28 – La crise de la morale, l’homme coupé en deux

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Le pari de notre époque c’est de penser que la véritable morale, la véritable politique et la véritable religion existent sans Dieu. Aujourd’hui, nous nous interrogeons sur la crise de la morale, cette crise existe pour trois raisons, le rejet du terme même de morale, le manque d’intériorité et un problème de dimension spirituelle.

Le rejet de la morale

Une confusion dans les mots

Nous sommes dans un monde qui ne supporte pas d’entendre parler de morale, cela se manifeste par une confusion des mots et  un discours qui a tendance à tourner en rond. La morale renvoie aux principes, l’éthique renvoie aux bonnes pratiques et les valeurs renvoient au roman personnel et à l’imaginaire à propos de la vie morale.

On ne peut pas se passer de morale, ni d’éthique, ni de valeurs et il y a des moments dans l’existence où nous avons besoin de rappeler les principes fondamentaux. Ces moments sont, en général, des moments qui nous font du bien, car lorsqu’on a commis des fautes ou des erreurs et qu’on nous administre une admonestation morale, cela peut nous permettre de retrouver une rigueur et une verticalité en nous-mêmes.

Seulement, on ne veut pas entendre parler de morale parce qu’on est dans un monde individualiste et on ne veut pas qu’on nous impose quoi que ce soit, on entend pouvoir inventer nos valeurs et avoir une morale purement personnelle.

Comme on ne parle pas de principes moraux, mais qu’il faut malgré tout parler de morale, on en parle derrière le terme général d’éthique, ce qui est très ambigu parce que l’éthique relève des bonnes pratiques et non pas des principes, on ne peut pas faire des principes avec de l’éthique. Quand on est obligé, malgré tout, d’introduire des principes dans la pratique mais qu’on ne veut pas prononcer le mot « morale », on parle de valeurs et on aboutit à une éthique sur la base de valeurs en excluant totalement le mot « morale », et quand on parle de valeurs, en fait on parle de principes sans oser les nommer  et on est dans la confusion la plus complète.

L’homme coupé en deux

Nous sommes dans une crise de la morale parce que nous sommes dans un monde marqué par la subjectivité, l’individualisme, la revendication libertaire. La bonne morale, c’est la morale facile, celle qui ne demande aucun effort, celle qu’on se choisi à partir de principes qui nous font plaisir et dans  lesquels on ne doit rendre de compte à personne. Nous sommes dans l’incapacité de parler de morale, mais paradoxalement, notre monde a soif de morale, autour de nous, on parle de morale matin midi et soir, on est obsédés par le fait de trouver les bonnes règles morales qui nous permettraient de vivre harmonieusement dans la société et on souffre énormément de l’absence de morale.

Les personnes qui aspirent à avoir une morale personnelle, aspirent à être bien traitées, elles souffrent que les êtres humains soient mal traités, et elles se révoltent dès qu’on a affaire à des mauvais traitements. Notre monde ne veut pas entendre parler de morale, mais il aspire à ce que l’être humain soit honoré, respecté et considéré comme un être moral. Nous sommes dans une sorte de schizophrénie et le problème d’aujourd’hui, c’est l’homme coupé en deux. Nous sommes coupés en deux parce que d’un côté nous sommes contre la morale et de l’autre, nous sommes assoiffés de morale.

Le manque d’intériorité.

La morale part de l’intérieur

Ce qui donne à la morale sont aspect remarquable, c’est qu’elle part de l’intérieur et qu’elle doit être vécue de l’intérieur, notre monde ne sait plus le dire, mais pourtant il le ressent confusément, la morale est une expérience magnifique. Faire une expérience morale, c’est rentrer dans la profondeur de soi-même, découvrir sa propre verticalité et être en conformité avec elle, cela donne aux êtres humains une droiture, une justesse et une fermeté.

Lorsque nous rencontrons des personnes morales, nous sommes impressionnés par leur rayonnement et l’exemplarité de la figure morale, nous nous sentons attirés par cette expérience morale. Nous devenons des être moraux lorsque nous rencontrons des figures morales qui nous attirent vers la perfection dont elles sont porteuses et réveillent notre propre perfection intérieure.

Il en va de la morale comme de la philosophie, Platon explique que lorsque nous rencontrons des êtres comme Socrate qui sont tellement beaux, tellement fascinants, tellement enthousiasmants,  nous n’avons qu’une envie, c’est de les écouter, de vivre comme eux et de nous nourrir de leur enseignement. A leur contact, nous dit Platon, nous réveillons notre paradis perdu. L’expérience de la vie morale révèle en nous notre paradis perdu et nous fait retourner à notre jardin d’Eden intérieur dont nous avons été exclus.

Lorsque qu’on fait une expérience morale, elle nous ouvre sur la plénitude et la vérité de notre être. L’une des aspirations les plus profondes de l’être humain, c’est d’être quelqu’un de bien, c’est-à-dire, d’être conforme à lui-même, mais aussi dans l’imaginaire collectif, d’être conforme à une certaine idée de ce que doit être l’individu.

On peut penser que la plus grande souffrance de celui qui est en prison, c’est de ne pas pouvoir être quelqu’un de bien et d’être passé à côté de cette dimension de lui-même, du moins provisoirement.

Le drame de la morale, c’est lorsque nous passons d’une morale intérieure à une morale totalement extérieure et il ne faut pas négliger le poids que la société a sur nous. Il y a deux types de sociétés, la société profonde et la société théâtrale.

La société profonde.

C’est l’humanité en Christ, faite autour de la fraternité et de la communion, dans laquelle nous connaissons ce que veut dire la véritable sainteté. Lorsque nous sommes dans un partage spirituel entre frères, il se vit une harmonie d’une extrême douceur, c’est le bonheur de pouvoir partager le mystère de la fraternité et c’est une véritable béatitude que de partager en frères les mêmes richesses et la même profondeur. Là, nous sommes dans la société céleste qui est le véritable modèle de la société. L’Eglise peut nous offrir la possibilité d’entrer dans une société de type céleste.

Malheureusement, la société dans laquelle nous sommes fonctionne sans communion, et elle la remplace par quelque chose qui est de l’ordre du regard.

La société théâtrale.

Dans la société, nous sommes rassemblés par un certain nombre d’intérêts, mais plus encore, ce qui nous tient les uns avec les autres, c’est le regard que nous portons les uns sur les autres et qui fait que nous sommes vus, mais aussi que nous voyons. La société est un lieu où les êtres humains se regardent et c’est ce regard qui va faire société. Michel Foucault dit que la société c’est des images et des mots derrière lesquels il y a une représentation et une véritable mise en scène.

En fait, la société autour de nous, n’est pas une Eglise, c’est un théâtre dans lequel nous sommes en représentation, nous représentons quelque chose, et nous sommes vus en fonction de ce que nous représentons. Nous représentons des fonctions sociales, des fonctions affectives, des fonctions amoureuses, des fonctions idéologiques, et  cette représentation crée un jeu d’images, un jeu de mots dans lesquels nous sommes pris. Ceci est un dispositif pervers car d’un côté nous avons un certain plaisir à vivre dans la représentation sociale, et de l’autre nous souffrons de cette représentation. L’image sociale peut être narcissiquement, extrêmement gratifiante, en particulier lorsque nous sommes vus tels que nous avons envie d’être vus, mais il y a des moments où nous souffrons de ne pas pouvoir être vus comme nous aimerions l’être et nous souffrons du regard que les autres portent sur nous ou bien de leur absence de regard, nous souffrons des mots que l’on dit sur nous et des mots que nous-mêmes nous disons.

Si nous allons plus loin, on peut dire que la société fonctionne comme un grand œil qui regarde tout le monde et qui crée un certain ordre social. Cela fait penser à l’image de la prison que Bentham avait imaginée où les gardiens pouvaient tout voir en un seul regard. C’est un peu comme le monde très prenant dans lequel nous sommes qui est un monde médiatique, politique et social dans lequel on se regarde, on se compare, on se jalouse, pleins de désir, mais aussi pleins de souffrance, de violence, de fausses victoires, plein de mots et plein d’images.

Le détournement du religieux

Nous avons d’un côté un espace de communion et de l’autre, un espace de représentation. D’un côté l’Eglise avec une société céleste et de l’autre la société humaine qui est une société imaginaire, une société spectacle.

La scission qui crée le problème de la morale, c’est qu’on parle en permanence de société, de politique, de juridisme, mais on ne parle jamais de morale et on essaye de bâtir une société avec le contraire de ce qu’il faudrait pour le faire. Ce qui permettrait de bâtir une véritable société, ce serait qu’il y ait cette Eglise des cœurs, faite à partir d’une expérience de verticalité intérieure qui permet de se rassembler et de communier les uns avec les autres.

En l’absence de communion, on essaye de fabriquer de la socialité à partir des discours. C’est ce qui crée la crise de la morale qui est le moment où la communion est remplacée par le pharisaïsme qui se caractérise par un détournement du religieux et c’est ce qui se passe quand le religieux n’est plus qu’un prétexte pour quelque chose qui est de l’ordre du politique, du social et du pouvoir.

En ce sens, le Christ est sévère avec les pharisiens, mais c’est pour leur bien, car il leur montre qu’ils sont en danger et qu’ils mettent le religieux en danger. Pour l’homme religieux, la religion n’est pas un moyen, mais un but, c’est une attitude intérieure qui consiste à vivre les choses de tout son être, et le problème majeur qui menace spirituellement notre humanité, c’est de vivre le religieux à moitié et de se servir de celui-ci comme d’un prétexte pour un pouvoir personnel ou des préoccupations d’ordre social.

Le religieux est profondément mystique et pas politique, lorsqu’il cesse d’être mystique, il devient sociologique, juridique et politique

La dimension sociologique

Sociologique, cela veut dire qu’on se retrouve dans le religieux pour des raisons sociologiques extérieures et non pas des raisons de communion et de fraternité intérieure. A ce moment là, on se trouve dans des groupes d’appartenance, des groupes identitaires où on a l’impression de représenter quelque chose, humainement  on représente quelque chose, mais on ne représente rien au plan céleste. C’est-à-dire que ce n’est plus la personne spirituelle et mystique qui porte en elle le mystère céleste, mais c’est une personne simplement humaine.

Cela débouche sur la confusion dans laquelle nous sommes à propos de la morale et qui consiste à penser que la morale est une affaire de règles.

Deux choses sont frappantes à propos de la morale, la première c’est celle qui consiste à dire que la morale est une affaire personnelle, à chacun sa morale, et la deuxième, c’est celle qui consiste à dire que c’est une affaire de règles que la société a inventées pour bien vivre ensemble. Ce n’est pas des règles, mais c’est ce qu’on appelle des codes et c’est de l’ordre de la politique ou de l’éducation, mais ce n’est pas de l’ordre de la morale. La morale est une attitude intérieure et ce n’est pas simplement des codes extérieurs qui nous permettent de vivre les uns avec les autres.

La dimension juridique

Lorsque nous avons affaire à une morale totalement extérieure de type pharisienne, cette morale n’est pas seulement sociologique, elle est aussi juridique elle est marquée par les codes et les règles, et nous sommes alors dans l’hypocrisie de la loi. La loi est hypocrite parce qu’obéir à des règles est facile et ne demande aucun engagement personnel. L’hypocrisie de la loi permet d’être égoïste et de préserver cet égoïsme grâce à des règles et à des contrats que nous respectons sur le mode du donnant/donnant. On respecte ces règles, et dans ce cadre, on parvient à avoir une certaine liberté dans la vie sociale.

La dimension politique

C’est la prise de pouvoir, le calcul pour avoir la possibilité d’exercer un pouvoir dans la société et devenir ainsi une sorte de dieu terrestre.

Le problème de la crise de la morale, c’est la confusion dans laquelle nous sommes et c’est aussi le remplacement de l’homme intérieur par l’homme extérieur qui n’a plus que des préoccupations de l’homme mondain, de l’homme marqué par le sociologique, le juridique, le politique et finalement le pharisaïsme.

Le problème spirituel

L’exil de l’homme

La crise de la morale ne relève pas seulement de la confusion à son propos, ni complètement du triomphe de l’homme extérieur sur l’homme intérieur, mais de quelque chose qui renvoie à un vrai problème spirituel.

« Je vois le bien et je fais le mal », cette parole de Saint-Paul exprime parfaitement la crise de la morale et l’homme coupé en deux. C’est ce qui se passe lorsqu’on a affaire à quelque chose qui est plus fort que nous. Ce plus fort que nous, c’est un désir contre lequel nous ne pouvons rien et qui traduit la souffrance et l’exil de l’homme.

Annick de Souzenelle dit souvent que l’homme est en exil dans ce monde, et dans la tradition des Pères de l’Eglise, il est question, non pas du péché originel, mais de l’exil de l’homme qui n’est plus dans le royaume. Cet exil, c’est ce qui se passe lorsque l’homme est coupé de son vrai désir, et qu’un désir plus fort prend possession de lui-même, il est alors éclaté et crucifié car il sait que quelque chose est mauvais, mais il ne peut pas s’empêcher de le faire ou, plus subtilement, il sait que quelque chose est bon, mais il n’arrive pas à le faire et ne peut pas s’empêcher de faire le mal.

L’expérience du sens

Il  existe une dissociation dans l’être humain entre la vision et le désir, pour comprendre cette dissociation qui est la racine de toutes les souffrances morales, il faut revenir à la racine de l’expérience spirituelle des Pères. Dans la tradition chrétienne, l’expérience monastique de la prière est vue comme la tradition de la vie en Christ et l’expérience de la mort /résurrection. Les moines sont partis au désert avec Saint Antoine pour vivre le Christ et pour faire l’expérience de la croix, de la mort et de la résurrection et ils ont vécu cette expérience dans la prière qui consiste à réunifier l’intellect et le cœur. C’est ce qui se passe lorsqu’on a affaire à un désir et à une vision qui correspondent l’un à l’autre.

Fondamentalement, cette relation entre l’intellect et le cœur correspond à ce qu’on peut appeler l’expérience du sens, qui est véritablement l’expérience du Christ sous la forme du verbe fait chair, et cette expérience nous amène vers une vraie intelligence et un vrai désir. Quand vous faites une expérience du sens, vous avez une ouverture de vous-mêmes sur le monde extérieur à travers ce qu’on peut appeler un écho, une correspondance, quelque chose que vous voyez à l’extérieur et qui éveille quelque chose que vous sentez à l’intérieur du cœur.

Là, nous commençons à faire la relation entre l’intellect et le cœur et nous sommes dans des sensations profondes et vraies. Nous voyons quelque chose qui touche notre cœur, ça nous parle à l’intérieur, et forcement, nous aimons ce que nous voyons et nous voyons ce que nous aimons, il y a une correspondance entre ce que nous voyons et ce que nous aimons. Là, nous avons des vraies paroles, des paroles qui viennent du cœur, nous avons une intelligence qui vient du cœur, nous avons des images créatrices.  Nous ne trichons pas, nous ne mentons pas, nous disons des choses qui viennent du cœur et qui ont du sens.

L’éveil de l’homme intérieur

C’est la même chose que l’éveil de l’homme poétique, c’est l’éveil de l’homme qui a de vraies sensations, c’est-à-dire des images qui correspondent à des désirs et des désirs qui correspondent à des images. Il y a une ouverture sur la parole, nous commençons à rencontrer le Christ en nous,  et cela nous amène dans la profondeur de nous-mêmes, mais également au-delà de nous-mêmes, dans la grandeur de ce qui est.

L’expérience du sens est une expérience d’incarnation qui débouche sur le transcendant. La grandeur, c’est l’expérience de la réalité dans la profondeur de ses énergies, et pour reprendre Saint Grégoire Palamas qui dit que l’expérience de Dieu c’est celle des énergies divines, l’expérience de la grandeur, c’est celle de la grandeur divine, c’est à dire d’une énergie qui devient de plus en plus lumineuse, de plus en plus rayonnante, de plus en plus puissante.

Nous faisons une expérience de l’immensité qui est  autour de nous, nous voyons l’extraordinaire plénitude de l’existence, le torrent de vie lié à l’Amour de Dieu qui embrase la totalité de l’existence et nous faisons l’expérience de la grandeur.

Quand nous sommes dans cette dimension, il n’y a pas de dissociation entre ce que nous voyons, et ce que nous faisons, dans cette expérience de profondeur et de grandeur, nous ne pouvons pas, d’un côté voir le bien, et de l’autre faire le mal parce que nous avons unifié notre être dans la relation profonde qu’il y a entre ce que nous voyons et ce que nous sentons.

L’expérience de la chair

Ce qui est magnifique dans cette Parole de Saint-Paul, c’est qu’elle va au cœur de la maladie de l’homme parce que le travail en profondeur n’a pas été fait entre ce que nous voyons et ce que nous désirons, mais elle va aussi au cœur de sa guérison. Il importe de faire l’expérience de notre chair, c’est-à-dire de notre véritable corps, ce que dit Saint-Paul, c’est que notre corps est un temple. Le temple c’est le lieu où Dieu se révèle à l’homme et où l’homme s’ouvre à Dieu, le temple à l’extérieur renvoie au temple à l’intérieur, et le lieu de rencontre entre Dieu et l’homme, c’est le cœur de l’homme.

Lorsqu’un véritable travail a été fait dans les sensations profondes, l’homme est unifié, il ne peut pas voir une chose et en faire une autre parce que quand on voit vraiment, on fait ce que l’on voit. Quand on a vraiment vu le bien, on fait le bien, et quand on fait le bien, on voit le bien. Lorsqu’on arrive à faire et à voir ainsi, c’est qu’on est dans la chair, dans le temple, dans le saint des saints intérieur, on est dans la communion, et on ne vit pas cet état de dissociation.

L’expérience en Christ, c’est d’avoir un corps, c’est à dire d’avoir une vie qui est le lieu de l’incarnation du Verbe et de l’Esprit Saint qui se manifestent à l’intérieur de nous-mêmes à travers de vrais désirs et une vraie vision.

Il est intéressant de voir qu’aujourd’hui, ce qui se dit ici mystiquement sur le mode de la relation entre la vision et le désir du cœur, est au cœur des préoccupations de la psychologie à propos de la souffrance et de la désorientation des hommes. Les êtres sont dans une grande souffrance psychique parce que leur être profond est dissocié,  il n’y a pas de relation entre leur désir et leur vision, ils ont des désirs dépourvus de vision et  des visions dépourvues de désirs.

Des visions dépourvues de  désir, c’est ce qui se passe quand on est dans l’abstraction, dans des images extérieures, dans une vision purement cérébrale de l’existence, c’est-à-dire une vision totalement aliénée et aliénante. On dit des choses qu’on ne vit pas, on parle de choses qu’on ne ressent pas, on est dans des images totalement dissociées. Le monde de l’image est un monde sans amour, c’est un monde terrible dans lequel nous sommes submergés par les images, mais dans ces images il n’y a pas de sensations profondes.

L’autre effet de cette dissociation, est ce qui se passe lorsqu’on a des désirs qui sont dé-symbolisés, qui sont coupés d’image et de vision et qui deviennent des désirs pulsionnels qui ne renvoient à rien et qui ne signifient rien.

L’expérience de la Parole

Ce qui commence à nous guérir, c’est l’expérience de la parole et du Verbe, c’est l’expérience du Christ. Cette expérience, c’est ce qui se passe quand nous sommes confrontés à ces questions : « Qui es-tu ? Où es-tu ? Où vas-tu ? » Ce sont des grandes questions métaphysiques, mais ce sont aussi des questions anthropologiquement vitales parce qu’elles sont thérapeutiquement lumineuses.  Rentrer dans une expérience de thérapie intérieure pour sortir de l’exil de la souffrance, c’est se confronter à ces questions. Nous pouvons répondre à ces questions à chaque fois que nous allons dans nos sensations profondes, dans un désir qui correspond à une vision et dans une vision qui correspond à un désir.

Quand nous sentons les choses, nous découvrons qui nous sommes, nous découvrons que nous sommes vivants, terriblement vivants, et nous sommes sur le point de départ d’une vie que nous ne soupçonnons même pas.  D’où venons-nous ? Nous venons de cette Vie. Où allons-nous ? Nous allons vers cette Vie.

On dit souvent que le christianisme c’est la religion de l’amour, c’est vrai, mais nous avons tendance à ne donner à cette dimension de l’amour qu’une dimension extérieure. L’amour ce serait la non violence, et la réconciliation avec les autres, c’est bien sûr cela, la paix et la non violence, mais c’est aussi l’expérience libératrice et thérapeutique par excellence. Aimer c’est rentrer dans la relation entre le désir et la vision qui fait que nous avons un véritable désir et une véritable vision, que nous rentrons dans la Parole et que nous découvrons les vivants que nous sommes.

La véritable morale

Lorsque nous vivons en relation avec le Christ, La Parole, le corps, la vision, le désir, nous sommes au cœur d’un des processus thérapeutique  les plus profonds, au cœur de l’être humain qui se libère de l’enfer dans lequel il vit et par là même, cela lui donne une véritable morale.

Notre expérience de la morale est marquée par la confusion, elle est marquée par l’homme extérieur, par la dissociation entre la vision et le désir parce qu’en profondeur, nous ne vivons pas l’expérience morale mystiquement, nous avons une vision morale totalement extérieure, nous attendons que la morale nous tombe du ciel sous la forme d’une image extérieure qui aurait réponse à tout, nous refusons d’être la morale.

Etre la morale, c’est le fondement de l’expérience morale, tout au long de l’histoire de la pensée, les sages n’ont pas cessé d’expliquer qu’il y avait une crise de la morale parce que les hommes ne vivent pas. Dans l’antiquité, les sceptiques étaient ceux qui doutaient, parce qu’ils doutaient des discours, ils doutaient des hommes, et la chose la plus merveilleuse pour les grecs anciens c’était un homme de bien, un homme bel et bon, un homme qui vivait son bien intérieur et se laissait inspirer par lui. Cet homme ne prétendait pas être un homme de bien, c’était un homme simple, dépouillé, libéré, un homme tellement beau à voir qu’on était enthousiasmé en le voyant.

Dans la modernité, on dit que la philosophie, la sagesse, la culture, sont en crises, et on se pose la question : « Où est l’homme moral ? Où est l’homme profond, l’homme qui vit l’expérience de la morale ? » Cet homme, c’est exactement ce que nous trouvons en Christ et dans la tradition des Pères du désert, c’est celui qui fait l’expérience de l’Amour, du Feu et du Verbe, ce qui consiste à oser avoir des sensations profondes.

L’expérience de la morale, c’est exactement celle du Verbe fait chair et de la chair qui devient Verbe, et cela débouche sur ce paradoxe exprimé par Pascal : «  La vraie morale, se moque de la morale ». Cela veut dire que lorsque l’homme est pleinement moral, il est au-delà de la morale, est lorsqu’il n’est pas pleinement moral, il est banalement et platement moral.

Nous sommes dans une crise de la morale parce que nous sommes dans la platitude de la morale, c’est ce qui se passe lorsqu’on remplace le mot morale par le mot éthique, lorsqu’on fait de l’éthique avec des valeurs et que finalement, on confond tout. En fait, on ne parle que de soi sans être véritablement soi-même parce que, paradoxalement, on est en même temps à l’extérieur de soi, marqué par le politique, le sociologique, le juridique, le pharisaïsme et cela débouche sur l’homme divisé qui est crucifié à l’intérieur de lui-même.

Lorsque l’homme est divisé, il rentre dans la mort, mais il ressuscite dès qu’il rentre en profondeur dans sa chair pour avoir des vraies visions et des vrais désirs. Quand on est vraiment moral, il n’y a plus de morale, on est au-delà de la morale, on est dans la Vie, et en ce sens, il n’y a qu’une morale, et c’est celle de la Vie. Si nous vivions la morale, on serait pleinement moral, on serait au-delà de la morale, on serait dans la Vie et on comprendrait ce que signifie l’être moral, on comprendrait que la morale n’est pas un système extérieur pour un monde extérieur, mais une loi de vie intérieure pour une existence intérieure.

En résumé

Il y a une crise de la morale, aujourd’hui comme hier, parce que nous ne vivons pas assez, nous n’aimons pas assez, nous ne rentrons pas de l’intérieur de nous-mêmes dans l’intérieur des mots, des sensations et des images. Quand on vit les images, elles deviennent des symboles, quand on vit les mots, ils deviennent des aventures. Les mots, les images, les sensations, deviennent une Vie extraordinaire, une Vie divine, une Vie déifiée.

La tradition nous parle de la déification de l’homme, ce n’est pas du tout quelque chose d’impossible, c’est ce qui se passe quand on fait l’expérience de rentrer à l’intérieur des mots, des images et des sensations pour découvrir la plénitude et les énergies dont parle Saint Grégoire Palamas.