, il faut d’abord sauver les hommes, il faut d’abord sauver le monde, ensuite on verra pour la justice, ensuite, on verra pour demander pardon.

La conscience du pardon est la plus haute conscience thérapeutique qui soit par rapport à l’état de détresse de l’humanité. Quand on est en état de détresse, il y a des gestes de première urgence à faire et c’est de dire que d’abord on va sauver les hommes et ensuite, on verra.

C’est pour cela que le Christ dit souvent dans les Evangiles que dans le royaume de Dieu, nous aurons un sentiment d’injustice et en y voyant des êtres qui à nos yeux ne méritaient pas d’y entrer. Vous avez là la réponse, c’est que dans une logique du salut on va au-delà de la justice. La logique du salut, c’est comprendre que l’humanité va tellement mal, qu’il faut absolument l’aimer, ensuite on verra pour le reste.

Rentrer dans la logique du pardon, c’est fondamentalement, rentrer dans la logique selon laquelle le monde peut être réparé, le monde peut être sauvé. Il est très important que les hommes sachent que dans ce monde qui va si mal, les forces de réparation et de salut sont plus fortes que ce qui va mal et il y a cette parole magnifique de Saint Jean : « Saches que si ton cœur te condamne, l’amour de Dieu est plus grand que ton cœur. »

 

Questions/ réponses

Question : La phrase « le monde peut être réparé » est magnifique

B.V. : Cette phrase ne vient pas de moi, elle vient d’ailleurs et elle m’a été donnée lorsque j’écrivais sur la miséricorde.

Question : Que pensez-vous de cette phrase entendue sur KTO : « Le pardon c’est d’aimer, quand on ne peut pas aimer, il faut vouloir aimer et quand on ne peut pas vouloir aimer, il faut avoir le désir de vouloir aimer et c’est ce désir qui peut aider ».

B.V. : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cela, parce qu’on demande aux gens des choses impossibles, on est dans le  « il faut » et c’est quelque chose qui m’embarrasse. On ne peut pas dire de but en blanc à des jeunes filles qui on été violées « Il faut aimer, il faut vouloir aimer et désirer vouloir aimer », c’est trop violent, il y a quand même des gens qui on vécu des atrocités, à certains, on a demandé de tuer leurs parents. Comment peut-on demander d’aimer ceux qui font ces atrocités ?

Ayons une logique plus humaine qui consiste à dire qu’il y a des atrocités qui se passent, mais qu’il faut absolument arrêter le processus.

Personnellement, je ne demanderais pas d’aimer, mais d’arrêter de ruminer tout cela et de se fixer ailleurs.

Par ailleurs, j’aime bien cette idée de dire que la prière ça aide et que Dieu est capable de faire ce que nous ne pouvons pas faire. Il est très beau de dire à Dieu : « Voilà, moi je vais faire une partie du travail en ne poursuivant pas ces gens là de ma haine, mais pour le reste, j’ai besoin de toi, de ton amour, de ta force et de ta lumière. » Décider d’être dans la non vengeance, c’est déjà bien.

Un résistant qui avait été dénoncé par un voisin et déporté, était revenu dans son village et vivait non loin de  celui qui l’avait dénoncé, on lui demandait comment il arrivait à vivre près de lui et si il n’avait pas envie de se venger. Il répondait « je n’ai pas envie de me venger, je le laisse ». Lorsqu’on dit « laisse-le ! », cela veut dire : « Laisse la vie se charger de l’éduquer et de le punir », et ce que l’on peut faire, c’est ne pas se venger.

Je pense que Dieu peut aimer les criminels, pour nous, c’est toute l’humanité que l’on peut aimer. Lorsqu’on est une jeune femme et qu’on a subit un viol, ce qui permet de s’en tirer, c’est de placer les choses à un niveau global et de voir la misère de l’humanité, la misère sexuelle des hommes, et à ce moment là, ce n’est plus un homme qui m’a violé moi, c’est au-delà, c’est notre obscurité, c’est notre ignorance notre faiblesse, la violence et la misère dans lesquelles on vit.

Tous les processus de résiliences sont fondés sur la transposition dans un autre plan. Par exemple, il y a des gens qui vont créer une association pour aider ceux qui ont vécu la même chose qu’eux. A ce niveau, aimer veut dire ne pas se venger et passer sur un autre plan.

Dans l’analyse marxiste de la condition humaine, il y a des choses intéressantes qui disent que le problème individuel doit être placé dans une dimension globale et il faut apercevoir que derrière l’acte d’un individu, il y a un problème social, politique, culturel, et j’ajoute spirituel. Lorsqu’un homme viole une femme, il y a la misère masculine, la misère sexuelle, la misère spirituelle et l’échec d’une culture et d’une politique. Il est intéressant de replacer les choses, parce que là, on rentre dans une logique intelligente de non-vengeance et petit à petit on se rapproche de quelque chose de magnifique qui est de dire que cette humanité malade a absolument besoin d’être aimée.

Question : Dans le Notre Père, parmi les 4 demandes, il y a tout de même une demande de pardon. Comment interpréter cette demande ?

B.V. : Dans le Notre Père, il est intéressant de voir qu’il y a une montée et une descente, Notre Père qui est aux cieux, que Ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, on est dans le nom de Dieu, et ensuite on descend. Moi, j’ai la traduction orthodoxe qui dit : donnes-nous aujourd’hui notre pain substantiel, remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs, gardes-nous de succomber à la tentation et délivres-nous du malin. Je sais qu’en Europe on dit : Pardonnes-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

Sur la question du pardon, je vois deux possibilités, dans la vision orthodoxe, on n’est pas dans la logique du pardon, remettre les dettes, c’est arrêter de poursuivre les gens sans arrêt pour leur faire payer quelque chose.

Souvenez-vous de ce passage de l’Evangile où un serviteur doit une grosse somme à son maitre, il va voir son maitre et lui demande de lui remettre sa dette, son maitre lui remet sa dette, mais dès qu’il est sort, il voit quelqu’un qui lui doit une somme infime et il lui saute dessus en lui demandant de le rembourser.

Nous voyons que le maitre a fait grâce à cet homme mais que lui ne fait grâce à personne. Je crois que la demande qui est faite à Dieu c’est de nous délivrer des logiques de persécution dans lesquelles nous sommes.

En ce qui concerne le pardon à un moment Pierre demande au Christ : « Combien de fois dois-je pardonner ?  7 fois ?» et le Christ lui répond qu’il doit pardonner 77 fois 7 fois, c’est-à-dire qu’on doit pardonner en surabondance.

Ceci renvoie à quelque chose de très profond,  il faut que les êtres soient nourris de l’intérieur et il faut surtout demander à Dieu de sortir des logiques de persécutions qui font que l’on s’en veut les uns aux autres, ou alors qu’on pardonne chichement.

Dans l’Evangile, il est dit que le royaume des cieux est comme un grain de sénevé qui produit au centuple, c’est-à-dire qu’il est dans la surabondance.

Vivons dans la surabondance et non pas dans des logiques mesquines et médiocres où on se poursuit les uns les autres et où on se pardonne chichement.

Les paroles extraordinaires du Notre Père libèrent l’homme de la malédiction. Ce qui est terrible, c’est quand les hommes n’arrivent pas à pardonner et qu’ils sont enchainés dans cette absence de pardon.

Lorsque ma mère était dans une maison de moyen séjour, en allant la voir, j’étais tombé sur une personne ayant la maladie d’Alzheimer qui s’est mise à hurler en me voyant et qui disait : « Monsieur, sortez ! Sortez ! »  Lorsqu’une infirmière lui a demandé pourquoi elle faisait cela, elle a répondu : « Oui, je suis méchante parce qu’on a toujours été méchants avec moi » Elle était enfermée dans cette logique de méchanceté.

Question : Les gens ne sont pas forcément sensibles au pardon, la violence vient parce qu’ils ne savent pas, peut-être que si on leur expliquait un peu plus, ça irait mieux. On a une responsabilité les uns envers les autres et ce que l’on sait, on pourrait le transmettre aux autres.

B.V. : Il faut bien voir que le pardon scandalise notre monde, la réaction que l’on entend toujours à l’égard du pardon est : « C’est trop facile ! ».

C’est une logique tout à fait humaine, et vous avez raison de dire que les gens n’ont pas compris. Ils n’ont pas compris l’extraordinaire intelligence qu’il y a derrière le pardon et la capacité de rompre d’une manière totalement révolutionnaire avec les logiques de malédiction, ce qui donne à la notion d’amour la dimension de la plus haute science. L’amour est une haute connaissance, introduire de l’amour  dans le monde, c’est élever extraordinairement le niveau.

Aujourd’hui, on parle beaucoup d’éducation, mais arrêtons de parler d’éducation et parlons d’enseignement, le problème d’aujourd’hui n’est pas la crise de l’éducation, c’est celle de l’enseignement. Le Christ n’a pas éduqué, il a enseigné.

Il faut distinguer l’éducation, l’instruction et l’enseignement. L’éducation est sociale et sociétale, c’est la politesse, on respecte les règles qui permettent de vivre avec nos semblables, il y a des gens qui sont bien éduqués et d’autres qui sont mal éduqués.

L’instruction, c’est l’apprentissage des savoirs fondamentaux, lire, écrire, compter.

L’enseignement, c’est l’élévation du niveau de conscience par une relation maitre / disciple qui fait qu’à un moment, dans le secret de la relation personnelle, on introduit quelqu’un à la signification même de la Présence et de l’Esprit. Il nous faut des maitres qui nous apprennent à être présents.

Ace moment là, dans la Présence, on devient médecin les uns des autres, c’est ce qui se passe lorsqu’on ne juge plus et qu’on agit.

Question : Pensez-vous que pour être dans sa plénitude, le pardon doit avoir les deux faces de la médaille, à savoir une personne qui demande pardon et une autre qui donne le pardon ?

B.V. : On peut dire que vous avez magnifiquement répondu vous-même à la question que vous posez. Vous avez tout à fait raison, le pardon s’inscrit dans la logique de la demande et du don, ce n’est pas simplement demander pardon, c’est aussi donner le pardon.

Là, on est devant une œuvre où on reconstitue à deux le tissu de l’humanité. Parfois, pour aider les gens, il ne faut pas simplement leur pardonner, mais aussi leur dire qu’il faut qu’ils demandent pardon. Dans l’éducation, ce sont les parents qui apprennent aux enfants qu’ils doivent demander pardon,  mais il y a aussi le fait de dire à quelqu’un qu’il a tors de ne pas pardonner à quelqu’un qui lui a demandé pardon, car s’il ne donne pas son pardon, il va désespérer  la personne.

Dans la relation entre la demande et le don, d’un côté on sort de la brutalité, de l’autre on sort du désespoir. Nous pouvons devenir des hommes et des femmes qui sortent l’humanité de la brutalité et du désespoir, et là, on est dans la plénitude. Vous avez tout à fait raison, il faut les deux faces.

LES PÉRÉGRINATIONS D’UN FAMILIER DE LA SAINTE-MONTAGNE

Mont Athos

Le mont Athos, sous sa forme chrétienne, est apparu au Xe siècle après Jésus-Christ, lorsque saint Athanase a fondé le monastère de la grande Lavra. La Sainte Montagne a toujours attiré les spirituels. Déjà, durant l’Antiquité, des gymnosophistes, ces yogis grecs, s’y retiraient afin de méditer sur ses pentes boisées. Plutarque en parle. Puis, des petites communautés de moines chrétiens s’y installèrent, avant qu’Athanase ne vienne leur donner une organisation originale. L’Athos a connu toutes les vicissitudes de l’histoire. Tous ses retournements imprévisibles. Au XVIIIe siècle, les Turcs expulsèrent les moines qui s’y trouvaient. Les églises furent transformées en écuries. Au XIXe siècle, avec l’indépendance grecque, l’Athos s’est à nouveau rempli. À Pantéléimon, le grand monastère russe situé près de Daphni, port officiel, on a compté jusqu’à trois mille moines. Des caravanes de pèlerins reliaient la Russie à l’Athos.

Visite virtuelle du Mont Athos                     par Bertrand Vergely

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Athos. Ce nom est entré tôt dans ma vie. Enfant, ma mère m’emmenait voir un ami moine, le père Sophrony. Il était russe. Il avait séjourné vingt-deux ans au mont Athos, où il était devenu le disciple du starets Silouane, l’un des plus grands saints orthodoxes du XXe siècle. Obligé de se soigner, il était revenu dans le monde. Il vivait à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans un donjon. Ces visites étaient exquises. Ce spirituel qui fut l’ami du peintre Kandinsky faisait rayonner douceur, attention, noblesse.

Adolescent, je me rendis un jour à une conférence sur le mont Athos. J’y vis des images qui devaient devenir familières. Celles du désert, cette partie rocailleuse et sèche, là où la montagne Athos domine la mer de ses deux mille mètres. Monastères venus du bout du monde, comme des confins de l’histoire. Certains, véritables forteresses médiévales surveillant la mer, telles des sentinelles vigilantes face aux incursions des pirates. D’autres, blottis dans l’intérieur des terres au milieu des champs et des forêts, comme des joyaux dans un écrin de verdure.

Des ermitages aussi. Perchés sur le sommet de falaises escarpées tombant à pic dans une mer immensément bleue. Un monde dévoré de soleil et de feu. Un monde d’hommes à l’ascension du ciel.

Un monde sans femmes, mais pas sans féminité, ni sans amour ni sans compassion. Témoins, les petites chapelles disséminées partout, où le voyageur exténué peut s’arrêter, boire de l’eau fraîche et apaiser la fournaise de son cœur en se laissant regarder par le visage des saints peints sur des icônes.

Une année après avoir eu mon bac, je tombai en arrêt sur un article de magazine. Il y était question du mont Athos, qualifié de Tibet chrétien. Les photos étaient fascinantes. C’était l’époque des chemins de Katmandou. Je compris que l’Athos serait mon pèlerinage initiatique vers l’Orient, mon Bénarès, mon fleuve sacré, ma source purificatrice.

Je rejoignis donc le nord de la Grèce, d’abord, Salonique et son atmosphère orientale. Ses grands immeubles face à la mer, son bazar annonçant la Turquie.  La station de bus pour la Chalcidique, ce trident jeté dans la mer à 100 km à l’est de Salonique, dont la pointe nord est le mont Athos. Une pointe de 60 km de long sur 10 km de large, avec vingt monastères, dix sur sa côte sud, dix sur sa côte nord.

Sublime confusion de visages, dès la cohue de la gare routière, racontant la Macédoine et l’Orient. […] Les trois heures de bus menant à Ouranopolis (la « ville du ciel «), dernier point habité par les hommes avant le territoire des moines. […]

ouranopolis

Le départ en bateau à 8 heures pour le mont Athos où l’on n’accède que par la mer. Des pèlerins. Enveloppés. Des moines. Émaciés. Les camions de blé et de bois sur le pont. Pas de cris. Des chuchotements plutôt. Dans la paix du matin et des eaux calmes, des plages désertes dominées par des collines boisées,puis le premier monastère avec son port, Zographou (en grec, « l’écriture de vie »)] Monastère bulgare, enfoui sous les cyprès.

Et puis, d’autres monastères, Dochiariou, Xénophontos, Pantéléimon, le grand monastère russe où séjourna Silouane.

Enfin Daphni, le port de l’Athos. Et cette impression immédiate : le Moyen Âge, mot pour dire « le souffle de la tradition ». Et ces mots d’accueil écrits sur une pancarte : « Chers pèlerins, bienvenue à la Sainte Montagne, le jardin de la Vierge. Soyez respectueux, comme notre père Moïse, qui s’est déchaussé avant d’aller parler à Dieu au sommet du mont Sinaï, car cette terre est une terre sacrée. »

Une fois atteint le port, notre voyageur choisit comme rituel du premier jour un     «encerclement» corps à corps de la presqu’île sacrée.

On peut visiter l’Athos en s’arrêtant dans un monastère, afin de se laisser creuser par le silence, le repos, le rythme liturgique. On peut aussi le visiter à plusieurs en empruntant les caïques qui longent la côte, de monastère en monastère. Au fil de mes périples, une troisième voie s’est imposée à moi. Faire le tour de la presqu’île athonite à pied, un chapelet de laine à la main. Pour vivre une solitude en mouvement. Pour lier amitié avec le cosmos. L’Athos enseigne à chacun les voies de sa rencontre. Il révèle par quel lien on va lui être uni. Ce lien s’est dévoilé à moi. Un lien de feu, purifiant l’homme venu du monde de toutes ses impuretés. Un lien de pied et non de tête, laissant monter les énergies de la vie à partir de la terre. Un lien de concentration. Par la prière. Par le Verbe mille fois invoqué, « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ». Invitation faite aux forces célestes, afin que la vie d’en haut vienne habiter dans la vie d’en bas. Cette vie m’a indiqué ce qui est devenu mon itinéraire.

D’abord, quitter le bateau du matin, au port de Zographou, le monastère bulgare. De là, emprunter la voie qui mène de la côte sud à la côte nord. Marcher sur un chemin séculaire, empierré de main d’homme, au milieu des fougères et des chênes verts.

Persévérer jusqu’au monastère serbe de Chilandari, ce qui veut dire le monastère des mille, en souvenir des mille saints de Serbie. Goûter le calme de la cour, la beauté de son église, où reposent saints et rois de Serbie, le charme balkanique des façades rouges et blanches.

Savourer l’accueil du père hôtelier, le café, le raki, le loukoum et le grand verre d’eau que celui-ci apporte à tout arrivant, sous les portraits de la famille royale de Serbie. Parler avec le père Métrophane, l’une des figures du monastère. Se souvenir que les Serbes sont patriotes. L’Église a été leur ciment. Elle leur a permis de faire face aux invasions turques, aux massacres perpétrés par les Croates et les nazis, à la dictature des communistes et de Milosevic.

Puis marcher vers Esphigménou [carte], monastère des zélotes, ces orthodoxes parmi les orthodoxes. Rigoureux. Parfois subtils, comme ce moine rencontré un jour. « Vous dites que l’habit ne fait pas le moine ? Vous avez tort. Cela aide. »

Marcher d’ Esphigménou à Vatopédi, l’un des trois monastères « royaux » de l’Athos,

avec la grande Lavra à l’extrême est, et Iviron sur la côte sud. Monastère imposant, pouvant recevoir 500 pèlerins. Monastère éclectique avec ses moines venus des quatre coins du monde. De Chypre. D’Amérique, d’Australie.

Il faut plusieurs heures pour aller à Vatopédi. Tenir sous un soleil de plomb. Escalader des collines. Descendre dans des ravins. Emprunter le lit de torrents asséchés. Franchir d’antiques ponts romains.

Entrer dans le monastère comme on entre dans un palais.

Palais

Beauté des vêpres dans l’église majestueuse en fin d’après-midi, quand les cigales font un bruit assourdissant. Doxa patri, kai ghiô, kai aghiô pnevmati « Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit ». Le service est soigné. Les moines chantent superbement. Douceur du soir. Vibration apaisée de la nuit au milieu des collines noires. Juste le grelot d’une mule au loin. « Une immense bonté tombait du firmament », écrit Hugo dans Booz endormi.

Dieu s’apprend par le corps. C’est ce qu’enseigne l’Athos. Car, l’être entier qui ne se dit que par le corps est la seule voie d’accès à Dieu. Celui-ci qui est tout exige tout. Corps et âme. D’où le sens de la vie monastique. Les veilles. Les jeûnes. La prière continuelle. Il s’agit d’apprendre à se tenir en Dieu. Tout entier. Quand on s’y essaie, ne serait-ce qu’un peu, la contrepartie est magnifique. On découvre un corps nouveau. On fait corps avec tout, Dieu devient alors palpable. Il se respire. Il se mange. Il rend tout intime, car il est l’intime. Il est beauté. Saveur. Senteur. Comme le mélange de soleil, de lavande et de thym qui parfume les pierres des chemins de l’Athos.

chemin 2

Olivier Clément a raison. Le Christ n’est pas venu réprimer le désir, mais le transfigurer. C’est le sens de la communion. Le Christ se mange. Car il est l’intime allant dans l’intime. Il est noce de Dieu et de l’homme, du ciel et de la terre. Une noce fastueuse, que tout homme peut être amené à vivre, s’il libère son cœur. En vivant. En faisant corps avec Dieu. En n’ayant pas peur de comprendre que Dieu est noce et que la noce véritable est Dieu.

olivier Clément

La Sainte Montagne disparaîtra-elle un jour sous les coups du tourisme et de la modernité ? Non. Car celui qui l’aime y demeure à jamais.

Durant des années, aller de Vatopédi à Stavronikita], le long de la côte nord, m’a été éprouvant. Il n’y avait qu’un sentier glissant dans les sous-bois qui mettait mes pieds en feu. Un jour, à ma surprise, une route pleine de poussière remplaça le sentier. Construite par les bûcherons afin de laisser passer les camions de bois, principale ressource de certains monastères, celle-ci fait quasiment le tour de la presqu’île. Les panoramas qu’elle découvre sont splendides. La largeur de la route est parfois impressionnante. Une véritable « autoroute ». Étrange saignée dans la montagne jadis vierge.

route

« L’Athos que nous avons connu ne reviendra plus », me confia un jour un ami. C’est vrai. J’ai découvert, en 1972, un Athos sans routes, sans voitures, sans électricité, sans douches ni sanitaires. Un vieux bus déglingué reliait Daphni, sur la côte sud, à Karyès, dans l’intérieur des terres, la capitale du mont Athos, avec son église, ses deux cafés-épiceries sentant la saumure, la résidence du gouverneur, les ermitages abritant les représentations officielles de chaque monastère de l’Athos. Tout était long, rude et chaud. Mais quel charme !

 

Aujourd’hui, finis les lampes à pétrole, les sentiers de bûcheron qui vous font errer dans des clairières inconnues et les toilettes surréalistes résumées à un trou pestilentiel dominant un précipice. Finie la sueur que l’on garde cinq jours sur soi faute de savoir où se laver. Finie l’image du moine crasseux qui a tant collé à la réputation athonite. Le marcheur harassé peut prendre une douche dans une salle de bains impeccable et lire ses livres préférés de spiritualité byzantine dans une bibliothèque informatisée.

La modernité a débuté avec l’hygiène. Elle est entrée au mont Athos. Au grand dam des anciens, qui préfèrent leurs mules aux combinés Ford ou aux hors-bord de certains ermites, prêts parfois, contre monnaie sonnante et trébuchante, à transporter quelques pèlerins rechignant à la marche, afin de financer la construction de leur ermitage. La Sainte Montagne disparaîtra-t-elle un jour ? Le tourisme est plus pernicieux que les barbares.

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Mais l’Athos a des alliés invisibles et des amis visibles. Il ne dit pas non aux femmes. Il dit oui à l’inviolable. Tout ne s’approprie pas. C’est ce que veut dire la chasteté. Nous en avons besoin. Elle protège le monde entier, hommes et femmes confondus. L’Athos rend un service inestimable au monde, par son retrait, par Sa prière continuelle, par sa vie sainte. Il rend palpable le fait que le monde divin est bien au monde réel et non une idée, puisqu’en lui des hommes en vivent et s’en nourrissent. Si demain, sous prétexte de « s’ouvrir au monde », sa clôture était brisée, il n’arriverait pas simplement ce qui est arrivé aux Météores, ces fantastiques monastères perchés sur des pitons rocheux au milieu de la plaine de Thessalie. On ne serait pas confronté au triste spectacle d’une vie mystique réduite à l’état de décor pour touristes nonchalants, ne comprenant plus ce qu’ils viennent voir, parce qu’il n’y a plus personne pour le vivre. La crise du monde occidental s’approfondirait encore davantage, les médiations pour faire sentir que le spirituel est réel étant désormais absentes.

Stavronikita. Ce diamant sur la côte nord, petit château fort arrimé par des coulées de béton sur un rocher en forme de radeau afin qu’il ne s’écroule pas dans la mer. L’accueil de mon ami Ambroise : « Un jour, je suis allé visiter la Sainte Montagne. J’y suis resté. Ici, les moines ne lisent pas les Pères. Ils les vivent. Il n’y a pas, d’un côté, la foi, de l’autre, la raison. Il y a la raison vivante, la vie une en Christ. »

Moi aussi, je suis resté pour toujours à l’Athos. Un jour, il devait être 14 heures, j’arrivais au port de Stavronikita. Deux moines et deux novices écaillaient du poisson fraîchement pêché. Dans le monde, on aurait bavardé durant cette tâche ménagère. Eux chantaient un hymne à la Mère de Dieu « Salut, épouse inépousée ».

L’Athos au loin se mit à rayonner de gloire et de lumière. La vie entière étincela comme un premier matin du monde. Tout homme a un jour où il dit oui au monde divin. Oui à la vie invisible. Oui à ce qui le comprend sans qu’il puisse le comprendre. J’ai dit oui.

Aube Athos

Dans la cellule du moine, il y avait une table et un siège comme on en voit dans les églises grecques, tout en hauteur avec des accoudoirs et une planche qu’on peut rabattre pour s’asseoir Si l’on ne veut pas rester debout accoudé sur sa chaise. Pas de lit. Quand il avait besoin de se coucher, il allongeait une couverture par terre.

chambre

Le but du monachisme est de vivre de la vraie vie, la vie en Christ. C’est la raison pour laquelle les moines dorment peu, trois ou quatre heures, et mangent peu. Leur repos est ailleurs. Leur nourriture aussi. Ce qui les rend très vigoureux et très toniques. Chez eux, pas de cernes sous les yeux. Des traits lisses au contraire. Quand on a l’esprit unifié, on n’est pas fatigué. Seul le désordre mental épuise.

monachisme

Il existe de nombreux ermitages à l’Athos. La plupart se trouvent néanmoins dans la partie appelée le « désert », à l’extrême est, sous la montagne Athos, entre 500 et 1000 mètres au-dessus de la mer. Falaises abruptes plongeant dans la mer bleue. Forêt profonde. Au détour d’un chemin, ici ou là, une cabane en ciment avec sa chapelle. Un vieux moine qui vous offre un grand verre d’eau fraîche. Evloguite ! – O Kyrios ! « Bénis, père. – Que Dieu te bénisse. »Des communautés de chantres ou de peintres d’icônes. Un climat subtil. Artiste.

ermitage

Y a-t-il encore des ascètes vivant dans des grottes auxquelles on n’accède que par des échelles de chaînes ? J’ai rencontré un jour un moine qui s’en allait vers l’un d’entre eux, un grand panier de tomates à la main. Il a refusé de chercher à savoir ce qu’il en est de l’extraordinaire et des miracles. Les moines ne disent rien. Car, selon eux il n’y a qu’un seul miracle qui vaille : un cœur bon, humble et compatissant.

Pourtant un jour j’ai rencontré les « grands ». Les saints. Ceux dont on parle comme de légendes vivantes. Ceux que l’on vient voir comme on venait voir saint Séraphin de Sarov du temps de la Sainte Russie. Ceux au contact desquels on rencontre pour un instant la vie divine. Des pèlerins grecs, sur la route, me dirent : « Venez avec nous, nous allons voir papa Éphrem. » Vingt minutes plus tard, je mangeais des noisettes en buvant de l’eau avec un bon vieillard rieur, tout blanc et tout simple. « Quand le père Éphrem dit sa liturgie, me confiera plus tard mon ami Macaire de Simonos Pétra [auteur du Synaxaire, Vie des saints de l’Église orthodoxe], les anges descendent du ciel pour venir la dire avec lui ». À la Sainte Montagne, ce n’est pas une image. Parfois, ce ne sont pas les anges qui descendent du ciel, mais les démons qui remontent de l’enfer. Le combat spirituel a lieu chaque jour. Il arrive parfois que l’on entende un moine crier sa peur dans la nuit.

J’ai rencontré aussi Paissios. Petit homme frêle, venu du fond de l’Anatolie, en Turquie. On ne voyait pas le blanc de ses yeux, ceux-ci étaient profonds comme des galaxies. J’ai cru que c’était le jardinier du monastère, tant il était simple et humble. Chaque samedi, il sortait de son ermitage pour se rendre à la liturgie. Il se mettait dans le fond de l’église, communiait, puis repartait pour la semaine vers sa cellule où, parfois, l’attendaient des dizaines de visiteurs. Quand tel ou tel lui demandait de prier pour la réussite de tel examen ou de telle affaire, il priait mais il ajoutait : «Pourquoi te contentes-tu de si peu?»

Paissios ne m’a dit qu’une seule chose « Fais tous les péchés du monde, mais n’oublie pas de venir au mont Athos ». Paroles énigmatiques. Paroles humoristiques. Pour dire qu’il fallait être ni étriqué ni oublieux de la vie divine ? « Dieu pardonnera tous les péchés sauf un seul. Oublier que l’homme est d’essence royale. « C’est ce que dit la Bible. C’est pour cela sans doute aussi que vivent les moines. Quand on est d’essence royale, on se dépouille de tout ce qui n’est pas royal.

Appelé à la divinité, l’homme est par nature sensible à la beauté. Une dimension à laquelle la tradition orthodoxe donne toute sa place.

La vie monastique orthodoxe est simple. Tout est fait pour qu’elle le devienne et qu’elle le reste. D’abord, grâce au sens même du mot moine. En grec, monachos. Le monos. L’ « un ». Moine ne veut pas dire solitaire mais unifié. Alors que l’homme divisé ne sait pas choisir entre l’homme et Dieu qu’il tend à opposer, l’homme unifié vit ensemble l’humain et le divin, à l’image du Christ, homme et Dieu à la fois. « Pas plus homme que Dieu ni plus Dieu qu’homme, me dira un jour l’higoumène Basile, mais autant homme que Dieu et Dieu qu’homme. »

L’humanité est appelée à la divinité. Cela veut dire non pas sacrifier son humanité, mais la part de soi qui vit sans Dieu, afin de vivre une totalité inouïe, celle du rassemblement de la vie, de la terre jusqu’au ciel, de l’humain jusqu’au divin. Le beau n’est pas là pour flatter esthétiquement le goût des hommes. Il est là pour apporter une connaissance ontologique vivante, en faisant se rencontrer le sensible de la terre et l’extraordinaire du ciel. Ce que la beauté réalise en étant le point de rencontre entre le sensible et l’extraordinaire, sous la forme d’un « sensible extraordinaire » et d’un « extraordinaire sensible.

L’esprit de l’Orthodoxie réside tout entier dans une initiation à la beauté ; celle-ci se réalise dans la vie liturgique. Ainsi, l’église comme bâtiment transfigure l’espace ; la liturgie, le temps de la personne et sa vie ; les icônes, les yeux ; les chants, les oreilles ; l’encens, le nez ; l’huile, la peau et les organes ; et la communion avec le Christ, le corps intime allant jusqu’au corps inconscient dans lequel réside le corps « surconscient » de chacun, que la tradition appelle le « corps glorieux ».

Tout ce qui est extraordinaire a pour but de devenir sensible. Tout ce qui est sensible a pour but de devenir extraordinaire. Cela explique bien des choses. Pourquoi la vie liturgique est si belle et si longue à la fois. Pourquoi aussi le recueil de l’enseignement des Pères sur la vie ascétique s’intitule Philocalie, « amour de la beauté ». Pourquoi, enfin, tout est si charnel, si délicatement « érotique » du fait d’un éros ineffable, venu d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle, en tout cas, la vie du moine n’est pas une fuite, mais une œuvre qui concerne l’humanité entière.

Quand un moine prie, il ne fait pas « sa « spiritualité. Il s’efforce de se mettre à la hauteur de « la « spiritualité. Pour la plus grande grâce de tous. Car, quand il y parvient, il réalise ce que le Christ est venu réaliser dans le monde. Réconcilier Dieu et l’homme. Et donc changer la nature humaine. Un moine travaille sur l’être, l’être divin travaillant sur lui. Doucement. Dans l’intime. Si plus personne ne priait dans la solitude, la nature divine de l’humanité ne trouverait plus à s’incarner. Nous serions encore plus pauvres que nous ne le sommes. Le moine qui prie donne, de ce fait, à foison aux démunis ontologiques que nous sommes.

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Il arrive que des chrétiens ne le comprennent plus. Ils pensent que l’Église ferait faire des progrès à l’humanité en priant moins et en agissant plus auprès des pauvres. C’est oublier qu’il n’y a pas que la pauvreté économique La misère morale, ontologique et spirituelle existe aussi. C’est faire l’erreur de vouloir mettre l’Église dans le monde et non le monde dans l’Église. Le mont Athos est donc bien à sa place, quand il laisse venir le monde à lui au lieu d’aller vers le monde. Faisant entrer le monde dans la beauté, il redonne sa couronne au monde.

La route allant de Stavronikita à Prodromos [grand skite roumain] est somptueuse . Elle longe une côte sauvage en passant par de grands monastères.

Iviron, Philothéou, Karakalu, Lavra.

Sur une plage, fièrement dressée, une tour génoise. Vestige de la présence de moines catholiques jusqu’au XIIIe siècle. Non loin, un pont romain, une voie romaine, que plus personne n’emprunte. Une source d’eau qu’Athanase aurait fait jaillir.Celui-ci a vécu à dix minutes de Prodromos, dans le lieu le plus stupéfiant qui soit. Une grotte située entre ciel et mer, à deux cents mètres au-dessus des flots. On y accède par un escalier de trois cents marches taillé dans la roche. L’endroit est vertigineux. Tout est accroché sur une paroi verticale. Il y a tout juste de la place pour une plate-forme à l’entrée de la grotte, qui se trouve au milieu de la paroi.

Celle-ci supporte une minuscule cabane ainsi qu’une chapelle. L’autel a été creusé dans la montagne. Trois crânes veillent à l’entrée. Le silence qui règne dans cette église à moitié troglodytique, suspendue au-dessus d’une mer plombée par le soleil, est impressionnant. Il emmène au cœur de soi-même.

Des générations de moines ont entretenu un dialogue infini avec Dieu ainsi qu’avec l’horizon, dans ce précipice que le cri d’une mouette perdue rend parfois effrayant. Je pense à saint Grégoire Palamas. Il a vécu non loin. Au-dessus de Lavra. C’est là qu’il a composé ses Triades pour la défense des saints hésychastes. Vision géniale du christianisme que l’on ignore tant. Attitude intérieure. Tranquillité d’âme. Celle-ci est plus profonde que la foi. Car elle en est le signe lumineux. On ne peut pas être chrétien et inquiet. « Christ est ressuscité ! Que peut-il vous arriver ? ». Parole du père Pétronios. D’où le sens du monachisme et de la vie en Christ. Acquérir la paix du cœur en racontant à chacune des cellules de son corps que le Christ a vaincu la mort. Et laisser cette paix traverser la vie et le monde, en allant là où elle a décidé de nous emmener.

Devenir un homme calme qui pacifie les cœurs par sa lumière intérieure. Accomplir ainsi le programme que la liturgie nous propose, lorsque dans la profondeur du chant qui précède la présentation du saint calice, il est dit : « Nous qui mystiquement représentons les chérubins, déposons tous les soucis du monde ».

À la fin, il n’y aura qu’un chant. Le chant infini de la vie enchantée. Entre les deux, il y a le chant d’Athanase et des moines de Simonos Pétra.

Avec ses grandes façades blanches et ses six étages de balcons en bois surplombant un ravin couvert de garrigues plongeant dans une mer frissonnant quatre cents mètres plus bas, Simonos Pétra ressemble au Potala [palais des Dalaï-Lama] qui domine Lhassa, la capitale du Tibet.

Une légende veut que deux moines, Simon et Pierre, cherchant à bâtir un monastère, se soient arrêtés un soir sur un piton rocheux défiant la mer. Ils n’avaient qu’une carafe d’eau et des loukoums pour le dîner. Est-ce la fatigue ? La carafe se renversa et l’eau avec. Ils allaient devoir affronter la soif toute la nuit. C’était compter sans la divine providence. Lorsqu’ils ramassèrent la carafe, elle était pleine d’eau. Ils comprirent le message. Là où l’eau ne se renverse pas, l’esprit n’est pas renversé. Ils débutèrent, le lendemain, la construction du futur monastère.

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Chaque année, je quitte Prodromos au lever du jour, afin de me rendre à Simonos Pétra [carte]. La journée va être rude, le soleil accablant. Il faut partir tôt. J’arriverai au monastère vers quatre heures. Mon ami Macaire m’accueillera. La vie parlera d’ombre et de fraîcheur, d’amitié et d’hospitalité.

En attendant, cela aura été la fournaise dans des sentiers transformés en tunnels de chaleur suffocante, où il n’est pas possible de poser une main sur une pierre sans se brûler. J’aurai marché dans la forêt, entre Prodromos et Sainte-Anne, la capitale des ermites et des ascètes. « Evloguite ! O kyrios ! Apo pou ? (D’où viens-tu ?) Gallia ! (France !). Orthodoxos ? Il y a des orthodoxes en France ? » La rencontre aura été brève. Presque furtive. Mais intense. Lui, sur sa mule. Venant d’on ne sait où, pour aller on ne sait où. La force tranquille. La vraie. « Adieu, Père. « Kalo taxidi. (Bon voyage) ».

Sainte-Anne est au milieu des pins et des crottes de mule. L’église y est belle comme une âme profonde. Les jours de fête, le sol est jonché de lauriers roses. L’air embaume le basilic, la fleur qui, dit-on, poussa aux pieds de la croix du Christ. Descendre vers Saint-Paul.

Remonter vers Dionysiou. Redescendre vers Grigoriou. Remonter vers Simonos Pétra. À certains moments, il fait autour de cinquante degrés. La montagne n’est plus que feu et lumière. Simonos Pétra m’attend. Je pense à Émilianos, son higoumène, un prince de l’Église. « Une colonne allant de la mer jusqu’au ciel », telle fut la vision d’un saint ascète qui demanda un jour à Dieu : « Qui est Émilianos ? »

Athanase est le meilleur chantre de l’Athos. Quand il est devenu moine à Simonos Pétra, son père l’a suivi. Celui-ci s’appelle désormais le père Galaktion, Galatée. Sa mère et sa sœur sont devenues moniales à leur tour. À Ormilia. Dans le plus pur style de la tradition byzantine. Il était courant que les rois se fassent moines et que les couples, après avoir éduqué leurs enfants, finissent leur vie au monastère. Le soir, durant les vêpres, lorsque Athanase entonne les Kyrie eleison qui répondent aux invocations du diacre devant l’iconostase, pour le salut du monde, j’oublie mes dix
heures de marche. Je vole.

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Il n’y a pas un, mais deux chœurs, qui se répondent de part et d’autre de l’église. Entre les deux, le moine chargé du bon ordonnancement des vêpres fait un aller-retour continuel, un livre de chants à la main. Tout est ainsi balancement. Écho infini. Ressassement éternel d’une vague sonore peignant les rivages de la vie.

Au commencement était le chant infini de la vie enchantée. Et à la fin, il n’y aura qu un chant. Le chant infini de la vie enchantée. Entre les deux, comme une mémoire des origines et comme une préfiguration des temps à venir, il y a le chant d’Athanase et des moines de Simonos Pétra. Pour la première fois, je comprends le mot de fraternité. Mieux qu’une équipe. Plus que des amis. Une énergie. L’éclat d’une humanité neuve. L’élan d’un monde enfin réconcilié.

L’humanité est invitée à collaborer avec Dieu. Cette collaboration, la liturgie, fait de chacun de nous un coparticipant aux énergies divines.

Une agrypnie est une fête qui dure toute la nuit, de 8 heures le soir au matin à 10 heures. C’est un temps durant lequel on ne dort pas. Agripnia veut dire en grec « absence de sommeil ». Cette fête a lieu pour commémorer le saint patron ou la sainte patronne d’un monastère, pour célébrer les grandes fêtes de l’année (la Nativité, la Résurrection, la Pentecôte, la Dormition de la Vierge) ou pour honorer tel saint ou sainte, dont les reliques sont conservées derrière le saint autel. Superbe symbolique consistant à fonder l’Église, corps des vivants, sur les os des saints, corps sanctifiés.

Les meilleurs chantres de la Sainte Montagne s’y rendent, par petites délégations de moines, venus par bateau, par mule ou à pied. Un jour, en arrivant à la skite de Sainte-Anne, j’ai vu un écriteau sur le portail fermé, avec juste ces mots : « Nous sommes tous à la fête de saint Paul. » […]

agripnie

Le début d’une agrypnie est toujours impressionnant. Durant une demi-heure, les moines chantent une salutation à la Mère de Dieu, en se répondant de chœur en chœur dans l’église bondée. Khairé ! Khairé ! (Salut ! Salut !) Au milieu de la nuit, l’intensité croît encore, quand commencent les Terirem, qui peuvent durer une heure, sous les lustres qui se balancent, en souvenir de la danse du roi David devant. les Tables de la Loi. Les « Terirem » désignent le chant que la Vierge chantait, dit-on, en berçant le Christ. Ceux-ci ne veulent pas dire autre chose que « la, la, la ». Grâce à eux, on passe aisément le cap des deux heures du matin. On peut aller dormir, bien sûr, quand on veut. Ou s’étendre dehors sous les fenêtres ouvertes de l’église laissant passer le chant des moines, tandis qu’au loin la lune sereine tresse un chemin de lumière sur les eaux calmes et sombres de la mer.

Chacun possède en lui une énergie qu’il ne soupçonne pas. Notre corps, on le sait, récapitule l’évolution qui, elle-même, contient l’énergie primordiale d’où tout est né il y a des milliards d’années. On ne sait pas cependant délivrer cette énergie. Le banquet mystique qu’est une agrypnie y parvient. En se laissant porter par une nuit de chant, le temps s’abolit. La subjectivité impatiente se dissout pour faire place à ce qui n’a ni début ni fin l’éternité. Ce pour quoi nous sommes faits, ce à quoi le Christ nous a initiés et que la patristique a magistralement compris peut commencer à se réaliser faire ressortir sur un plan surconscient la vie inconsciente que nous possédons en nous.

L’humanité est invitée à collaborer avec Dieu. Cette collaboration porte le beau nom de liturgie. Œuvre commune, la liturgie réalise ce programme. Elle fait de chacun un coparticipant aux énergies divines, dont le devenir s’actualise au cours de son déroulement. D’où l’importance de la vie liturgique. Celle-ci est une science. « La » science. Chacun y est dénoué, délivré de tous ses blocages intérieurs, afin d’être relié à sa dimension royale et divine.

De l’extérieur à l’intérieur et de l’intérieur au supérieur, disaient les médiévaux, pour résumer ce que la sagesse veut dire. Une transformation. C’est ce qu’une liturgie réalise. Une « metanoïa ». Un retournement de l’intelligence conduisant à la surintelligence. Et avec ce retournement, la révélation d’une nouvelle inouïe. Le monde n’est ni vide ni muet. Il est vivant et cette vie est une liturgie.

À la fin d’une agrypnie, après la liturgie épiscopale du matin, tout le monde a une belle lumière dans les yeux. On se sent pour quelques instants cet « homme aux semelles de vent », dont parlait Verlaine pour désigner Rimbaud. Légèreté de tels instants.

Sur l’Athos, la notion de liturgie cosmique n’est plus une idée, mais une réalité. On a envie de se redresser. De vivre debout.

Simonos Pétra donne l’impression d’être un grand monastère. En fait, tout est resserré. Si bien que l’on peut entendre le chœur des moines dans l’église de sa cellule. À cinq heures du matin, cela est saisissant. Le chant devient un cierge qui veille dans la nuit. Un vent glacial souffle sur les balcons. Cela contraste avec la fournaise du jour.

L’Athos se détache au loin, impassible dans la brume du matin. Un moine bat la simandre, le son résonne dans toute la montagne. La notion de liturgie cosmique n’est plus une idée, mais une réalité. La tenue des prêtres dans l’église a quelque chose d’admirable. La droiture des âmes se lit dans la droiture des corps. L’homme verticalisé est lui aussi une réalité.

« Qu’un homme se lève et des centaines se lèveront autour de lui. » Cette vérité devient palpable. On a envie de se redresser. De vivre debout. L’homme noble dont parle Maître Eckhart, parle à l’homme noble qui se trouve dans le cœur de chacun. Il est réveillé par la retenue (en grec nepsis), cette tenue dans la tenue qui libère l’énergie profonde que chacun possède en lui, en la rassemblant. Il s’agit là de l’œuvre de la prière. Celui qui prie est un ouvrier du ciel.

« Oui, car le christianisme n’est pas une religion, mais la vérité ». Parole de l’higoumène Basile. Pour dire que le Christ, Dieu en acte, Dieu vivant, n’est pas un personnage historique fondateur d’un mouvement spirituel, mais le fond de toute réalité.

On sait que l’univers est un grand cerveau organisateur. On sait moins que la conscience est surconscience, éveil au plan supérieur de la source et de l’accomplissement, de l’alpha et de l’oméga. Le Christ fut cette surconscience manifestée. Il l’est encore. Pour chacun. Pour toute chose.

Le jour s’est levé. La Sainte Montagne est inondée de paix et de douce lumière. Le père hôtelier a servi des cafés et de l’eau fraîche. Sur un balcon, face à la mer, derniers échanges avec Macaire. Nous sommes d’accord. Ce n’est pas l’Église qu’il faut ouvrir. Elle l’est. C’est le monde. Je quitte le monastère nourri. Débordant. Sensation de danser sur les nuages.

sainte montagne

La route en lacets qui va de Simonos Pétra à Daphni est fraîche [carte]. Arrivé à Daphni, il est savoureux de boire une bière glacée. Mais ce geste alourdit déjà. On revient vite dans le monde. Trop vite… Il est midi. Le bateau arrive d’Ouranopolis. Une grande barge à fond plat. Une horde de pèlerins en descend, au milieu de moines qui se saluent, de camions de bois, de ciment ou de blé. Les partants croisent les arrivants. Dans une semaine, ils seront à leur tour allégés. Les sentiers brûlants et la prière dans les églises sombres et fraîches les auront épurés, affûtés. Ils connaîtront eux aussi la joie de l’homme verticalisé, l’ineffable douceur de l’homme de lumière.

embarquement

La corne du bateau retentit pour appeler les retardataires. L’année dernière, des dauphins ont accompagné le retour de leur danse. Cette année, peut-être… ? La Sainte Montagne disparaît peu à peu dans la brume de chaleur qui monte. La journée promet d’être ardente. Le pont est calme. Chacun emporte avec lui un peu d’hésychia, de douce tranquillité. Je repense aux derniers mots de Macaire : « La vie du moine est une vie angélique. La vie du monde à venir. On priera pour toi, et pour le monde. Tou chronou (À l’année prochaine). Kalo cheimôna (Bon hiver) »

daupins