19 – La vie qui endure tout

retrouvez ICI un extrait de la conférence

La vie qui endure tout

Pour parler du mal de la souffrance et de la mort, nous allons parler de la vie qui passe partout et la dernière fois nous avons parlé de quelque chose qui dépasse le bien et le mal. Il est très important de comprendre que le Christ et les Pères de l’Eglise ne nous emmènent pas dans le dualisme du bien et du mal, cela paraît étrange parce qu’on est habitué à dire que la morale c’est le sens du bien et du mal et à penser que quelqu’un qui n’a pas le sens du bien et du mal n’est pas moral.

Dieu est au delà du bien et du mal

En fait, ontologiquement, les choses ne se passent pas comme cela, les choses divines sont par delà le bien et le mal, cela ne veut pas dire qu’elles sont contre le bien et sans aucune connaissance du mal mais elles se définissent par rapport à la vie.

Spinoza a un sens infini de Dieu et cela a été mal compris, lorsqu’il dit que Dieu est la nature, on a l’impression qu’il confond Dieu et la nature. La nature, chez Spinoza, c’est l’infiniment infini, c’est un infini d’expression, c’est une fontaine de vie et de beauté comme celle que l’on trouve décrite par Platon dans « le Banquet ».  Spinoza a essayé de nous libérer de la vision politique pour nous emmener vers une dimension métaphysique et ontologique de Dieu. Dieu est au delà du bien et du mal, Dieu ce n’est pas bien parce que ce serait opposé au mal qui serait l’absence de Dieu, Dieu c’est plus que bien.

Notre vision du monde est dévorée par les questions politiques et nous ne cessons pas de vivre l’opposition entre conservatisme et libéralisme. Pour accéder aux choses divines, il faut sortir de cette vision politique pour vivre les choses de l’intérieur. Arrêtons de dire que Dieu est bon, non pas que Dieu sont dépourvu de bonté, mais penser ainsi, c’est enfermer Dieu. Bien évidement que Dieu c’est bien, mais si nous faisons rentrer Dieu dans le bien et le mal, nous le tuons.

La vie est au-delà du bien

Nous avons tenté de montrer que le mal, c’est le bien et le mal, et la sortie du mal, c’est ce qui se passe quand on revient vers la vie qui est au-delà du bien et du mal. La vie est au-delà du bien parce qu’elle est toujours plus. Cela nous donne un sens moral fort pour pouvoir vivre et traverser le monde, cela nous donne le sens du dépassement.

Quand on a le sens de la vie, on ne fait pas de mal et on fait plus que du bien. Il y a des personnes qui ont le sens du bien et du mal mais qui n’ont pas le sens de la vie et qui font du mal. C’est ce que Elie Wiesel constate quand il est en camp de concentration, il s’aperçoit que les gardiens ont le sens de ce qu’il faut faire et ne pas faire mais ils ne comprennent rien à la morale et rien à la dimension spirituelle, parce qu’ils n’ont pas vécu. D’où ce paradoxe, on peut avoir le sens du bien et du mal et ne pas s’apercevoir du mal que l’on fait parce qu’on a une vision légaliste et totalement inconsciente.

L’immoralité et l’amoralité apparaissent lorsqu’on a une vision purement conformiste du bien et du mal dans laquelle on fait le bien et pas le mal, non pas parce qu’on a une conscience et un amour de la vie, mais simplement pour être en conformité avec les règles que donne le groupe. Ceci fait qu’on a une vision mensongère de la morale et qu’on légitime le mensonge

L’absence totale de conscience morale se cache souvent derrière une morale apparente et à notre plus grand étonnement, on voit des gens qui ont l’air normaux faire des choses totalement anormales et on n’y comprend rien. Mais c’est justement cela le problème, car on ne demande pas aux gens d’être normaux, on leur demande d’être vivants. Très souvent, nous sommes normaux et pas vivants, nous sommes normaux par rapport à un conformisme de notre choix, il peut être conservateur ou progressiste.

La souffrance

C’est une question qui est au cœur du christianisme mais qui a été souvent mal comprise et qui a transformé le christianisme en une religion doloriste, ce qu’il n’est pas. Une partie du christianisme est profondément doloriste parce qu’elle n’a pas compris ce que voulait dire la souffrance du Christ et l’expérience de la douleur.

Notre rapport à la douleur est aussi désastreux que notre rapport au bien et au mal. Lorsque j’ai écrit « La souffrance, recherche du sens perdu », j’ai réfléchi avec des médecins sur la signification de la souffrance et je me suis aperçu qu’il y avait un énorme problème à ce propos, qui est à peu près le même que celui de la mort.

 Nous sommes dans un monde qui n’a plus de discours sur la mort, qui n’a plus de discours sur la souffrance, plus de discours sur la vieillesse, parce que depuis la fin du 18ème siècle nous avons une vision purement matérialiste de l’existence et que nous avons renoncé à avoir collectivement une religion et une morale.

Il n’y a plus de religion collective car la liberté de vivre ce que l’on veut est plus importante que la religion et la liberté d’avoir les valeurs que l’on veut est plus importante que la morale. On est dans la liberté, mais il n’y a plus de fond commun pour pouvoir exprimer une croyance collective,  dans une foi commune, une morale commune ou une espérance commune, la seule chose qui nous rassemble, c’est la liberté individuelle et le désir qu’on ne nous impose pas quelque chose. Bien évidemment, j’ai comme tout le monde le désir qu’on ne m’impose rien, mais je m’aperçois qu’on m’a imposé le fait de ne rien m’imposer et nous nous retrouvons avec un vide terrible à propos de la mort, de la souffrance et de la morale.

Je l’ai constaté lorsqu’un jour une infirmière qui s’occupait d’une vieille femme en soins palliatifs m’a raconté que lorsque cette femme lui a demandé : « Pourquoi est-ce que je vais mourir, c’était quoi ma vie ? », elle  n’a pas su quoi répondre, elle a baissé les yeux et elle a renvoyé la vieille dame à sa solitude.

 On est dans un paradoxe car l’infirmière est là pour soigner les vivants et elle ne sait pas ce que c’est que la vie, elle ne sait pas ce que c’est que la mort, elle n’a pas de discours sur la souffrance, elle n’a jamais appris qu’on pouvait dire un certain nombre de choses sans pour autant violer la liberté de chacun.

Bonne ou mauvaise souffrance ?

En ce qui concerne la souffrance, nous sommes tous mentalement prisonniers d’un doublet, il y a la bonne souffrance et la mauvaise souffrance, la bonne douleur et la mauvaise douleur. On dit qu’il faut éliminer la mauvaise souffrance et se faire une raison par rapport à la bonne et on trouve partout cette vision des choses. Dès qu’un problème se pose dans notre société, on essaye de le réguler et on fait des arrêtés pour prendre les bonnes choses et éliminer les mauvaises.  C’est ce qui se passe actuellement par rapport à la question du transhumanisme, on essaye de garder ce qui peut avoir une vocation thérapeutique et éliminer les projets un peu fous. Cette vision des choses et la plus terrible qui soit et elle nous emmène directement en enfer.

C’est la vision bourgeoise de l’existence, où on ne veut pas s’engager personnellement, alors  on se cache derrière le comté d’éthique, derrière des politiques et des lois, derrière une régulation et on pense que par la politique, par la régulation, on va tout résoudre. Mais on ne résout jamais rien parce que la politique ne fait que suivre l’opinion publique et lui obéir. Dans son dernier livre Laurent Alexandre écrit : « de toutes façons, le transhumanisme, on y court parce que lorsque la population saura qu’on peut améliorer son cerveau en intervenant directement dessus, et qu’on peut créer le bébé parfait, les politiques seront obligés de l’accepter car les gens diront que c’est leur droit et les politiques obéiront à cette exigence. »

Nous sommes dans la génération du « j’ai le droit » et c’est cela qui dicte les lois aux politiques.

Depuis Molière, l’honnête homme, la bonne société, nous sommes dans une vision bourgeoise de l’existence et nous ne sommes plus du tout dans la profondeur, nous nous en remettons à des comités d’éthique et au parlement pour trouver une régulation qui ne régule rien du tout.

Que veulent dire la bonne et la mauvaise douleur ?

La bonne douleur

Elle a trois légitimations :

1 – Si je souffre et que je sais que le résultat de cette douleur va être positif, j’accepte la douleur. Par exemple, chez le dentiste, on vous fait mal, mais les effets positifs viennent compenser la douleur. C’est un peu le principe de l’accouchement qui est extrêmement douloureux mais dont la douleur est effacée par la joie de la naissance de l’enfant.

2 – La douleur ne dure pas très longtemps, donc j’accepte d’avoir mal car la douleur fini par s’estomper. Par exemple, lorsqu’on se casse le bras, ça fait mal, mais petit à petit la douleur s’estompe, donc elle est acceptable.

3 – La douleur pour les autres, on peut souffrir beaucoup et longtemps en pensant que cela va être utile pour ses enfant et sa famille, donc on pense que l’on ne souffre pas pour rien.

Lorsqu’on analyse cela, c’est effrayant parce que si on rentre dans les détails, on s’aperçoit qu’on peut ainsi justifier toutes les cruautés. Aujourd’hui, on fait souffrir de façon ahurissante des animaux dans les centres d’expérimentation, on ose faire à des animaux ce qu’on n’oserait jamais faire à des hommes en disant que cela va être utile pour lutter contre la souffrance, mais en attendant, il y a une souffrance invraisemblable.  Il y a une médecine qui apprend à soigner dans la souffrance et dans la mort.

La médecine chinoise, nous regarde avec stupeur en nous voyant disséquer des cadavres et faire souffrir les animaux, parce qu’elle n’apprend pas la médecine ainsi. Elle apprend la médecine sur des vivants et pas sur des morts ou en faisant souffrir d’autres êtres, elle apprend par la méditation et en percevant les trajets énergétiques qu’il y a à l’intérieur du corps.

Bien sur, on dira que dans certains cas, la médecine extrêmement violente a permis aux hommes d’élaborer un certains nombre de protocoles médicaux qui permettent de guérir, mais quelle violence ! Quelle dureté !

La médecine occidentale est très violente, l’hôpital est un lieu très violent, même si il y a des gens compétents, dévoués et formidable, un certains nombres de personnes meurent à cause de l’hôpital et des maladies nosocomiales. Il y a quelque chose qui ne va pas et l’idée terrible que la souffrance est bonne à partir du moment où les effets sont bons est une idée moralement très dangereuse parce que c’est Machiavel appliqué à la souffrance. Machiavel est dans la théorie morale du conséquencialisme où on juge les choses à partir des conséquences en disant que même si les principes sont mauvais, si les conséquences sont bonnes elles effacent les mauvais principes.

Par principe, on ne tue pas, mais si un crime peut apporter la paix dans la cité, alors on peut faire une entorse au principe. Le problème de cette vision des choses, c’est qu’on sait quand cela commence mais on ne sait pas où cela s’arrête. Aujourd’hui, on transgresse un petit peu pour arriver à de bonnes conséquences et puis on est obligé de transgresser de plus en plus. Au départ, on commence par bien faire et on fini par être un voyou et un assassin, au départ, on veut sauver la cité et on devient un tyran sanguinaire.

L’opposé de ce principe, c’est de ne jamais s’habituer au meurtre, de ne jamais commencé à penser qu’il y a de bons meurtres et de mauvais meurtres. Ce qui nous permet de ne pas devenir totalement barbares c’est de dire que par définition, on ne tue pas et qu’il n’y a pas de bons meurtres et de bonnes souffrances. Ce qui fait que la médecine progresse aujourd’hui, c’est qu’on en a fini avec  le dogme de la bonne souffrance.

Le deuxième problème, c’est que c’est très joli de trouver la souffrance positive, mais c’est beaucoup plus facile de trouver celle des autres positive que la sienne. On entend souvent dire que la souffrance grandit l’homme, c’est très bien quand on est à l’extérieur mais quand on est dedans, cela ne va pas du tout.

Enfin, on s’aperçoit que c’est dans les sociétés les plus violentes et les plus dures qu’il y avait des rites d’initiation par la souffrance dans lesquelles on considérait que ceux qui étaient capables de subir la souffrance pouvaient faire partie de la caste des guerriers.

On s’aperçoit que appliquée à l’enseignement et à l’éducation, c’est  cette théorie qui fait qu’on les prend en horreur. Ce qui fait qu’on a vraiment appris quelque chose, c’est que cela s’est fait dans le bonheur, une bonne éducation se fait dans l’intelligence. Si nous apprenions par la douleur, il faudrait fermer les universités, arrêter  les théâtres,  les cinémas, toute la culture et multiplier les centres de douleur.

On vit dans une utopie de la douleur parce qu’on cherche à se débarrasser de la question en trouvant des bonnes raisons soit de souffrir, soit de permettre la souffrance et de la tolérer. La vérité, c’est que la souffrance est toujours mauvaise, elle est toujours trop longue et elle n’est utile ni pour soi, ni pour les autres. Il faut arrêter de penser qu’il y a des bonnes souffrances, mêmes quand elles sont utiles. Si un médecin considère que la douleur est toujours mauvaise, il va faire un maximum d’efforts pour ne pas faire souffrir ses patients. On s’aperçoit des progrès considérables qui ont été fait chez les dentistes et dans un certain nombre de professions qui sont obligées de faire mal et cela est remarquable dans la délicatesse et la gentillesse de certains médecins qui ont compris qu’on pouvait avoir mal mais que cela ne servait à rien et que la douleur épuise.

Malheureusement, le christianisme a été influencé par une théorie païenne qui pense que la douleur est quelque chose qui transforme l’homme et qui le grandit

La mauvaise douleur

Le problème c’est que la douleur est mauvaise, mais l’absence de douleur est aussi mauvaise, les discours pour la douleur sont inquiétants, mais les discours contre la douleur le sont aussi et ils reprennent les trois légitimations de la douleur.

La douleur serait mauvaise parce que inutile pour nous, pour les autres et toujours trop longue. Cela ne peut pas être vrai parce qu’il y a douleur et douleur. Bien évidement qu’il y a une douleur qui est mauvaise et un désir de bonheur qui est bon, et on comprend qu’on désire le poursuivre, mais attention à l’hédonisme, ou la hantise de la douleur.

C’est un peu le paradoxe de notre époque, la peur de la souffrance fait qu’on ne supporte pas de souffrir, et comme on ne supporte pas de souffrir, on ne supporte rien et comme on ne supporte rien, on souffre. La peur de souffrir fait souffrir et nous met dans un état de fragilité particulièrement inquiétant. Tony Anatrella, prêtre et psychothérapeute a écrit « Halte à la société dépressive » en disant que nous sommes dans un monde qui est tellement dans un refus de la souffrance qu’il ne supporte pas le manque et qu’il s’écroule à la première frustration. La hantise de la souffrance n’élimine pas la souffrance mais elle l’attise.

On dit que la souffrance n’est pas utile pour l’homme, bien évidemment, on n’a pas envie de souffrir, mais une chose est de ne pas avoir envie de souffrir et une autre d’avoir mal dans la vie car cela veut dire que nous sommes des être sensibles et vivants. Un être vivant est quelqu’un capable de douleur par rapport aux autres et par rapport à lui-même, c’est ce qui fait de lui quelqu’un qui réagit par rapport au monde dans lequel il vit. Il est capable de lancer des alertes, d’appeler au secours, de se révolter et de se mettre à agir. Il y a des moments dans la vie où parce qu’on a mal, on va bien.

On peut dire cela à tous les niveaux, il y a des moments où le monde nous rend triste, ce n’est pas pour cela que nous allons mal mais nous n’avons pas du tout envie de rire. Les gens qui ne sont jamais angoissés et toujours de bonne humeur sont inquiétants. Il y a des moments où des choses terribles se produisent, où on est accablé, où on n’a pas envie de rire, ce sont quelque part des moments de gravité. Que serait un monde hédoniste et algophobe où il n’y aurait jamais de souffrance ni de douleur ?

Dans certains cas, on pourrait dire qu’on n’a pas regretté d’avoir eu mal parce que cela nous a permis de devenir intelligents et vivants. Un monde blindé et indifférent à tout est insupportable. Parfois l’angoisse, les larmes, les cris, la colère sont des états vrais.

La souffrance serait mauvaise parce que trop longue.

 On oublie l’épreuve positive du temps, le zapping est une chose terrible dans notre monde, on veut que les choses aillent vite et en changer rapidement, on veut qu’il y ait du « turn over », on oublie que ce qui fait l’essence de la vie, c’est la patience, c’est le moment de l’attente.

Dans la vie, il y a des choses qu’il faut attendre parce que tout ce qui est important prend du temps. Il faut que ça monte de la terre, que ça murisse et rien ne peut se faire tout de suite. Il y a des moments où on ne peut pas guérir  tout de suite, où on ne peut pas apprendre tout de suite, cela prend parfois des années, il est impossible de s’ouvrir aux choses en cinq minutes.

A un moment, il y a l’acceptation du temps et de l’incertitude et ce sont des moments extraordinaires de la vie. Quand je marche dans la patience et dans l’incertitude, je marche dans le brouillard, je ne peux  m’appuyer sur rien mais je suis vivant et j’existe, je rencontre l’existence à l’état pur et ce n’est pas rien, c’est là que tout se passe à l’intérieur.

La souffrance serait mauvaise parce qu’inutile.

Ce qu’on fait n’a pas toujours une utilité, ni pour nous, ni pour les autres, il y a des choses qui sont ratées et qui ne servent à rien. Arrêtons de penser que tout est utile, qu’il n’y a pas d’échec et qu’il n’y a pas de perte. A un moment,  il peut y avoir des pertes, on peut marcher pendant des heures sur une route qui ne mène nulle part.

Il y a des moments où on est confrontés à des impasses. Parfois des impasses existentielles où on ne voit pas de solution pour des personnes ou des situations politiques et économiques. Il y a de purs échecs, mais quelque part, c’est quelque chose de l’ordre de la vie, c’est le moment où on rencontre la limite, où on rencontre le mur, et ce n’est pas rien parce qu’on est confronté à une altérité et cela a l’effet bénéfique de détruire notre sentiment de toute puissance et d’invulnérabilité.

Autrement dit, la vie sans souffrir n’est pas possible car cela voudrait dire qu’on n’a plus de sensibilité, plus de rapport au temps et plus de limites, or il y a la sensibilité, le temps, la limite et quelque part c’est cela qui nous constitue dans l’existence.

Molière a remarquablement compris une chose qui est l’expression de notre époque, il a vu que la tentation de la vie bourgeoise, c’est zéro douleur et zéro souffrance, cela donne « le malade imaginaire » qui est malade à l’idée d’être malade, il a tellement peur de la maladie qu’il en est malade. Molière a compris qu’avec la bourgeoisie, apparaît l’égo de l’individu qui vit uniquement pour lui, il montre toutes les maladies de l’individu, cela donne « le bourgeois gentilhomme », « Don Juan », « Le malade imaginaire »,  «  l’avare ». Parmi ces maladies de l’égo, il y a la tentation de pouvoir vivre sans souffrance et on s’aperçoit qu’il n’y a pas plus malade que celui qui ne veut pas être malade.

Comment poser la question de la souffrance ?

On s’aperçoit que lorsqu’on aborde la question de la douleur, tout ce qu’on dit est faux, quand on parle de bonne douleur, c’est faux et quand on parle de mauvaise douleur c’est faux également. Tous nos discours à propos de la souffrance sont faux pour deux raisons :

La première c’est qu’on a un rapport extérieur à la souffrance sous la forme d’un rapport utilitaire.

La deuxième, c’est qu’on a un rapport  extérieur  au bonheur.

L’erreur, c’est d’avoir un rapport extérieur à tout, tant à la souffrance qu’au bonheur.

Poser la question de bonne ou mauvaise douleur, c’est le fait de quelqu’un qui ne vit pas, mais qui se garanti mentalement à l’égard de la douleur et du plaisir, et finalement de la vie. Quand on est dans la vie, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise souffrance, il y a la vie, il y a la personne en face de moi, il y a quelqu’un que je vois accablé est qui m’incite à réagir. Le visage de l’autre me dit : « Ne laisse pas souffrir », l’expérience de la douleur n’est pas un calcul, c’est une expérience vivante sous la forme de quelque chose qui nous touche et qui nous bouleverse.

Nous sommes vivants à l’égard de la souffrance lorsque nous sommes bouleversés parce qu’on voit quelqu’un qui a mal et cela nous fait mal, on devient un être sensible.

Quand je suis vivant, je suis sensible, il y a des choses qui me font mal, mais il s’avère que les choses qui me font mal s’enracinent dans la même puissance de vie que les choses qui me font du bien. A certains moments, vivre, c’est aussi en « baver », traverser des choses difficiles, cela fait partie de notre vie et les enlever serait nous priver d’une partie de notre vie.

Là on rentre dans l’être vivant, un être qui vit et qui réagit avec sa chair, il n’est étranger ni aux autres, ni à lui-même, il ne refuse pas les difficultés ni pour les autres, ni pour lui-même. Il refuse d’être dans une situation de confort et il accepte la vie dans ses imprévisibilités, il accepte d’être touché par la vie des autres et sa propre vie.

Le Bonheur.

Là nous rentrons dans un bonheur au deuxième degré. Le bonheur, c’est d’être vivant, ce n’est pas de n’avoir aucun obstacle ni aucune épreuve dans l’existence. Si nous arrivons à n’avoir aucun problème mais que nous ne sommes pas vivants, nous passons à côté de la vie. Le bonheur, c’est l’harmonie intérieure avec la vie, il y a des moments heureux dans l’existence où tout va bien à l’extérieur, tant mieux, mais le moment le plus heureux c’est quand nous sommes en harmonie avec la vie et là nous rencontrons le véritable sens de la souffrance.

La souffrance, ce n’est pas de supporter la douleur, c’est de supporter la vie et d’être toujours vivant avec les autres et avec soi-même, de dire que le bonheur des autres, la vie et les choses comptent pour soi.

La racine de la vie, c’est ne pas avoir peur de vivre ni avec les autres ni avec soi-même, ni avec la sensibilité des autres, ni avec notre propre sensibilité, c’est ne pas avoir peur d’être un être sensible est vivant.

Il en va de la vie comme il en va de l’amour, on ne peut pas être amoureux sans souffrir, mais cette souffrance, c’est de l’amour et l’un supporte l’autre.

Faire l’expérience de la vie, c’est nécessairement faire l’expérience de l’extraordinaire sensibilité de la vie et de son altérité. C’est faire l’expérience de quelque chose qui est à la fois âpre et délicat. Si on a compris cela et si on est capable de le vivre, on libère l’énergie  même de la vie et n’importe quelle joie dans l’existence sera démultipliée.

La vie est énorme

Nous comprenons que la vie est quelque chose d’énorme, l’humanité, la naissance, la mort sont des choses énormes. Quand nous devenons sensibles à nous-mêmes et aux autres, nous rentrons dans l’énormité de la vie.  Cela permet de comprendre ce que veut dire : «  Le Christ a souffert et il a été enseveli ».

Nous avons souvent une vision humaine de la souffrance du Christ sous la forme de la douleur de quelqu’un qui va être injustement condamné à mort. Bien évidemment, il y a cela, mais il y a aussi le mystère de la souffrance qui est le fait de porter l’énormité de l’existence. Il est énorme que Dieu soit sacrifié, cela dépasse l’imagination, de même que la relation que l’homme peut avoir avec Dieu est énorme, et parce que c’est énorme, cela vit partout et cela passe partout.

Nous touchons là le sens de la vie et c’est quelque chose de gigantesque.

Toute la réflexion de Pascal est une réflexion sur la grandeur et sur la misère de l’homme, la misère de l’homme c’est de se croire grand et sa grandeur c’est de se savoir misérable. Les hommes ne se rendent pas compte de leur condition, la condition humaine est un miracle, c’est le fait de pouvoir vivre dans quelque chose qui est énorme et qui nous dépasse totalement.

Si nous vivons avec une conscience miraculeuse, nous serons au paradis où avec rien on fait tout, au lieu de l’inversion du monde dans lequel nous sommes où avec tout on ne fait rien. Lorsque Pascal pense la condition humaine, il la pense toujours sous le mode d’un paradoxe, en disant que par rapport à un atome, l’homme est tout, mais par rapport à l’univers, il n’est rien, et le même qui est tout, n’est rien.

Comprendre cela, c’est acquérir une conscience miraculeuse et cela veut dire la croix, l’écartèlement, l’expérience positive de la souffrance.

La contradiction absolue de l’existence.

Lorsqu’on accepte mentalement une contradiction absolue de l’existence, on découvre ce qu’est une vraie pensée. C’est ce qui se passe lorsqu’on a une conscience miraculeuse de l’existence, tout d’un coup, au cœur d’un anéantissement intellectuel, on acquière une conscience miraculeuse.

Lacan disait que la pire des souffrances humaines c’est la pensée de n’être rien et Nietzche qu’une autre grande souffrance pour l’homme c’est de vivre quelque chose qui n’a pas de sens.

Nous avons tendance à vouloir nous rassurer, à vouloir donner du sens à notre vie et être quelque chose mais cela nous coupe de la conscience miraculeuse de l’existence.

Un pharisien et un publicain se rendent à la synagogue et le pharisien remercie Dieu de ne pas être comme le publicain, de pouvoir mener une vie spirituelle, d’aller à la synagogue, de donner de l’argent aux pauvres et de pouvoir lire et étudier  la loi divine. Le publicain, lui n’ose même pas prier Dieu et remercier, il a honte vis-à-vis de Dieu.

Pendant des années, l’explication de ce passage de l’Evangile était très moralisatrice, à savoir que le pharisien est un hypocrite, il juge l’autre, tandis que le publicain ne juge pas et on sortait de cette parabole avec le bien et le mal, Le bien s’était le publicain avec son humilité et le mal, s’était le pharisien avec  son orgueil.

Arrêtons de penser que le pharisien est un hypocrite et quelqu’un de pas bien, le pharisien est quelqu’un de très bien mais le publicain est quelqu’un d’encore mieux. Le pharisien a raison de dire merci parce qu’il peut vivre la vie qu’il a, il aurait pu être un homme complètement perdu et il remercie le ciel de pouvoir être un homme religieux.

On n’a jamais entendu d’homélies dire du bien du pharisien, or quand on analyse sa vie, c‘est un type bien qui fait ce qu’il y a de bien, il donne aux pauvres, il va au temple, il remercie Dieu de tout cela, que veut-on de mieux ?

Ce qui est intéressant c’est qu’il y a mieux, il y a mieux que quelque qui est remarquable dans sa vie et qui en plus loue Dieu pour cela. Le Publicain est quelqu’un qui a conscience des limites de sa vie.

Au départ, c’est un collaborateur des romains, c’est quelqu’un qui pourrait être très satisfait de sa vie, il gagne de l’argent, il a du succès, il est connu, mais il s’aperçoit que cela ne va pas parce qu’il y a quelque chose de honteux dans ce qu’il vit et dans ce qu’il fait. Le publicain a une conscience exigeante qui ne se satisfait pas de collaborer avec ce monde et d’en être satisfait. C’est quelqu’un qui se dit que par rapport à ce qu’il devrait être, il n’est pas grand-chose.

Il y a là deux stades de conscience, le premier, c’est le pharisien qui est quelqu’un de bien et le deuxième c’est le publicain qui est quelqu’un de sublime et les deux niveaux de conscience doivent cohabiter, l’un permettant l’autre.

Fondamentalement, il est dit que par rapport à ce que nous sommes appelés à être, tout ce que nous vivons, même ce qui est bien, c’est peu de chose. Si nous comprenons cela, nous comprenons le mystère de la souffrance. L’essence de la parabole c’est de dire que celui qui s’abaissera sera grandi et celui qui se grandira sera abaissé.

Là nous tenons la clef de la question de la souffrance, cette question se place au niveau le plus profond de la vie. Nous pensons la souffrance par rapport au confort en disant que ce qui est souhaitable, c’est de ne pas souffrir et vivre confortablement et ce qui est regrettable c’est de souffrir.

On commence vraiment à aborder la question de la souffrance quand on sort de la question du confort pour rentrer dans l’essence de l’être qui est une expérience de l’énormité. Il n’y a qu’une manière de vivre l’expérience de l’être, c’est d’accepter premièrement de n’être rien et deuxièmement de ne pas comprendre, c’est-à-dire d’être peu de chose par rapport à l’énorme.

Etre peu de chose par rapport à l’énorme, c’est avoir la conscience miraculeuse d’exister et c’est probablement la fait de pouvoir rencontrer dans ce monde le plus grand bonheur qui est d’avoir le sentiment de vivre en état de commencement.

C’est cela la souffrance, et c’est cela que devrait être la conscience christique. L’essence de la vie chrétienne est inimaginable et ce qui est dit à travers le Christ et sa venue dans le monde est ahurissant, souffrir, c’est simplement supporter cette idée.

A cette vieille dame qui va mourir et qui demande : « C’était quoi ma vie ? » on aurait pu dire : «  votre vie vous paraît peut-être peu de chose, mais vous avez donné la vie à vos enfants, vous avez aimé votre mari, vous avez participé à la vie de l’univers, et en plus vous avez la chance de pouvoir mourir, c’est-à-dire de pouvoir aller plus loin que cette vie que vous avez connu et les choses ne font que commencer. Vous avez été jugée digne premièrement de pouvoir vivre et deuxièmement de pouvoir mourir, de pouvoir rentrer dans cette vie et de pouvoir en être délivrée».

Nous pouvons vivre quelque chose qui nous dépasse et en même temps avoir le sentiment de n’être rien, nous sommes confrontés à l’énormité et à l’immensité de la vie qui vient vers nous. Notre problème c’est que nous somme dévorés par notre mental, par notre cerveau prédateur, qui veut absolument donner du sens et nous conforter dans nos petits conforts. Ce qu’il nous faut pouvoir supporter et souffrir, c’est de sortir de la peur de vivre quelque chose d’immense, parce que la vie est immense et il nous faut supporter cet immense, ce qui est une joie infinie.