retrouvez ICI un extrait de la conférence
L’homme et le monde, c’est la condition humaine, et je voudrais introduire une méthodologie spirituelle pour aborder cette question. Nous avons une grande difficulté à penser correctement l’homme et le monde du fait des banalités qui sont dites à ce sujet.
Nous aborderons trois niveaux de sens. Le premier niveau, exotérique et banal qui est le nôtre quotidiennement et qui donne l’impression d’avoir affaire aux hommes et au monde, mais qui nous fait totalement passer à côté des hommes et du monde, ensuite nous verrons comment les choses commencent à bouger avec la phénoménologie, et puis verrons la dimension spirituelle et ontologique de la relation entre l’homme et le monde.
Le niveau exotérique
On pense que la relation entre l’homme et le monde c’est la nature, l’environnement, l’espace autour de nous, et nous. On a d’autant plus l’impression de la connaître que depuis la révolution française, toute la culture dans laquelle nous vivons nous ramène à l’homme et au monde comme étant les constituants fondamentaux de la réalité.
En réfléchissant sur l’époque des Lumières, on s’aperçoit que les Lumières aboutissent à une religion et sont une vivante contradiction car elles prétendent libérer l’homme de la religion or elles aboutissent à une religion, le culte de l’être suprême. C’est le culte des hommes et du monde parce que pour les Lumières, Dieu c’est l’homme et le monde.
La relation sujet/objet
Nous pensons que la réalité, c’est l’homme et le monde parce que c’est ce que nous voyons tous les jours, mais nous sommes dans l’irréalité la plus complète. Derrière l’homme et le monde, nous avons la relation sujet/objets, nous étant le sujet et le monde en face de nous, les objets.
Cette relation ne vient ni des hommes, ni du monde, elle vient de notre égo et derrière lui de notre désir de conservation lequel s’exprime par la technique et derrière elle, il y a l’asservissement du monde.
Les sages nous expliquent que la réalité n’est pas le sujet et l’objet, l’homme et le monde.
S’ils critiquent cette façon de voir les choses, c’est qu’elle est d’une grande violence et nous trompe complètement par rapport à la réalité. Quand la raison humaine, au sens primaire du terme, veut maitriser le monde afin d’en tirer des bénéfices et des profits, elle pose la relation en termes de sujet objet pour obtenir les informations qui lui donnerons les moyens d’avoir cette maitrise. Pour maitriser techniquement le monde/objet, l’homme/sujet se sépare du monde afin de l’asservir et d’en tirer des bénéfices.
Cette vision du monde est ce qu’on appelle l’objectivation, c’est le fondement du monde dans lequel nous vivons, qui d’un côté, permet de développer une efficacité assez remarquable, mais qui en même temps, est d’une violence proprement barbare.
Une relation qui brise un état de communion
Le monde n’est pas un objet, il est vivant, et quand on fait l’expérience du monde vivant, on reçoit quantité d’informations qui montent en nous, et nous-mêmes, nous ne sommes pas des sujets en face d’un objet, nous sommes des être vivants qui reçoivent ces informations à partir desquelles nous répercutons un certain nombre d’expressions.
Quand vous vivez, vous n’êtes pas un sujet par rapport à un objet, vous êtes dans un état de communion et d’intériorité, dans une relation de vie à vie avec le monde. Vous recevez le monde, vous rentrez dans le monde, et il se créé entre vous et le monde une relation intime qui produit une multiplicité d’expressions et de sens.
La relation sujet/objet brise la communion entre nous et le monde, cela se fait lorsque, d’une manière maligne et rusée, nous nous mettons en face du monde afin d’y prélever des informations utiles à partir desquelles nous allons élaborer une représentation qui va nous permettre de maitriser les choses.
Quand le savant regarde quelque chose et qu’il veut en tirer des informations, il réduit ce qu’il regarde à l’état d’objet, il se constitue en sujet et il prélève les informations utiles pour sa recherche.
C’est-à-dire qu’il n’y a plus ni homme ni monde, Michel Foucault dit dans « la naissance de la clinique » que lorsque la médecine devient scientifique, le malade n’est plus un malade, c’est un cas à l’intérieur d’un tableau et on va analyser ce cas pour en tirer un certain nombre d’informations objectives pour la médecine qui est devenue non plus un art, mais une science.
Il est formidablement désagréable d’avoir affaire à quelqu’un qui vous regarde comme un objet, il se tait, puis il vous scrute, vous analyse, prélève des informations et vous avez l’impression d’être réduit à l’état de chose dans les mains de quelqu’un qui est une sorte de sujet tout puissant.
Je ne conteste pas l’efficacité d’une telle méthode, mais sa caractéristique, c’est de ne faire exister ni l’homme, ni le monde. Ce qui existe, c’est simplement le processus d’objectivation qui est guidé par la volonté de toute puissance, de maitrise, de rationalité, de profit, d’utilité, bref, d’asservissement.
La relation sujet/objet est une relation tyrannique qui soumet la réalité réduite à l’état d’objet au désir et au projet du sujet et, derrière une relation qui se veut technique, rationnelle et civilisatrice, nous avons affaire à l’élaboration d’un monde barbare.
Les critiques de cette vision
Si on peut faire une critique de la modernité, c’est d’apercevoir la violence d’un processus qui remplace l’homme et le monde par la relation sujet/objet et derrière elle, par la relation technique utilitaire.
On comprend pourquoi Marx critique la notion de profit, je regrette qu’il n’ait pas été au bout de sa critique et qu’il n’ait pas vu ce que Bergson a vu, à savoir la formidable violence du processus intellectuel, moral et civilisateur qu’il y a derrière la relation sujet/objet.
L’Inde, le bouddhisme, nous disent que le sujet et l’objet sont néfastes dans l’appréhension de la réalité parce que cela nous fait vivre dans la dualité et cela créé une relation d’opposition entre l’homme et le monde. Dommage que l’Inde et le bouddhisme ne soient pas allés au bout de la relation sujet/objet pour apercevoir derrière celle-ci, la tyrannie de l’objectivation et du sujet qui a décidé d’asservir le monde.
Lorsque nous abordons l’homme et le monde, nous avons besoin d’une purification, d’une ascèse, parce que si on ne le fait pas, nous allons reproduire le processus d’asservissement. Lorsque les prophètes, le Christ et les pères de l’Église parlent de l’homme et du monde, ce n’est pas l’homme d’un côté et le monde de l’autre, ce n’est pas la relation sujet/objet. C’est une contestation virulente de la relation de l’homme et du monde et des moyens traditionnels d’aborder la condition humaine.
Une relation primaire
La relation sujet/objet n’est pas totalement critiquable, à condition de la remettre à sa place et de lui donner ce qui lui revient. Dans l’existence, nous avons besoin de rationalité, nous avons parfois besoin d’occuper la position du tyran qui asservit la réalité en la transformant en objet, un objet dont il prélève des informations qui lui permettent d’arriver à une maitrise de la réalité.
Mais ceci n’a qu’un temps, le temps de la survie. Quand nous devons survivre, nous sommes égoïstes, nous sommes prédateurs, nous sommes rusés, nous sommes dans le niveau primaire de l’intelligence, nous sommes dans la malignité. C’est un des sens de la phrase du Notre Père « Délivres nous du malin », le malin c’est l’être primaire qui est en nous, c’est le serpent, celui qui rampe, celui qui ruse.
Attention de ne pas être prisonnier toute notre vie du serpent et de la malignité qui font que nous sommes inconscients d’être dans la position du tyran qui asservit le monde en l’objectivant.
Néanmoins, nous avons besoin de cet aspect des choses pour parer au plus pressé, pour nous adapter à des urgences, lorsque nous sommes agressés par le monde autour de nous, mais nous avons besoin de passer à un autre niveau. S’il y a le niveau de la survie, il y a aussi le niveau de la vie.
Le niveau de la vie
Le niveau de la vie, c’est le niveau de la conscience et de la présence, c’est la différence que l’on peut établir entre la conscience et la raison, la raison est calcul, la conscience est présence, ce qui nous permet de vivre les uns avec les autres, ce n’est pas la raison, c’est la conscience.
Essayez de vivre avec quelqu’un qui calcule tout, qui vous observe, qui rationalise tout, vous devenez sa chose, son objet, et c’est absolument insupportable, vous avez un sentiment d’oppression et d’étouffement. Ce qui fait que nous avons une vie vivable, c’est que nous avons des relations, non pas rationnelles, mais personnelles, de présence à présence, de vie à vie.
Vivre, c’est savourer la présence, la nôtre, celles des personnes autour de nous, la présence collective, et c’est être présents à cette présence. En faisant monter une présence, cela donne une ambiance, une atmosphère, c’est le rayonnement des personnes qui crée un climat de présence collective où nous savourons l’existence parce que nous sommes tous présents les uns autres. Ce sont des moments délicieux.
La phénoménologie
La phénoménologie a étudié la conscience, elle est partie d’une idée très juste que la réalité se trouve non pas dans la raison mais dans le vécu et elle a fait une découverte.
La présence
C’est quelque chose que Descartes exprime très bien lorsqu’il dit avoir découvert la clef de la science. Pour Descartes, celle ci ne se trouve pas dans la logique ou dans les mathématiques, mais dans la conscience, c’est-à-dire dans la capacité de présence à soi-même qui est infiniment plus rationnelle et plus profonde que la raison.
La raison, c’est ce qui permet de mettre de l’ordre à partir de la règle de la non-contradiction, mais ce n’est pas parce que j’applique la règle de non-contradiction pour ordonner ma pensée et les choses à travers elle, que je suis vraiment dans la raison profonde. Lorsque j’applique une règle, je ne m’investis pas, je ne suis pas vraiment présent et donc, il y a là une faille.
Il vaut mieux faire les choses par soi-même plutôt que de les faire faire. Lorsque j’applique la règle de non-contradiction, je délègue la rationalité à cette règle, mais lorsque je pense de l’intérieur, je ne délègue pas, je suis moi-même à l’intérieur des choses, et là, il y a une vraie rigueur. Je ne fais pas surveiller et ordonner par un autre, c’est moi-même qui le fait, et alors je ne peux pas tricher, je suis vraiment là à tous moments.
La phénoménologie découvre que la Présence est fondamentale parce que c‘est là que se trouve la science, mais elle va plus loin et elle fait une deuxième découverte.
L’intentionnalité
La présence est une quête de sens d’un sujet qui va au-delà de lui-même et cela s’appelle l’intentionnalité. Le sujet va vers le monde, et c’est cet élan vers le monde qui donne le véritable sens de la condition humaine. Le maitre mot de la phénoménologie, se résume en une phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose », toute conscience s’ouvre sur le monde et on n’est pas dans une relation sujet/objet où le sujet asservit l’objet, on est dans une relation d’ouverture. L’ouverture du sujet se traduit par la liberté du monde dans laquelle, plus le sujet se libère, plus il libère le monde, et plus le sujet libère le monde, plus il se libère lui-même.
Dans la relation sujet/objet, il y a asservissement du monde en tant que sujet ou objet, mais dans le vécu, il y a libération du sujet en même temps que l’objet, et cette libération donne ce que Husserl appelle les différentes strates de sens qui traduisent un enrichissement.
La relation de l’homme et du monde est un enrichissement, c’est cela que veut dire l’intentionnalité. Toute conscience qui est une expérience vivante de la conscience, est une expérience vivante du monde et se traduit par le fait que la conscience s’enrichit en enrichissant le monde et crée un mouvement d’expansion dans lequel la conscience veut le monde, et plus elle veut le monde, plus elle existe en tant que conscience. On est là dans un autre horizon.
Dans la relation d’asservissement, le sujet ne veut pas la vie de l’objet, il veut l’utilité et le profit par rapport à l’objet, il n’a que faire de la vie interne de l’objet et de son enrichissement, il appauvrit l’objet et il est lui-même totalement pauvre. La relation de profit technique que nous pouvons avoir avec le monde, la relation d’asservissement qui nous donne un sentiment de maitrise, est la relation la plus pauvre qui soit puisque dans cette relation, ni l’objet, ni le sujet n’existent.
La relation entre l’homme et le monde veut dire une expansion créatrice de l’expérience vécue qui fait que le monde révèle le sujet, que le sujet révèle le monde et qu’on va de révélation en révélation, de découverte en découverte, d’ouverture en ouverture, de liberté en liberté , et on voit alors apparaitre toute la richesse de l’expérience vécue.
Mais l’expérience vécue ne suffit pas, et c’est là qu’intervient la tradition des pères de l’Église et en particulier, l’expérience des ascètes dans leur prière, dans la vie liturgique et spirituelle, qui approfondit encore la relation entre l’homme et le monde.
La relation entre l’homme et le monde est la chose la plus extraordinaire qui soit mais elle peut aussi être la plus aliénante qui soit. Quand on en parle, on parle de la condition humaine, et quand on parle de la condition humaine, ce qui revient toujours, c’est le sentiment d’absurdité, de violence et de souffrance qu’il y a dans cette condition. La vision que l’on a de la relation de l’homme et du monde est marquée par le mal, la souffrance, la mort et le sentiment d’être emprisonné. Cette sensation existe tant qu’on n’est pas allé au bout de l’homme, au bout du monde et au bout de la relation de l’homme et du monde.
C’est là qu’intervient la notion d’ascèse qui nous emmène au delà des éléments tout à fait passionnants et créateurs délivrés par la phénoménologie.
La spiritualité
L’homme et le monde relèvent de l’extraordinaire, et la relation de l’homme et du monde est de l’ordre de l’extraordinaire. Ce n’est pas simplement une relation sujet/objet ou encore une relation vivante de quelque chose qui s’enrichit, c’est beaucoup plus que cela.
L’extraordinaire de la réalité
Ce qui fait qu’on a une vraie expérience de l’homme et du monde, c’est qu’on a une expérience de l’extraordinaire de la réalité, de l’homme et du monde. Il y a souffrance, mal et mort tant qu’on n’est pas au bout de cette relation extraordinaire.
Peu de personnes font une expérience de la réalité et de la relation entre l’homme et le monde parce que très peu d’êtres osent se confronter jusqu’au bout à l’homme et au monde et on préfère vivre dans l’irréalité, ou dans une réalité amoindrie.
Faire l’expérience de l’homme, c’est prendre conscience de ce que veut dire l’existence humaine, qui est d’être dans une solitude extraordinaire à l’intérieur d’une existence et d’un monde qui la dépassent totalement et c’est proprement vertigineux. Il faut avoir la force de regarder le vertige en face et de regarder l’énormité de l’existence humaine.
Lorsqu’on regarde un ciel d’été la nuit, on découvre quelque chose de sublime, la beauté du ciel, mais également quelque chose d’effrayant qui est l’immensité, le vide, le silence et le mutisme. Nous vivons un paradoxe, quelque chose de très beau et d’effrayant à la fois, c’est d’autant plus effrayant que c’est très beau et cela donne un sentiment de solitude intense.
Pascal dit que le propre de l’homme, c’est de fuir la réalité et de se divertir pour éviter l’angoisse, le sentiment de rétrécissement et de petitesse que donne cette relation à l’immensité. Mais si nous avons le courage de regarder la réalité en face, derrière l’énormité, nous découvrons l’extraordinaire.
Il est quand même tout à fait extraordinaire que nous vivions alors que nous sommes si peu de chose par rapport au monde qui nous entoure, et là nous avons un sens de la réalité humaine si nous avons une conscience miraculeuse de l’existence.
Le miracle est souvent décrié et c’est dommage car le miracle est la plus haute conscience qu’on puisse avoir de l’existence, c’est l’impossible qui devient possible et c’est la caractéristique de l’homme. Normalement, l’homme ne devrait pas vivre, tellement il est petit à l’intérieur de l’immense et pourtant, il vit, c’est-à-dire qu’il y a en l’homme une immensité encore plus grande que l’immensité qui l’écrase. Nous rentrons là dans une relation au mystère de l’homme.
Le mystère de l’homme
Il y a les hommes que nous sommes, et puis il y a le mystère de l’homme qui est lié à l’immensité de son existence. Si nous regardons le monde, personne ne sait vraiment ce qu’est le monde parce que, quand on l’analyse, le monde est fait d’une infinité de mondes différents. Il y a le monde des étoiles, le monde des nuages, le monde végétal, le monde minéral, le monde animal et dans chacun d’eux, d’autres mondes encore, par exemple dans le monde animal, il y a le monde des lions, des girafes, des chats, etc. Parmi les hommes il y a les différentes nations, cultures, métiers, le monde des médecins, des avocats, des commerçants, des paysans etc.
Nous avons affaire à quelque chose qui regorge de mondes et il y a tellement de mondes qu’on ne sait plus où commence et où fini le monde, et là nous sommes dépassés non seulement par le vide, mais par la profusion. Ce qui est tout à fait extraordinaire c’est qu’à l’intérieur de tous ces mondes, le monde parvient quand même à exister, il devrait être noyé dans la pluralité des mondes, or il existe malgré elle.
Il y a un point commun entre l’homme et le monde, et c’est l’extraordinaire, il est extraordinaire que le monde existe alors qu’il devrait être noyé dans la pluralité des mondes et il est extraordinaire que l’homme existe alors qu’il pourrait être noyé dans le vide.
L’ivresse
Il y a quelque chose d’extraordinaire qui va au-delà du vide et du plein et cet extraordinaire nous met en face de ce qu’on pourrait appeler l’ivresse. La caractéristique de la vraie joie, c’est l’ivresse, on est ivre de joie, le véritable amoureux est ivre d’amour, quand les choses sont vraiment ce qu’elles sont, elles sont une ivresse, elles débordent, elles n’arrêtent pas de vivre et il y a là une manifestation tout à fait particulière de la relation entre l’homme et le monde qui est tout à fait à l’opposé de celle à laquelle nous avons affaire d’habitude.
La relation extérieure, c’est l’homme asservissant le monde et provocant beaucoup de douleur, de violence, de mort et une disparition du monde et de l’homme face à cette relation violente et barbare.
A l’opposé, il y a une manière inouïe de parler de la condition humaine, sous la forme de l’ivresse, il n’y a pas l’homme d’un côté et le monde de l’autre, mais il y a une réalité débordante qui passe à travers l’homme et le monde et dans laquelle, non seulement il n’y a plus opposition sujet/objet, mais il y a plus qu’une relation d’enrichissement, il y a une relation de louange et de glorification.
La glorification
Le monde qui déborde et l’homme qui déborde sont dans une relation où l’homme glorifie le monde, le monde glorifie l’homme, et la condition humaine est quelque chose de l’ordre de la gloire. Ce qui permet d’accéder à cette vision glorieuse de la réalité, c’est l’expérience vécue de l’ascèse et de son paradoxe, plus je me dépouille, plus je m’enrichis, plus je fais le vide, plus le plein apparaît.
Dans leur prière, les ascètes et les saints se dépouillent de l’homme pour demander à Dieu de venir en eux, la prière est le point de relation entre le vide et le plein, la prière voulant dire que l’homme seul est vide et ne peut que vider le monde, seul Dieu peut remplir l’homme. Dieu qui est un débordement d’amour et de vie est la réalité de toutes les réalités.
Quand je suis un homme seul, je suis dans la relation sujet/objet, j’asservis le monde au sujet que je suis. Lorsque je me vide de cet homme seul pour demander à Dieu de venir et de déborder à l’intérieur de moi, je sors de l‘exil où j’asservis le monde pour m’ouvrir à la liberté et à la réalité véritables. Lorsque le sujet ne se vide pas mais asservit le monde, il se remplit lui-même de succès, de pouvoir, de maitrise, et il vide le monde, si bien qu’au bout du compte, le sujet et l’objet sont vides.
Lorsqu’il y a l’ascèse, on est exactement à l’opposé de cela, le sujet se vide de lui-même, il accepte d’être rempli par un autre, par le Tout Autre, il rentre dans cette relation débordante avec la réalité autour de lui, si bien qu’il n’y a plus lui et la réalité autour de lui, il y a un débordement d’existence, d’ivresse, de louange et de gloire.
Ce qu’il nous manque
Dans notre relation au monde il nous manque deux choses : l’expérience de l’ascèse et l’expérience de la gloire. En ce sens, nous comprenons la parole de Rimbaud : « Nous ne sommes pas au monde, la vraie vie est absente ».
La phénoménologie a pensé parvenir à la réalité en étant dans l’« être au monde », elle a développé la notion d’incarnation et elle a permis de faire apparaitre la richesse de l’incarnation. Toute conscience est conscience de quelque chose parce qu’elle est ouverture au monde et enrichissement du monde, elle est ouverture sur la chair du monde et sur la chair des hommes, sur l’incarnation.
C’est un magnifique propos, et c’est juste, nous sommes au monde quand nous rentrons dans la chair des choses. Comme le dit Merleau Ponty : « Ce qui vit corps et âme et qui s’exprime admirablement dans l’art, dans l’esthétique et dans la beauté ». Faire l’expérience de « l’être au monde » c’est faire l’expérience de la chair, mais il manque quelque chose à cette notion. La chair est chair si elle est glorieuse et si elle n’est pas simplement la chair. Dans les Évangiles lorsque Saint Paul critique la vision charnelle, on pense souvent qu’il critique le corps ou le sexe et la sexualité, la vision charnelle serait matérielle, sensuelle et corporelle.
Mais ce n’est pas du tout cela qui est en jeu, la chair, ce n’est pas uniquement le corps ou la sensualité, ou alors Saint Paul aurait parlé du corps et de la sensualité. La chair, c’est la relation corps et âme, et elle est admirable, si déjà l’humanité vivait dans la chair, on ferait des progrès considérables, en particulier des progrès thérapeutiques et on soignerait beaucoup de choses.
Mais la véritable chair est glorieuse, et nous n’imaginons pas ce que peut vraiment être la chair, c’est inimaginable, et quand nous introduisons l’inimaginable dans notre existence, nous commençons à avoir une toute petite idée de la réalité et de la relation entre l’homme et le monde. Ce que nous vivons est peu de choses par rapport à ce à quoi nous sommes appelés à vivre. Ce qui fait qu’on est dans la réalité, c’est la conscience de l’inimaginable, d’où la justesse de Rimbaud quand il dit que nous ne sommes pas au monde et que la vraie vie est absente.
C’est une parole de prophète, une parole profondément christique. L’être au monde, la phénoménologie, la chair, le noyau d’être, la vie corps et âme, c’est très bien, mais c’est peu de choses par rapport à la gloire.
L’ascèse
C’est là que nous avons l’originalité absolue du christianisme, la caractéristique du Christ, c’est d’annoncer la Bonne Nouvelle, l’Évangile. La Bonne Nouvelle, c’est que les choses vont infiniment plus loin que ce que nous pouvons imaginer, que Dieu n’a rien à voir avec ce que nous en avons pensé, ni la religion, ni l’homme , le monde et ce que nous en pensons, sont peu de chose par rapport à ce qui est.
Il est intéressant de voir pourquoi le Christ critique les pharisiens. Les pharisiens sont des gens très bien, on les désigne toujours comme des hypocrites, mais c’est une erreur, Les pharisiens sont de vrais religieux, ce sont des gens pieux qui font exactement tout ce qu’il faut faire, mais le Christ vient leur dire que tout cela ne suffit pas, et là Il se fâche en leur disant que ce sont des hypocrites parce qu’ils pensent être arrivés. S’ils étaient de vrais pharisiens, ils ne penseraient pas être arrivés, et ce qui est troublant pour les pharisiens, c’est qu’alors qu’ils font exactement ce qu’il faut, on vient leur dire que c’est peu de chose par rapport à ce qu’il y a à faire.
C’est la même chose que l’on trouve dans l’histoire du jeune homme riche qui va voir le Christ en lui disant qu’il fait tout ce que demande la loi, il prie, il fait l’aumône, et il lui demande ce qu’il faut faire pour aller au royaume des cieux, le Christ lui dit alors de vendre tous ses biens de les donner aux pauvres et de le suivre, parce que prier et faire l’aumône ne suffit pas, il faut se dépouiller de tout.
Rimbaud a raison, la phénoménologie nous apprend « l’être au monde », la chair, la beauté de la chair et du monde, et le Christ dit « Çà ne suffit pas », notre « être au monde » est insuffisant par rapport à « l’être au monde » véritable parce que celui-ci est glorieux.
Sartre a vécu un être au monde à l’envers, il dit que l’homme devient libre lorsqu’il se sent totalement abandonné car à ce moment là, il s’appuie sur lui-même et sur ses propres forces, et c’est là qu’il devient libre.
Sartre a très bien compris que pour progresser, il faut se dépouiller, donc il y a potentiellement chez lui un père du désert qui fait l’expérience positive du vide. Ce qui est dommage, c’est qu’il ne soit pas allé au bout et qu’il soit resté à un vide inférieur au lieu d’aller vers le grand vide. Sartre dit : « Je me vide de tout, en particulier de Dieu, et je m’appuie sur moi-même, je deviens libre, j’invente mes propres valeurs et je deviens un homme authentique ».
Seulement Sartre n’est pas allé au bout du vide, il faut se vider de Dieu, mais il faut aussi se vider du vide de Dieu, c’est-à-dire qu’il faut rentrer dans le vide absolu par rapport à Dieu, et là on se trouve dans la gloire. Sartre a vécu un athéisme chosifié qui l’a empêché d’aller vers un apophatisme.
La gloire
La caractéristique du père du désert, c’est qu’il se vide du Dieu idole et de l’athéisme idole, il se vide de tout, que ce soit de Dieu ou de l’athéisme, et là il déborde de vide, et du fond du vide, il découvre la gloire et la véritable image de la relation de l’homme et du monde, il peut alors commencer à envisager Dieu.
Résumons-nous
Nous sommes au monde lorsque nous introduisons dans notre conscience la notion de commencement car nous n’avons pas encore commencé à vivre, nous n’avons pas encore commencé à comprendre ce qu’est l’homme et le vide, en fait nous ne savons rien tellement les choses à venir sont extraordinaires. A partir de là, on peut parler de l’homme et du monde, c’est le sens profond de la résurrection, elle nous dit deux choses :
– Jamais on n’a vu un Dieu qui meurt après être né dans une crèche.
– Jamais on n’a vu une vie capable de surmonter la mort.
En fait, on n’a jamais rien vu, c’est ce qui fait qu’on peut commencer à vivre et c’est cela la Bonne Nouvelle.