La souffrance

« Il a souffert »

 

Pourquoi la souffrance, le mal et la mort ?

On ne comprend rien à la souffrance, au mal et à la mort, parce qu’on a « le nez collé dessus » et qu’on est tellement envahi par des images de souffrance qu’on ne sait pas quoi dire.

Lorsque l’on parle du mal et de la souffrance, puis de Dieu, on a immédiatement la question demandant comment Dieu peut laisser faire et tolérer la souffrance et le mal. Dans ce cas, ou bien on donne une raison et celle-ci n’est jamais satisfaisante, ou bien on n’en donne pas et c’est encore plus insatisfaisant.

Il est tellement difficile de répondre aux questions du mal de la souffrance et de la mort, qu’en général on renonce à toute explication, métaphysique, transcendante, spirituelle et théologique en se rabattant sur des solutions pratiques. On pense à allonger la vie grâce la médecine et à légaliser l’euthanasie pour mettre fin à la souffrance. Quand à la question du mal, on pense qu’elle a une origine sociale et politique liée à la violence et aux mécanismes de domination qui sont à l’intérieur de la société et on croit  qu’avec un développement de l’économie, de la démocratie et du contrôle citoyen des politiques, on va pouvoir arriver à régler le problème .

On donne des solutions, mais on ne donne pas de réponse. La solution, c’est la dissolution d’un obstacle. La réponse c’est une parole qui va entrer dans ma vie et qui va l’illuminer et l’éclairer pour me donner un état de paix intérieure. Dans notre monde, nous avons beaucoup de solutions face au mal à la mort et à la souffrance, mais cela ne répond pas à la question de leur signification profonde.

On n’est pas remonté aux sources spirituelles de l’existence  et à ce que signifie fondamentalement l’aventure humaine du point de vu spirituel.

Pour éclairer les choses

Je vais revenir sur ce que j’ai dit un jour à mes élèves à qui j’avais donné comme sujet de réflexion « Vous êtes confrontés au débat entre matérialisme et idéalisme, vous choisissez quoi ? et pourquoi ? ». J’ai eu 43 copies disant qu’il faillait être pratique mais qu’il fallait quand même garder un peu de rêve.

Mais je n’avais pas demandé une analyse comparée ente idéalisme et matérialisme, j’avais demandé un engagement personnel par rapport à cette question de l’idéalisme ou du matérialisme.

Etre idéaliste, c’est expliquer que la pensée, la conscience et les idées sont fondamentales et il y aura toujours l’objection matérialisme qui dira que la pensée, c’est très bien mais qu’il faut avoir les moyens matériels pour la réaliser. Et puis, certains disent que la pensée est un idéal trop élevé pour l’homme qui est un être de besoins et de désirs. Ce qui est intéressant dans le matérialisme, c’est sa vision révolutionnaire qui explique que si on ne revient pas aux bases réelle et concrètes de l’humanité en tenant compte des trois problèmes essentiels. A savoir l’argent, le pouvoir et la sexualité, on ne pourra jamais libérer l’homme.

J’ai dit à mes élèves que je comprenais les objections matérialistes mais que j’étais fondamentalement idéaliste parce que je suis cohérent car je suis payé par la république français pour expliquer ce qu’est la pensée et combien elle est importante. Dans ce cadre, je m’aperçois que c’est la pensée qui donne sens à tout, même à la pensée matérialiste. J’ai eu deux expériences dans ma vie qui on été des chocs philosophiques où j’ai compris la pensée et pourquoi j’étais là et payé pour le faire.

Le monde commence avec l’esprit.

La première expérience est une parole de Hegel dans l’histoire de la philosophie consacrée à Platon. Un jour j’ai lu cette parole de Hegel : « Platon est un penseur mondial qui est venu enseigner à l’humanité que le réel est spirituel », cela m’a frappé parce que je n’ai jamais entendu dire aussi simplement quelque chose de fondamental concernant la vie et la pensée. J’ais toujours entendu le monde autour de moi expliquer que la réalité s’était ce qu’on voyait et les besoins humain, donc que le réel n’était pas du tout spirituel, mais matériel. Et voilà qu’un penseur dit que le réel est spirituel.

Je suis arrivé à la conclusion suivante : l’esprit c’est la présence qu’il y a derrière les choses et les êtres. La présence c’est le miracle absolu de l’existence qui fait que quelque chose se présente à nous sous la forme d’une présence. C’est là que j’ai compris ce que voulait dire la pensée. C’est une expérience de présence au monde qui est présent devant moi, ce qui fait qu’il y a un rapport de présence à présence.

On accède à la présence par l’expérience de la pensée. On rentre dans la vie de la vie, la vie intelligente et active. La première vie, c’est celle que nous vivons tous à travers le matériel que nous voyons et à travers nos besoins. On est dans une demie vie parce qu’on ne fait pas vivre la vie. Je rentre dans la vie lorsque j’y rentre activement en la faisant vivre. Je ne suis plus dans ce que je vois ou dans les besoins, je rentre dans la VIE et je m’aperçois que c’est la vraie. Si je vois quelque chose et que je ne le fais pas vivre, je ne vois rien et je suis comme un aveugle. Si je suis dans la vie active je fais vivre les choses, je vois les choses non seulement avec mes yeux, mais avec mon esprit et ma capacité vivante d’être présent à ce qui est.

Il y a des personnes qui sont aveugles qui voient beaucoup mieux que les personnes qui ont la vue. Le monde autour de nous dort, et on se trouve dans l’expérience de la souffrance, du mal et de la mort. Cette expérience où, bien qu’on soit dans la vie, on n’y est pas parce qu’il n’y a pas de présence, pas d’intelligence, pas de pensée et parce qu’on ne fait rien vivre.

« Je t’ai donné des talents, qu’est ce que tu en as fait ? », « je t’ai donné des yeux spirituels, tu ne t’en es jamais servi ». Nous avons des besoins et ces besoins entrainent des satisfactions, mais si je ne fais pas vivre ces satisfactions, j’ai beau les avoir, il ne se passe rien et je me trouve dans l’attitude de quelqu’un qui boit de l’eau salée, plus il en boit, plus il a soif.

J’ai trouvé très intéressante cette idée que la réalité se trouve dans la présence et c’est la présence à l’existence qui permet d’arriver dans la vraie vie. Hegel a tout à fait raison, le monde commence avec l’esprit. Nous nous pensons que l’esprit commence avec le monde alors que c’est l’inverse. Nous comprenons ici la parole du Christ lorsqu’il demande de quitter le monde, cela veut dire que nous devons renverser le rapport dans lequel nous sommes où l’esprit est en esclavage. Nous ne voyons jamais avec les yeux de l’esprit et nous créons un monde de mort et de souffrance, un monde dis-harmonieux et à la fin c’est le mal qui apparaît.

La république Française qui me paie pour enseigner la philosophie a raison parce qu’elle a compris qu’il faut absolument que les êtres comprennent ce qu’est l‘expérience de la pensée pour être dans la réalité. Car s’il n’y a pas de pensée, il n’y a pas de réalité.

Descartes et La preuve ontologique de l’existence de Dieu

C’est ma deuxième expérience. Descartes se pose deux questions : dans la première, il se demande ce qui est vrai. Sa réponse, c’est de dire qu’il est impossible de douter de tout, parce que pour douter de tout, il faut qu’il y ait quelqu’un qui existe et qui pense donc il y a quelque chose d’indéracinable et ceux qui disent que le monde est une pure illusion se trompent. Leur propre existence témoigne qu’il y a de l’indéracinable dans l’existence, c’est à dire qu’il y a quelque chose d’absolu.

La deuxième question de Descartes est de se demander s’il est seul à exister et si à part lui, quelque chose d’autre existe. Là, il découvre l’idée de Dieu et il dit qu’il est impossible qu’un être humain ait fabriqué cette idée, de plus, en examinant cette idée il se rend compte que ce n’est pas simplement une idée mais que c’est de l’existence.

J’ai toujours entendu dire que Dieu était une invention de l’homme et j’ai toujours trouvé merveilleux que Descartes nous enseigne qu’il est impossible d’inventer Dieu parce que nous n’avons jamais vu l’infini, or nous avons une idée de l‘infini, de la perfection et d’un être idéal et tout puissant. Comment ce fait-il que nous ayons cette idée ? Descartes répond que si nous avons cette idée, c’est qu’elle nous a été donnée, cette idée ne vient pas de nous, elle vient d’ailleurs.

Je pense qu’il est important de comprendre qu’il y a un plan de l’existence où les choses viennent d’ailleurs. Descartes dit que ce qui prouve que Dieu existe, c’est l’idée de Dieu. La plus belle preuve de l’existence de Dieu, c’est l’idée de Dieu. Il y a deux manières de penser Dieu. La première c’est, en regardant la nature et en voyant l’harmonie qui y règne, de dire qu’on a du mal à imaginer que tout cela provienne du hasard. C’est la raison la plus forte, mais il y en a une deuxième qui consiste à dire que quand j’ai l’idée de Dieu, il est impossible de penser qu’Il n’existe pas, parce que l’idée de Dieu et la notion d’hyper existence vont ensemble.

Par exemple, la liberté est une idée, on ne l’a jamais vue, mais toute notre civilisation repose sur la liberté. Supprimez la liberté, et vous pouvez dire adieu à la civilisation et à la culture. Cela veut dire que tout notre monde repose sur un principe spirituel que personne n’a jamais vu mais auquel tout le monde est attaché. Il en va de même pour l’idée de Dieu. Si notre monde dépend de l’idée de liberté, il dépend de l’idée de Dieu, c’est-à-dire de l’idée d’une perfection infinie. Et cette perfection infinie n’est pas une opinion, ce n’est pas une idée individuelle, c’est trans-individuel. Un ami psychanalyste convenait lui-même que la notion d’idéal à l’intérieur de l’être humain est une énigme. Les hommes sont liés à une perfection qui les fait exister et cette perfection existe nécessairement parce que c’est la même chose que notre existence et la capacité que j’ai de me voir moi-même. Ce qui nous permet de voir nos erreurs, c’est une conscience à l’intérieur de nous qui est capable de ne pas se tromper. Si nous n’avions pas cette conscience, nous ne pourrions pas savoir que nous nous trompons. Il y a là quelque chose d’étonnant.

J’ai toujours entendu des objections à l’égard de la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Les philosophes disant qu’elle n’avait aucune rationalité ni aucune logique. Hegel prend cette preuve très au sérieux lorsqu’il dit que l’essence de la philosophie et de la pensée, c’est de dire que les idées c’est du réel et ce n’est pas des opinions ou des projections subjectives.

Des grandes idées.

J’ai eu une troisième expérience qui est l’expérience même de l’idée. La réalité autour de nous passe par des idées et même par des grandes idées. De Gaule disait : « J’ai une certaine idée de la France » et la France existe parce que c’est une idée. En regardant un créateur de mode j’ai réalisé ce qu’était une idée. Cet homme a une idée de la femme, et comme il a une idée de la femme, il fait des choses magnifiques. La femme existe parce que la femme est une idée, une idée splendide et bouleversante à l’intérieur de l’humanité, et l’homme masculin est une idée, le couple est une idée, et l’humanité est une gigantesque idée. Il y a des tas d’idées autour de nous et c’est cela qui nous fait vivre.

Là, nous touchons au fondement spirituel de la réalité et je crois qu’il faut absolument le dire dans notre monde : nous sommes dévorés par un matérialisme primaire qui ramène tout à ce qu’on voit et aux besoins, mais qui a totalement perdu le sens de la réalité. C’est-à-dire de la présence, de la divine présence qui est une présence absolue. Si on n’a pas cela à l’idée, on ne peut pas comprendre la religion, le Christ, la tradition des pères de l’Eglise et tout ce qui se vit dans le cœur. On risque de demeurer à un niveau moral et juridique de la religion. La pire des choses consistant à dire : « Il faut bien croire en quelque chose » et « La religion, c’est bien parce que ça donne des règles de morale ». Ceci est une catastrophe parce qu’on ne vit pas l’essence. Toute la tradition qui nous vient de la Bible, de l’évangile, de la tradition des pères, et qui est vécu dans l’Eglise, repose sur l’expérience du cœur et sur l’ouverture du cœur. C’est cela, l’expérience de la présence. Nous pouvons  faire l’expérience de Dieu et rentrer dans sa connaissance à travers l’ouverture du cœur où, tout d’un coup, nous faisons l’expérience de cette présence infinie. Dieu n’est pas une abstraction, mais c’est plus concret que le concret.

L’expérience du rien.

Lorsqu’on rentre dans l’expérience de la présence, on rentre dans un dialogue infini avec Dieu, qui existe à chaque seconde de notre existence et nous informe en profondeur sur la réalité.

On ne comprend rien à Dieu et aux religions parce qu’on ne va pas dans la présence et qu’on essaye de comprendre Dieu intellectuellement, comme une cause abstraite ou comme une idée.  C’est une grâce de voir l’échec de toutes les élaborations intellectuelles et logiques à propos de Dieu parce qu’ainsi, on a une chance d’aller vers le vrai Dieu.

Pour vraiment faire l’expérience de la présence, il faut passer par l’expérience du rien. Nous avons tous entendu dire par certaines personnes  désabusées, tristes et désespérées, que la vie n’est rien. Pendant longtemps, j’ai eu peur de cet énoncé. Au lieu de fuir devant cette phrase, répondons au défi qu’elle lance.

Celui qui dit que la vie n’est rien, c’est Pascal. Il nous dit que la planète Terre n’est rien par rapport à l’univers, que le temps de notre vie n’est rien par rapport à l’éternité, que la vie d’un homme n’est rien par rapport à l’humanité. En fait, je découvre qu’effectivement, la vie n’est rien, rien du point de vue l’espace, rien du point de vue du temps, rien du point de vue de l’homme ou de moi-même.

En général, lorsqu’on arrive à cette conclusion, on s’arrête là, mais c’est dommage. En prenant la peine de méditer le fait que la vie n’est rien, on va arriver à quelque chose de vertigineux, car ce rien n’empêche pas la vie de vivre. Il y a quelque chose dans la vie qui est plus fort que le rien et on se trouve en face d’un énorme paradoxe car c’est le rien qui soutient la vie. Lorsqu’on vit parce qu’il y a quelque chose, il est normal de vivre, mais lorsqu’on vit parce que, et bien qu’il n’y a rien, on est devant quelque chose d’extraordinaire. On comprend alors pourquoi le Christ dit « Je suis la vie » et pourquoi Dieu est le Dieu des vivants et non pas des morts. Il est le Dieu d’une réalité mirobolante et non pas d’une réalité normale. La caractéristique de la vie, n’est pas d’être un phénomène biologique ni même phénoménologique, mais c’est quelque chose qui dépasse l’imagination et qui vient d’une puissance créatrice plus forte que l’être, plus forte que la réalité et que je rencontre lorsqu’il n’y a pas de réalité.

Dans le Mythe de Sisyphe, Camus explique qu’il est facile de découvrir Dieu dans le rien car, pour lui l’expérience divine du rien est de l’ordre du divertissement. Il rejoint une critique courante disant que l’on croit en Dieu pour se rassurer et que c’est un « truc » philosophique. Pour Camus, la vie est fondamentalement tragique et cela se manifeste dans la souffrance, la mort et le mal.

La racine du problème de la souffrance du mal et de la mort.

On dit qu’une personne qui se fait happer par un tsunami, un chien qui se fait écraser par une voiture, un enfant qui meurt, c’est tragique. C’est ce qu’André Conte Sponville appelle « le tragique d’énormité ». Lorsque nous voyons une force énorme balayer quelque chose qui ne peut pas résister, on a le cœur bouleversé. Lorsqu’on a affaire à cela, on est désespéré et on dit que c’est tragique. On rentre dans la révolte et la colère en disant que ce n’est pas juste. Pour nous, ce qui serait juste, c’est qu’il y ait une proportionnalité entre le chien et la voiture, l’enfant et la vie, le touriste et le tsunami. Ce qui est juste, c’est de mourir à 95 ans, mais quand on meurt à 12 ans, ce n’est pas juste.

Ce raisonnement est à la base de tout ce qui nous fait souffrir et de toute notre ignorance à propose de la mort, de la souffrance et du mal. Dans notre idée, ce qui est juste, c’est un être armé et ce qui est injuste c’est un être désarmé. Lorsque le chien se fait écraser, il est désarmé. L’enfant qui meurt est désarmé et le touriste sur la plage est désarmé. Mentalement, on est dans une logique militaire, ce qui est juste, c’est qu’on puisse être armé par rapport à l’adversité.

Pour revenir à Camus qui dit qu’il est trop facile de trouver Dieu dans le rien. Pour lui, l’expérience du rien c’est le tragique et dans le tragique il n’y a pas Dieu, il y a la violence et l’injustice. Mais Camus fait une erreur car il est prisonnier de l’homme armé dont il ne s’est pas débarrassé. Donc, il est dans l’état de la souffrance et de la violence parce qu’il n’a pas compris ce qu’est l’expérience du rien au niveau métaphysique et spirituel. Trouver Dieu à travers le rien, n’est pas une expérience de divertissement, c’est l’expérience géniale de quelqu’un qui s’est totalement débarrassé de l’homme armé à l’intérieur de lui et qui découvre le miracle absolu de l’existence.

Camus vit dans le tragique, la révolte et les larmes parce que, mentalement, il est prisonnier de la justice,  de l’homme armé et d’une vision violente de l’existence. Pour lui, la bonne existence, c’est l’existence armée et juste qui est violente par rapport à la violence.

Là, on tient la racine du problème de la souffrance du mal et de la mort. Nous sommes prisonniers de la logique des armes et de la guerre. Cela permet de comprendre, ce qui est si difficile à comprendre : que fait Dieu par rapport aux malheurs du monde ?

Que fait Dieu ?

On dit que dieu ne fait rien et pour cela nous décidons de ne plus y croire. Comment peut-on croire en Dieu quand on a affaire à tant de mal sur terre. C’est le raisonnement de quelqu’un qui est dans les larmes, la révolte et dans les armes. Il attend que Dieu, avec l’armée des anges, vienne libérer l’humanité de la souffrance.

Tant qu’on sera dans cette logique de la violence, on ne pourra déboucher que sur la violence et la colère contre Dieu, c’est-à-dire le système mental dans lequel nous évoluons. Chez Dostoïevski, celui qui parle le langage des armes, c’est le grand inquisiteur dans Les frères Karamazov, lorsqu’il dit au Christ : « Tu as voulu créer un monde d’amour, de conscience et de spiritualité en pensant que cela allait libérer les hommes. Seulement, j’ai compris qu’il faut traiter les hommes comme des animaux, par la carotte et le bâton. Lorsqu’on les traite ainsi, par la séduction et l’intimidation, ils se calment, ils sont heureux et ils n’en demandent pas plus. »

Quand on établit ce type de système, on ne résout pas la question de la souffrance, mais on la crée.  Pour créer le monde du bonheur, le grand Inquisiteur doit brûler des hérétiques, c’est-à-dire qu’il est obligé de créer une société violente où on pratique des sacrifices humains. Il établit le monde de la mort spirituelle, de la mort de la liberté et celui de la violence.

Alors Aliocha Karamazov dit : « C’est quand Dieu n’existe plus que le mal, la souffrance et la mort existent parce que tout est permis. » Cela veut dire que Dieu ou la Présence infinie existe,  ou alors, c’est la violence. Les hommes doivent choisir dans quel type de vie ils veulent vivre. Soit une vie spirituelle, en pensant que l’essence de la réalité se trouve dans la Présence infinie, vivre l’expérience du rien et se libérer totalement de l’homme armé pour pouvoir accéder à cette présence à travers une « mort – résurrection ». Soit vivre dans un état dominé par un personnage comme le grand inquisiteur et faire fonctionner un système de violence.

Voulez-vous résoudre le problème de l’humanité par l’esprit ou bien par la violence ?

Personnellement, j’ai choisi d’être dans cette vision du monde qui repose sur Dieu comme présence infinie et j’accepte de n’être rien par rapport à cette présence, j’accepte de renoncer radicalement à la violence pour répondre à la question qui se pose à l’humanité.

Ce qui est frappant dans les évangiles, c’est l’extraordinaire cohérence de l’enseignement du Christ et de la tradition de l’Eglise qui vise à enseigner Dieu comme présence et l’ouverture du cœur qui permet  l’accès à cette présence. Le but de l’Eglise, c’est que l’homme puisse faire l’expérience de la connaissance de Dieu, il est merveilleux de dire que nous pouvons connaitre Dieu. C’est une présence infinie et mystérieuse, dont l’essence nous dépassera toujours, mais qui n’en n’est pas moins une présence.

La question de la souffrance.

Elle est à distinguer de la question de la douleur. La douleur est un phénomène humain extérieur et la souffrance un phénomène intérieur, ontologique et métaphysique.

La douleur

Dans la douleur, il y a le fait d’avoir mal parce qu’on a reçu un choc qui nous écrase ou qui nous cisaille dans notre corps, dans notre âme ou dans notre vie. Il y a des douleurs amoureuses qui sont terribles, ou bien on perd quelqu’un qu’on aime et on éprouve un déchirement, on est brisé. Il y a aussi des choses qui se brisent dans la vie, qui ne sont pas seulement physiques ou affectives. On peut casser quelqu’un socialement ou professionnellement, on peut briser la vie de quelqu’un et provoquer une énorme douleur.

Par rapport à cela il y a des réponses concrètes avec les différentes médecines qui sont remarquables, pour la douleur physique, des psychologues et des psychiatres pour la douleur psychique et affective et pour ce qui concerne les douleurs de la vie, la philosophie peut être d’un grand secours. Les stoïciens nous montrent que lorsqu’on a affaire à l’adversité, il faut faire une conversion et se servir de l’adversité pour la transformer en une source de progrès intérieur.  Lorsqu’on est en face de quelqu’un d’agressif, au lieu de répondre par l’agressivité, on le remercie et on dit que cette agressivité est un grand enseignement pour nous, du coup l’autre est désarmé. On est proche des procédés humoristiques,  comme Charlot qui étant poursuivit par une brute qui veut lui casser la figure, se met à tourner autour d’une table, l’autre lui court après  et ils finissent par jouer à cache-cache autour de la table. Charlot a transformé son adversaire en partenaire de jeux.

Là on est dans des dispositifs humains, rationnels et efficaces

La souffrance.

Le mot souffrance a plusieurs significations. Il signifie premièrement, le mal que je suis, et cela renvoie à un état d’esclavage. Deuxièmement la souffrance renvoie à l’attente, quelque chose est en souffrance, ce n’est pas encore arrivé à destination. Troisièmement, cela renvoie à la capacité de supporter, de souffrir, qui est la liberté. En fait la souffrance signifie l’esclavage, la patience et la liberté.

Ceci est intéressant pour nous car on voit là, le produit de la grâce divine que Pascal a parfaitement compris. On se demande toujours ce que fait Dieu par rapport aux malheurs du monde. Je pense que Pascal a parfaitement répondu à cela par quelque chose qu’il faut bien comprendre car cela est très profond.

Pascal nous dit que la condition humaine, c’est l’égoïsme et la violence. La violence est le seul moyen d’équilibrer la violence, elle trouve à l’intérieur d’elle-même son propre processus de régulation. La violence s’autorégule sous deux formes : premièrement, je suis violent mais je ne peux pas l’être trop parce que je vais me faire des ennemis, cela renvoie au problème de l’égoïsme. Deuxièmement, le malheur dans le monde est produit par l’égoïsme humain, celui-ci est facteur de violence et en même temps, il permet de réguler l’être humain par rapport à la violence parce qu’il faut de l’égoïsme pour se conserver mais pour se conserver on ne peut pas être trop égoïste. Donc, l’égoïsme qui peut nous amener à être très violent est en même temps ce qui permet de lutter contre la violence.

Tout cela nous ramène au rien. La vie n’est rien de façon vertigineuse et inquiétante, mais en même temps, elle est géniale. La violence et l’égoïsme humain sont inquiétants mais ils finissent par s’autoréguler. Là, on a affaire à l’expérience de la souffrance qui est celle de la liberté et de la plus haute sagesse. Souffrir, c’est subir, c’est supporter, c’est traverser ce monde en subissant et en supportant. C’est une vertu apparemment passive où on ne domine pas, mais c’est là que les plus grandes mutations se font. Dans l’existence, si j’accepte la patience et le fait de subir, je vais découvrir les plus hautes forces et la plus haute liberté qui soient.

Certains disent que la souffrance est un mystère. La question n‘est pas de savoir pourquoi il y a des gens qui souffrent, il est facile d’en trouver les causes, mais de comprendre pourquoi derrière ce qui semble un esclavage, c’est la liberté qui apparait. Pourquoi quelqu’un qui est en train de subir, sort de la domination.

En sortant de la domination, il se libère de l’homme armé et en faisant cela, il libère l’humanité. Des choses totalement neuves apparaissent.

Pendant longtemps, j’ai médité sur la souffrance et j’ai été assez agacé par le fait qu’on disait que la souffrance grandit l’homme. J’ai envie de dire, comme tout le monde, que c’est très facile à dire quand on ne souffre pas, mais quand on souffre, il en est autrement. De plus, lorsque elle est mal dite, cette phrase qui relève d’un extraordinaire mystère spirituel devient catastrophique parce qu’elle donne bonne conscience à ceux qui ne souffrent pas et qui ne font rien pour ceux qui souffrent. Il n’empêche que toute personne qui a fait l’expérience d’accepter de subir, a découvert mystérieusement des forces totalement rénovatrices  à l’intérieur d’elle-même. C’est-à-dire que les passages de la vie où on ne fait pas ce qu’on veut et où on subit les choses, sont des passages qui peuvent être extrêmement créateurs.

Le problème, c’est que l’on confond toujours la souffrance et la douleur. La souffrance n’est pas une question de douleur, c’est une question de liberté et d’esclavage. C’est ce qui se passe lorsque je ne suis plus le maître de la situation et que je subis les choses, mais je vis quand même. Mystérieusement, dans quelque chose qui est de l’ordre du néant,  il se passe quelque chose de l’ordre de l’être et de la vie.

«  Il a souffert »

Par rapport à la souffrance Dieu fait la même chose que nous, dans le symbole de Nicée, il est dit que le Christ a souffert. Il n’est pas dit que le Christ a été dans la douleur, malheureusement, l’art occidental représente souvent le Christ dans la douleur et pas dans la souffrance. Il y a une confusion terrible entre la souffrance et la douleur qui fait que l’on passe totalement à côté de la souffrance. La souffrance c’est quand Dieu promet un royaume à Israël, et il l’emmène au désert, c’est dans le désert que se trouve le royaume.

A certains moments, il y a des déserts qui nous sont proposés. La souffrance n’est pas de l’ordre de la douleur, personnellement, lorsque je suis obligé de réécrire un livre pour la troisième fois, je souffre parce que je ne fait plus ma volonté, je fais ce que la pensée exige, ce que la philosophie exige, et je suis obligé de mourir à l’homme armé et à la révolte que je peux avoir.

Dieu souffre autant que nous. Enlevez la croix et les clous, mais pensez à l’extraordinaire patience de Dieu qui fait que Dieu crée quelque chose et qu’il subit sa propre création. Tout créateur subit sa création et c’est ce qui fait qu’il est un créateur. Tout être humain subit sa propre existence et c’est ce qui fait qu’il devient un être existant. Aujourd’hui j’ai totalement bouleversé ma pensée. J’ai écrit un livre sur la souffrance il y a vingt ans et il faudra un jour que je le réécrive à la lumière de ce que j’ai compris.