7 – La Personne

retrouvez ICI un extrait de la conférence

Pour parler de la Personne, il convient d’avoir à l’esprit la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Nous sommes pris entre deux feux opposés et contradictoires.

Nous sommes dans un monde héritier de la rationalité qui a pour but l’objectivation et qui cherche à éliminer la subjectivité. La pensée de Pascal disant « Le Moi est haïssable » est une critique adressée à l’homme et aux projections humaines. L’écologie pense que l’homme est en train de ravager la nature et qu’il est néfaste de donner trop d’importance à l’homme. La critique des sagesses orientales à l’égard du Dieu personnel. S’agit-il de Dieu ou d’une projection personnelle ? N’est-ce pas injurier Dieu que de lui donner des projections personnelles ? Nous représentons Dieu à travers le Christ, l’Islam lui, refuse toute représentation de Dieu. Nous sommes dans un monde qui tend à éliminer la subjectivité afin de faire triompher la rationalité, la morale, la sagesse et qui pense que le dépassement du Moi est à la source de la science, de la morale et de la sagesse.

Mais nous sommes aussi dans un monde qui met l’homme au premier plan. A la renaissance, une mutation s’opère, le ciel descend sur la terre et la fonction centrale qui était dévolue à Dieu est désormais dévolue à l’homme. Notre monde se reconnaît dans les droits de ‘homme et cherche à préserver ceux-ci. Nous sommes dans un monde où les libertés démocratiques permettent la vie privée et par là même, la vie de la subjectivité, dans un monde où le génie est considéré comme l’apothéose de la culture.

Il existe aujourd’hui une confusion dans nos relations en ce qui concerne l’Homme. Nous sommes à la fois des adorateurs et des critiques à son égard. On aboutit à une situation baroque qui est de mêler ensemble l’objectivité et la subjectivité, on défend les droits de l’homme et de la subjectivité mais on nie l’existence de cette subjectivité dès qu’il est question de la science.

Autrement dit, nous somme divisé à l’intérieur de nous-mêmes, nous n’avons pas la science de notre morale ni la morale de notre science. Cela se voit lorsqu’il est question de la liberté. Sur le plan scientifique, l’idée que l’homme est libre est une pure illusion, la science cherchant à montrer qu’il est déterminé par ses conditions matérielles et biologique. Mais, le même savant qui explique que la liberté n’existe pas sur le plan matériel sera peut-être le premier à signer des pétitions pour la liberté d’expression.

Nous avons une véritable schizophrénie à propos de la subjectivité qui nous rend incapables de penser la notion même de Personne.et de lui donner une assise. On fait l’erreur d’être théorique et abstrait et de ne pas partir de l’expérience. Nous voulons faire une science avec une morale et une morale avec une science. Nous voulons toujours établir un système parfait. Le rêve des scientifiques est de déduire une morale de la science et le rêve des politiques est de déduire une science de la morale. Cela parce qu’on cède toujours à la tentation de l’idéologie.

En revanche, tout change lorsque nous partons de l’expérience vécue. C’est la bonne méthode pour aborder toutes les questions spirituelles et métaphysiques, c’est la méthode poursuivie par Berdiaev.

L’impersonnel

C’est une absolue nécessité, la plus grande erreur lorsqu’on aborde la Personne, c’est de vouloir y aller directement, c’est ce qui fait qu’on se fracasse. L’expérience de l’impersonnel est intéressante parce que toute expérience vraiment personnelle commence par cela.

On éduque les enfants en leur apprenant à retenir leurs impulsions et leur subjectivité, on leur apprend à écouter, à prendre les autres en considération, à ne pas faire étalage de leurs états d’âme. C’est ainsi qu’ils arrivent à conquérir une véritable subjectivité.

Qui suis-je ? Je « suis » quand je suis capable de dire « JE » et de dire pourquoi je dis « JE ». Pour cela il faut passer par une dimension impersonnelle. Ce n’est pas quand j’amène mon Moi que les choses intéressantes se passent, c’est, au contraire, quand je le mets entre parenthèses.

En abordant la Liberté, nous avons vu qu’il y avait 4 définitions de celle-ci : l’indépendance, l’autonomie, la délivrance et le sans limite.

L’indépendance est politique, je ne dépends pas d’un autre

L’autonomie est psychologique, je ne dépends pas de mes pulsions intérieures

La délivrance est créatrice et ouvre sur le spirituel, c’est ce que vit l’artiste lorsqu’il laisse parler ce qui est à l’intérieur de lui. Il a une véritable expérience de liberté créatrice, d’un impersonnel positif et personnel.

Faire l’expérience de l’impersonnel n’est pas quelque chose qui m’éloigne de la Personne mais qui m’en rapproche. Cela permet de prendre une certaine distance avec la subjectivité immédiate et envahissante, néanmoins, l’impersonnel a des limites. C’est une nécessité pour se purifier intérieurement, mais cela peut aussi être l’enfer sur la terre. Aller au delà de la subjectivité dominante ne veut pas dire tuer toute subjectivité, cela veut dire, au contraire, permettre à la véritable subjectivité d’exister.

Le personnel

Cela ne va pas de soi, c’est quelque chose qui peut faire peur parce que cela demande de rompre avec nos attitudes infantiles envers le monde afin de conquérir une vraie dimension de responsabilité et de maturité. C’est ce qui se passe lorsque j’assume le fait d’être un « JE » par rapport à un « TU », c’est accepter le fossé qu’il y a entre moi et l’autre et découvrir, à cette occasion, que ce fossé va me permettre de rentrer dans la plénitude de mon être.

L’expérience de la Personne c’est la découverte du monde vraiment vivant où les êtres vivent ce qu’ils vivent et sont ce qu’ils sont.

Cela fait peur car la partie immature de nous-mêmes s’y refuse et quand elle prend le pouvoir dans la société, cela donne le monde terrifiant de l’impersonnalité. La dépersonnalisation mène notre monde. Nous vivons dans un monde de la consommation et qui deviendra le monde de l’intelligence artificielle et des robots. La caractéristique néfaste de ce monde c’est de satisfaire l’individu primaire à l’intérieur de nous.

Heidegger dit : « Le rêve de la technique moderne, c’est la mise à disposition du monde pour un sujet qui pourrait choisir ce qu’il veut, comme il veut et quand il veut ». C’est à dire un sujet qui reçoit tout sans effort, un enfant roi, un homme Dieu qui n’a plus d’effort à faire sinon celui de consommer parce que le système dans lequel il vit, dirigé par des robots, fait tout pour lui permettre d’être ce consommateur satisfait.

La conséquence de cela, c’est l’arrivée d’un monde ayant perdu toute personnalité, un monde indifférencié.

La question de la Personne intervient moralement et spirituellement comme une révolte devant quelque chose qui est insupportable. Il faut avoir fait l’expérience d’un monde dépersonnalisé, dépoétisé, sans aucune mystique ni aucune âme pour s’apercevoir qu’il manque quelque chose.

La Personne c’est plus que la subjectivité, c’est ce qui se passe quand le sujet humain est en relation avec une dimension ontologique de l’existence, et quand, ayant fait l’expérience de l’impersonnel, il devient capable d’aller au-delà.

La Personne c’est l’expérience métaphysique du sujet, c’est l’expérience la plus extraordinaire que nous puissions faire et qui nous permet de naître à nous-mêmes. Ce qui la caractérise c’est la relation à l’intérieur de nous-mêmes entre l’humain et le divin, entre le terrestre et le céleste, entre l’immanent et le transcendant.

Elle se révèle à deux niveaux de l’existence, dans des moments d’extrême détresse et dans des moments d’extrême bonheur.

Dans les moments d’extrême détresse, nous ne pouvons plus nous appuyer sur quoi que ce soit, il ne nous reste rien sinon, quelque chose d’incommensurable à l’intérieur de nous-mêmes, pouvoir faire l’expérience du rien et faire face à ce rien. Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est dans les expériences de vide, voir d’anéantissement extérieur de la vie, que tout d’un coup, nous découvrons les forces les plus profondes de notre être. C’est l’expérience de devoir survivre qui nous fait rencontrer le sur-vivant, c’est à dire le vivant au delà de la vie, le vivant capable de surpasser l’existence. Il faut parfois avoir fait l’expérience du vide pour rencontrer le plein. On s’en rend compte dans les dépressions, il y a des personnes qui ont besoin d’aller mal, qui on besoin d’aller au bout de leur mal-être pour découvrir, à l’intérieur d’eux-mêmes, cet espace de survie qui va leur permettre d’en sortir. Il y a donc une expérience de détresse qui permet de découvrir la Personne en soi.

Il y a aussi l’expérience d’extrême bonheur, de joie et d’exaltation où je suis amené au delà de moi-même et je découvre la capacité, non pas simplement de faire face au vide, mais de faire face au plein.

Il y a en nous une quête du bonheur, comme parfois, une quête du malheur.

Chercher à être heureux, ce n’est pas chercher à être platement heureux, mais profondément heureux. C’est découvrir à l’intérieur de nous-mêmes cet autre que nous-mêmes qui est vraiment nous-mêmes.

L’expérience de la personne renvoie à la quête la plus profonde de l’expérience humaine et qui oscille entre l’astre et le désastre.

Cela éclaire toute chose autour de nous. Si on regarde le monde à travers cette quête, on comprend pourquoi il se passe des choses terribles, et également des choses sublimes. L’expérience du vide et du plein est à la racine de la Personne et il est important de voir comment celle-ci se traduit dans notre cheminement.

Si l’on regarde culturellement l’expérience de la Personne, on s’aperçoit qu’il y a trois grands moments de celle-ci :

Le tragique grec et le théâtre

La morale et la culpabilité

La mystique et l’ontologie qui revient à la question « Qui suis-je ? »

Le tragique grec et le théâtre

La Personne, c’est une expérience, ce n’est pas une chose. Cette expérience est bien décrite par le théâtre antique grec dont l’image permet de comprendre la réalité de la Personne. Les grecs anciens entendaient par la Personne, le masque que les acteurs revêtaient pour voiler les hommes afin de dévoiler les dieux. La Personne était donc, à la fois le vide de l’homme et le plein du dieu, elle était cette ambiguïté que l’on trouve dans le mot « personne » qui signifie à la fois l’absence de tout homme et la présence d’un être humain.

L’expérience de la Personne emmène là, et il est important de la mettre en relation avec l’expérience de la représentation. C’est le miracle du surgissement au milieu de rien, de la présence au milieu de l’absence. C’est la guérison, les grecs anciens avaient compris que le théâtre est une thérapie. Ils représentaient les passions humaines afin de permettre aux hommes de guérir de leurs passions en prenant de la distance avec elles.

Nous souffrons parce que nous nous identifions aux choses autour de nous et nous ne sommes pas capables d’avoir une distance à leur égard. Ce qui nous délivre de la souffrance c’est la représentation, la mise en langage, la mise en image des choses.

Nous avons une impression d’esclavage et de servitude parce que nous avons le nez collé dans nos passions, et là où il devrait y avoir quelqu’un, il n’y a personne. Parce que personne ne parle, personne ne laisse parler en lui ce qui est vraiment parlant.

Que fait le théâtre ? Il procède à un retournement, il décrit une situation dans laquelle le monde vit à l’envers, enchaîné dans les passions, un monde dans le quel règne l’impersonnalité parce que personne ne dit «JE », un monde absent de lui-même parce qu’il n’est pas rentré dans l’existence. Le théâtre représente une situation de crise où l’impersonnalité devient absurde et nécessite un retournement. Le fameux retournement de situation que l’on trouve dans le théâtre et qui consiste à faire surgir une Personne là où il y avait l’absence.

Moralement et spirituellement, il est très riche de vivre cette expérience théâtrale tragique parce que cela permet de découvrir les situations dans lesquelles nous sommes dans la vie quotidienne. Le monde autour de nous souffre dramatiquement parce qu’il n’a aucune distance par rapport à lui-même, il n’a aucun humour, aucune réflexion et aucune imagination de ce qu’il vit. Ce qui permet de sortir de cet état de souffrance, c’est ce qui se passe à chaque fois que l’on introduit de la distance, de l’humour, de la représentation dans ce qui se vit et dans ce que nous sommes.

Cela ouvre sur la deuxième expérience, c’est le début de ce que l’on peut appeler l’expérience de la morale

La morale et la culpabilité

Saint Augustin a fait l’expérience de la Personne en faisant l’expérience de la culpabilité et en découvrant ce que pouvait signifier la culpabilité créatrice. On peut se tromper de vie en trichant avec soi-même. On triche avec soi-même lorsqu’on n’écoute pas ce qui vient des profondeurs de notre être afin de vivre vraiment ce que nous sommes. Il y a en nous ce qui est le plus profond de nous même, ce que Saint Augustin appelle la Vie de notre vie. C’est le principe agissant de nous-mêmes qui nous met en relation avec Dieu qui est le principe agissant de toutes choses. Dieu vit en nous en permanence sous la forme de la Vie intime de notre vie qui nous appelle à la Vie. On peut écouter cet appel, c’est ce que fait le spirituel, le mystique, l’homme de foi qui s’est engagé dans la vie profonde de lui-même. Mais on peut aussi ne pas écouter cet appel, tricher et faire comme si il n’existait pas.

On s’interroge sur le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux, le Beau et le Laid. On n’arrive pas à trouver de réponse car on la cherche à l’extérieur, alors qu’elle est l’intime de nous-mêmes. C’est lorsque, en moi-même, je suis le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux, Beau et le Laid, que j’en fais l’expérience. Le Bien et le Mal, le vrai et le Faux, le Beau et le Laid, ce n’est pas l’autre, c’est moi, et c’est moi quand à un moment, je réponds à l’appel intérieur de la Vie pour vivre cette Vie. Lorsque la Vie en moi est conforme à elle-même, elle est vraie, elle est belle et elle est bonne. Je suis alors dans l’expérience de la Personne qui est cet autre moi-même en moi-même qui est véritablement moi-même.

Cela débouche sur quelque chose de philosophiquement et spirituellement inouï, l’apparition simultanée de l’Homme et de Dieu en moi. Quand je comprends qu’il y a en moi un autre qui est ce plus que moi-même et qui est véritablement moi-même, je commence à comprendre ce que veut dire Dieu. Si j’appelle Dieu, la source infinie de l’existence, source ineffable, à l’origine de toute chose, étrangement, je la découvre quand je me découvre moi-même. En ce sens, l’expérience de la culpabilité est une expérience de honte créative, c’est ce qui se passe quand, faisant l’expérience du Beau qu’il y a en moi et qui m’est donné, j’ai honte d’en avoir fait un si pauvre usage. Il ne s’agit pas ici d’une culpabilité morbide et persécutrice, mais véritablement du retournement de l’être qui permet de comprendre ce que veut dire vivre dans l’humilité, ou bien vivre dans les larmes.

Tous les grands mystiques chrétiens ont vécu l’expérience de la honte, des larmes et de l’humilité. Vu de l’extérieur, cela paraît morbide, mais ça ne l’est absolument pas, c’est l’état de Beauté par excellence. Ce que nous possédons à l’intérieur de nous est tellement exceptionnel que lorsqu’on en prend conscience, on tombe à genoux, et on est quelque part, honteux d’en avoir fait un si pauvre usage. C’est l’expérience de la grande question philosophique « Qui suis-je ? » inséparable des autres questions « D’où est-ce que je viens ? » et « Où est-ce que je vais ? ».

La mystique, l’ontologie et la question « Qui suis-je ? »

L’être, l’origine, la destination, c’est la même chose et cela explique l’expérience de la pensée. Que veut dire « Qui suis-je ? », c’est ce qui se passe lorsque j’entends résonner à l’intérieur de moi cet autre moi-même qui est la source infinie de ce que je suis.

Au moyen âge, la vie était structurée autour des pèlerinages, on cheminait de monastère en monastère, fondamentalement pour découvrir son âme. Les indiens pensent que l’œuvre la plus utile que l’homme puisse faire dans l’existence, c’est de partir à la recherche de lui-même. Parce que c’est cela être homme, c’est là, rendre le plus grand service à soi-même et aux autres. « Qu’un homme se lève », disait Saint Séraphin de Sarov, « et des centaines se lèveront autour de lui ».

Pourquoi notre monde souffre-t-il ? Parce qu’il recherche l’Homme en lui, il le désire désespérément mais n’arrive pas à le trouver.

Pourquoi toutes ces guerres, tous ces conflits, toutes ces maladies ? Parce qu’on échoue à découvrir l’Homme.

Pourquoi, tout d’un coup, les miracles, la paix, la santé ? Parce qu’on a découvert cet Homme.

Un jour, à la question « Qui suis-je », un élève m’a répondu  en épousant la pensée des empiristes et du matérialisme courant : « Je suis un nom sur une série d’états ». Dire « Je suis un nom sur une série d’états », c’est mentir à la réalité que je suis. Intellectuellement, cette phrase est juste, mais humainement et existentiellement, elle est totalement fausse.

L’expérience de la rencontre

Si nous regardons le monde de l’extérieur, nous pouvons dire que la vie humaine est un perpétuel changement masqué par une identité sociale extérieure. Mais lorsque je suis en relation avec quelqu’un, je n’ai pas affaire à un nom sur une série d’états, j’ai affaire à une personne en chair et en os. Et cette personne est une présence, c’est une âme et c’est la capacité que cette âme possède de faire vivre ce qu’elle est, de lui donner une consistance. Cette âme s’exprime par le caractère unique de l’être harmonieux qui est un mystère, et qui fait toute la poésie de l’être humain.

Nous ne savons pas vraiment ce qui fait que nous sommes « nous », mais nous savons que c’est quelque chose d’infiniment délectable, que je ressens dans le dialogue intime que j’ai avec quelqu’un. Quand je fais une expérience humaine de rencontre, de dialogue, d’intimité, d’échange, de communion, il me reste une saveur, une douceur, quelque chose d’infiniment aimable. C’est le moteur de la mémoire, de l’imagination et du rêve. Une rencontre personnelle, c’est quelque chose qui prend tout l’univers, c’est une atmosphère, c’est quelque chose qui nous envahit, c’est le moment où la relation avec l’autre a été tellement douce, tellement belle, tellement ineffable, que l’autre m’envahi et qu’il me met dans son cœur. Il est devenu une sphère autour de moi en produisant une infinité de sensations délicates, fines et subtiles. Quand j’ai affaire à une Personne, j’ai affaire au monde, à l’histoire, à toute la vie qui vient à travers l’autre et c’est ce qui donne une relation unique.

Les grand échanges spirituels et d’amitié changent notre vie, les quelques conversations sublimes qu’on a pu avoir dans la vie, changent radicalement la face du monde. En étant vraiment vous-même, vous dégagez quelque chose dont vous ne vous rendez même pas compte, et qui est extrêmement réjouissant pour celui ou celle qui vous regarde.

Quand je me mets en quête de moi-même en me posant la question : « Qui suis-je ? », qu’est-ce qui retenti à travers elle ? Ce peut être le malaise que je ressens dans un monde où les hommes ne sont pas eux-mêmes, mais c’est aussi l’expérience extraordinaire et bouleversante de l’ouverture sur le ciel divin qui se trouve à l’intérieur de nous. Là, on comprend pourquoi, rechercher ce que l’on est, est l’expérience la plus importante de la vie.

C’est quelque chose d’essentiel parce que là commence la vraie vie. Vivre, c’est prendre conscience de l’extraordinaire de la vie qui se trouve en nous et autour de nous, et de la tragédie de ne pas vivre cet extraordinaire.

Pour Berdiaev, la Personne est centrale par rapport à la vie humaine, à la nature et à chacun d’entre nous. Dans sa vie, trois choses l’ont conduit à faire l’expérience de la Personne : l’expérience politique, l’expérience philosophique et l’expérience mystique.

L’expérience politique

C est l’expérience première, pour lui, c’est l’expérience de la révolution. C’est une aspiration à la liberté qui rend les êtres sympathiques et vrais. Mais ce qui caractérise la révolution, c’est malheureusement, un échec tragique. La mise en système d’un principe qui était bon et généreux au départ, se transforme soudain en un système étouffant et oppressant.

Il y a quelque chose de formidablement touchant dans l’expérience humaine, quelque chose qui nous met en sympathie avec nos semblables, c’est la capacité que l’on sent chez eux d’être libres, beaux et vrais dans leur humanité.

L’expérience philosophique

Berdiaev est passionné par la pensée parce que penser, c’est faire vivre en soi la présence à soi et la présence à toutes choses. Faire vivre cette présence, c’est toucher à la Présence fondamentale.

Berdiaev lit Emmanuel Kant à l’âge de 14 ans et toute sa vie, il va pratiquer la philosophie. Elle le passionne parce qu’elle explique ce qui se passe dans les profondeurs de nous-mêmes, elle met des mots sur ce que l’on vit et permet de le vivre pleinement. Il y a en nous quelque chose de métaphysique, ce n’est pas de la psychologie banale. L’expérience de la pensée nous permet de donner un nom métaphysique à ce qui nous paraît simplement subjectif et psychologique, et cela nous donne le droit de le vivre.

Si nous disons avec mépris de quelqu’un : « Il perd son temps, il se cherche », nous créons chez lui un sentiment d’humiliation profonde. Mais si au contraire, on dit de lui ; « C’est formidable, il se cherche, il cherche quelque chose à l’intérieur de lui-même », à ce moment là, la personne est transfigurée, anoblie, elle a le droit de vivre sa quête.

Si nous disons ; « La condition humaine est inutile, les hommes sont décevants et médiocres », tout le monde se sent humilié, mais si nous disons que malgré les difficultés et les tensions, les êtres humains cherchent quelque chose, personne n’est humilié et tout s’anoblit, tout se transforme.

L’expérience de la philosophie, c’est cela, c’est prendre au sérieux ce qui se passe dans le cœur de l’être humain et qui est l’appel de l’infini, l’appel de la Personne qui tout d’un coup illumine l’existence. C’est la raison pour laquelle Berdiaev aime tant la philosophie et c’est aussi pour cette raison qu’il la critique.

Le problème du philosophe, c’est que parfois, il ouvre la porte sur des espaces inouïs et totalement créatifs mais que, pris de panique d’aller vers son véritable « JE », il la referme aussitôt.

L’expérience de la philosophie peut être l’expérience de la Personne, mais il arrive qu’elle ne le soit pas. C’est ce qui se passe quand le philosophe devient un idéologue qui prétend expliquer le monde et le rationalise, en fait une chose, une espèce de représentation pour permettre à tout le monde de dormir et d’avoir bonne conscience. On peut faire de la philosophie sur un mode régressif, qui va donner l’impression aux êtres humains qu’ils peuvent disposer de toutes choses et contrôler la réalité.

L’expérience spirituelle

La troisième expérience que fait Berdiaev, est celle de Dieu, de la mystique et de la spiritualité. C’est là où s’éprouve tout ce qui est dans le fond de la condition humaine et c’est ce qui permet de comprendre la dimension du Christ. Le Christ, c’est la relation entre Dieu et l’Homme, c’est Dieu fait homme. Dieu fait homme, c’est ce que nous expérimentons dans la Personne.

Dans ma jeunesse, j’ai rencontré un Jésuite qui avait renoncé à son statut de prêtre parce qu’il était radicalement opposé à la notion d’incarnation. Il la voyait de l’extérieur, pour lui, que Dieu prenne la forme d’un homme était quelque chose d’incompréhensible. C’est le cas de beaucoup de personnes qui rejettent le christianisme. Pour elles, si le divin devient humain, il n’est plus divin.

Ces représentations sont totalement extérieures, nous comprenons le Dieu fait homme quand nous sommes ce dieu et quand nous somme cet homme. Le Dieu fait homme, c’est ce qui se passe quand, rentrant à l’intérieur de moi-même, et faisant vivre se qui s’y trouve, je me rends compte de la simultanéité qu’il peut y avoir entre l’homme en moi et Dieu en moi. J’ai alors la révélation fulgurante de ce que peut-être le visage du Christ à l’intérieur de moi.

Le christianisme est en danger

Le christianisme est menacé de disparition si il continue à être une doctrine morale et moralisante telle qu’aujourd’hui. Mais si le christianisme revient à sa vérité, il a un avenir énorme qui s’ouvre devant lui.

Que lui manque-t-il aujourd’hui pour rayonner ? Il lui manque de faire comprendre que le Christ est l’événement le plus extraordinaire qui se soit jamais passé dans l’humanité.

Il faut arrêter d’humaniser le Christ et d’en faire un homme au sens trivial du terme. Il faut retrouver dans la dimension humaine du Christ le côté inouï et extraordinaire que cela peut revêtir. Il faut faire l’expérience à l’intérieur de soi de la simultanéité de l’homme et de Dieu.

Lorsque le christianisme est capable de parler de cette expérience extraordinaire qu’est le Christ, le monde change totalement et c’est une Vie qui s’annonce.

Le sens de la Personne chez Berdiaev

C’est un sens philosophique, métaphysique et mystique. C’est le plus profond de nous-mêmes dans lequel se manifeste l’inouï de l’existence. Nous voyons alors les ouvertures qu’il propose. Dans la crise culturelle, politique et morale que nous traversons, la clef se trouve dans la Personne. Dans cette expérience personnelle que chacun peut faire de lui-même et de l’existence.

L’arrivée de robots dans notre vie le montre bien. Cette image de machines qui vont nous diriger est l’image d’une humanité qui renonce à elle-même et qui organise sa propre disparition. Derrière, il y a toute une culture qui ne fait plus, depuis longtemps, l’expérience de la subjectivité créatrice. Certes, on parle de l’homme mais on ne vit pas l’homme, on parle du sujet mais on ne le vit pas. Il faut vivre l’homme et le sujet, à ce moment là au lieu d’aller de la vie à la mort, nous irons de la mort à la Vie.